Cet arrêt mérite une grande attention, parce que la théorie de la responsabilité des administrations publiques pour faits de service, confrontée avec la responsabilité personnelle des agents pour fait personnel, en est arrivée, selon l’expression de M. le commissaire du gouvernement Blum à la période des cas limites ; parce que les solutions qui seront adoptées pour ces cas-limites risquent d’avoir une répercussion grave sur les lignes essentielles de la théorie ; parce que, enfin, des nombreux arrêts qui ont été rendus dans ces dernières années sur ces questions épineuses, aucun n’est aussi étudié dans son texte ; aussi fouillé dans les conclusions du commissaire du gouvernement que notre arrêt Lemonnier, qui a grandes chances pour toutes ces raisons de devenir un arrêt de principe.
Or, il n’est guère de matières du droit public plus importantes que celles de la responsabilité pécuniaire des administrations. Elles n’ont pas seulement un intérêt d’un ordre administratif et pécuniaire, elles ont un intérêt constitutionnel. Il ne s’agit pas seulement de savoir si la victime d’un dommage sera indemnisée plus ou moins sûrement ; il y a aussi et surtout une question de garantie constitutionnelle de la liberté ; si, d’un point de vue administratif, il peut paraître avantageux que la victime du dommage soit incitée à poursuivre l’Administration plutôt que le fonctionnaire, d’un point de vue constitutionnel, on doit souhaiter que l’habitude de poursuivre personnellement les fonctionnaires devant les tribunaux judiciaires ne soit pas complètement abandonnée, car l’éventualité de la responsabilité pécuniaire personnelle est encore le meilleur moyen que l’on ait trouvé pour empêcher les prévarications des fonctionnaires. – Déjà, la législation de la garantie administrative des fonctionnaires (art. 75 de la Constitution de l’an VIII ; la jurisprudence du Tribunal des conflits postérieure à 1870. Arrêt Pelletier, du 30 juillet 1873, S. 1874.2.28 ; P. chr. ; Pand. chr.) consacre chez nous un triomphe fâcheux du régime administratif sur le régime constitutionnel ; il en résulte selon l’expression fort juste de M. le commissaire du gouvernement Blum, que, chez nous, pour les fautes commises dans le service, la responsabilité pécuniaire des administrations publiques est devenue la règle normale et la responsabilité personnelle celle des fonctionnaires l’exception, la toute petite exception, puisqu’elle n’existe que dans la mesure où l’Administration n’arrête pas la poursuite par un conflit, confirmé ensuite par le Tribunal des conflits. Au contraire, dans les pays où le régime constitutionnel n’est pas étouffé par un régime administratif trop envahissant, les rôles sont renversés ; la responsabilité personnelle des fonctionnaires est la règle, celle de l’Administration, quand elle existe, est l’exception.
Ce sont là des considérations qui ne doivent pas être oubliées. Longtemps, en France, le parti libéral et constitutionnel avait demandé l’abrogation de la garantie administrative des fonctionnaires, symbolisée alors par l’art. 75 de la Constitution de l’an VIII. Si, depuis 1873, il avait mis une sourdine à ses réclamations, bien que la réforme du décret du 19 septembre 1870 eût été réduite à peu de chose par la jurisprudence de l’arrêt Pelletier, c’est que la responsabilité administrative des administrations n’avait pas pris tout de suite l’immense développement auqel elle est arrivée depuis quelques annés. Mais, à l’heure qu’il est, on ne peut plus fermer les yeux au péril constitutionnel que crée ce développement et on ne peut que regarder avec inquiétude toute doctrine qui tendrait à diminuer encore le jeu de la responsabilité personnelle des fonctionnaire, déjà si restreint. C’est donc dans un esprit, à la fois constitutionnel et administratif, qu’il convient d’envisager notre arrêt Lemmonier.
Essayons, en serrant de près à la fois le texte de l’arrêt et les conclusions de M. le commissaire du gouvernement, de déterminer exactement la doctrine qu’ils contiennent.
Tout d’abord, rappelons les faits. Le jour d’une fête locale, un tir est organisé au bord d’une rivière sur des buts qui flottent en pleine eau; sur le bord opposé à celui où se tiennent les tireurs, se trouve un chemin planté d’arbres, constituant une promenade publique. Aucun service d’ordre n’est organisé pour interdire l’accès de ce chemin pendant le tir, aucun barrage, aucun écriteau n’avertissent les passants. Bien mieux, déjà, au milieu de la journée, il avait failli se produire un accident, et l’autorité municipale ne s’émeut pas. Le soir, un accident se produit. La négligence coupable de l’autorité municipale est évidente.
Par suite d’une certaine ignorance sur la marche à suivre, la victime saisit d’abord les tribunaux civils d’une demande en indemnité dirigée contre le maire, pris comme représentant de la commune, et, en tant que de besoin, en son nom personnel; cette action judiciaire suit son cours sans que le conflit soit élevé, et elle aboutit, devant la Cour d’appel de Toulouse, à une condamnation personnelle à la charge du maire d’avoir à payer, à titre de dommages-intérêts, une somme de 12.000 francs, la Cour de Toulouse écartant la faute de service et voyant dans la faute lourde du maire un fait personnel.
Entre temps, la victime, mieux renseignée sur les complications de notre contentieux, avait saisi le conseil municipal de la commune d’une demande en indemnité pour faute de service et avait formé recours au Conseil d’Etat contre la décision de rejet. C’est sur ce recours que le Conseil d’Etat avait à statuer.
Tout d’abord une observation de procédure s’impose. Il y a évidemment quelque chose de mal réglé dans les matières de responsabilité puisque deux juridictions peuvent être saisies à la fois et d’une façon parallèle. Le système de l’art. 75 de la Constitution de l’an VIII était plus net. On ne pouvait saisir le tribunal civil qu’après l’autorisation du Conseil d’Etat, mais alors il n’y avait que lui de saisi. Avec le système du Tribunal des conflits, quand le conflit n’est pas élevé, les tribunaux des deux ordres peuvent être et rester saisis. Chacune des juridictions tient à aller jusqu’au bout, et nous voyons, dans notre arrêt, le Conseil d’Etat être obligé de tenir compte hypothétiquement de la condamnation qui sera définitivement prononcée par l’autorité judiciaire, afin d’empêcher que la victime ne touche deux fois l’indemnité. On n’aurait pas eu ce spectacle, si le Tribunal des conflits avait toujours été obligé de se prononcer sur la nature de la faute. Alors, à propos d’un même accident, il n’y aurait jamais eu qu’une juridiction saisie et une seule responsabilité. Dans le système élaboré par le Tribunal des conflits en 1873, il y a une lacune grave. Le système se soutient, quand le conflit est élevé par l’Administration ; il ne se soutient plus, quand le conflit n’est pas élevé, car, alors, on arrive à la complication des deux juridictions parallèles, et c’est cette complication de procédure qui a conduit peu à peu à admettre un certain cumul de la responsabilité de l’Administration et de la responsabilité du fonctionnaire, dont on ne voulait pas d’abord ; mais, les deux juridictions travaillant côte à côte dans le même accident, il était fatal qu’elles y découvrissent chacune l’espèce de responsabilité pour laquelle elles pouvaient condamner.
Ceci fait apercevoir que le rôle du Tribunal des conflits n’est pas assez développé ; on est resté enfermé dans une conception vétuste, celle d’une séparation des pouvoirs qui est toute dans l’intérêt du gouvernement, et qui ne peut être invoquée que par lui. Au-dessus du principe de la séparation des pouvoirs, on aurait dû en placer un autre, celui de l’unité des procès et des règlements de juge pour assurer cette unité. Le Tribunal des conflits aurait dû pouvoir être saisi par les parties aussi bien que par le gouvernement, dans le cas de conflit positif. Le principe que tout justiciable doit trouver un juge a ouvert l’accès du Tribunal des conflits aux parties dans le cas de conflit négatif. Le principe que tout procès doit être jugé dans son ensemble par une seule et même juridiction aurait dû la leur ouvrir dans le cas de conflit positif. La séparation des pouvoirs ne devrait jamais aboutir à partager un même procès entre deux juridictions ; l’unité du procès et de la juridiction devrait être un principe supérieur à celui de la séparation des pouvoirs, car le besoin dominant est celui de la simplification des procédures. Mais le Tribunal des conflits vient, au contraire, de consacrer une fois de plus lui-même le partage du même procès en responsabilité entre la juridiction civile et la juridiction administrative, dans un arrêt du mai 1914, Provost (Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 521) : au tribunal correctionnel, l’action civile en responsabilité jointe à une poursuite en homicide par imprudence contre le fonctionnaire ; au tribunal administratif, l’action en indemnité contre l’Administration.
Il ne faut donc pas être surpris que, dans notre affaire, le Conseil d’Etat, sur la fin de non-recevoir tirée par la commune de ce que les époux Lemmonier, ayant obtenu des tribunaux civils, par la condamnation prononcée contre le maire personnellement, la réparation intégrale du préjudice par eux subi, ne seraient pas recevables à poursuivre une seconde fois, par la voie d’une action devant le Conseil d’Etat, contre la commune, la réparation du même préjudice, ait répondu ceci : « Considérant que la circonstance que l’accident éprouvé serait la conséquence d’une faute d’un agent administratif préposé à l’exécution d’un service public, laquelle aurait le caractère d’un fait personnel de nature à entraîner la condamnation de cet agent, par les tribunaux de l’ordre judiciaire, à des dommages-intérêts, et que, même, cette condamnation aurait effectivement été prononcée, ne saurait avoir pour conséquence de priver la victime de l’accident du droit de poursuivre directement, contre la personne publique qui a la gestion du service incriminé, la réparation du préjudice souffert. »
Ainsi, du moment qu’il n’y a aucun obstacle de procédure et par exemple, aucun règlement de juges, la victime a le droit de poursuivre directement la personne administrative devant le juge administratif; peu importe qu’une condamnation ait déjà été prononcée par le juge civil à raison du même accident; ce n’est pas bis in idem, non seulement parce que ce n’est pas le même défendeur, mais surtout parce que ce n’est pas la même juridiction.
Cette action réussira-t-elle? Oui, s’il y a une faute du service de nature a engager la responsabilité de la personne publique. – Cette faute de service peut coexister avec le fait personnel de l’agent ; en tout cas, ce n’est pas exactement le même fait qui sera fait de service au regard de l’administration et fait personnel au regard de l’agent ; le Conseil d’Etat ne tombe pas dans cette absurdité. Seulement, comme le dit M. le commissaire du gouvernement, «d’un ensemble de faits, il peut apparaître à la fois une faute personnelle de l’agent et une faute administrative ».
Toutefois, dans l’application de cette formule à notre affaire, M. le commissaire du gouvernement n’a peut-être pas mis le doigt sur le véritable argument. Il paraît imaginer que c’est dans la conduite du maire lui même, à propos de cette affaire de tir et des imprudences commises, que l’on peut distinguer des faits personnels et des faits de service; mais il est bien évident qu’à ne considérer qu’un seul et même agent à propos d’une même conduite imprudente, cette conduite ne peut pas être à la fois un fait personnel et un fait de service. Il y aurait, au contraire, un bon argument, si l’on remarquait que, dans la réalité des choses, surtout dans une pareille circonstance, où la publicité ne manque pas, le maire n’est pas le seul à représenter le service de la police municipale; il y a bien un secrétaire de mairie, il y a bien un adjoint, des conseillers municipaux, il y a bien des citoyens qui assistent à cette fête et qui sont témoins des imprudences commises. Comment! il ne se trouve personne pour ramener le maire au sentiment des réalités, personne pour aller établir un barrage, pour poser un écriteau surtout, alors qu’une première fois un accident a déjà failli se produire ? Si le maire a commis un fait personnel, lui à qui incombaient les initiatives, les autres ont engagé la responsabilité de la commune et commis une faute de service, parce que le service est la chose de tous, le service est quelque chose d’automatique ; il doit marcher toujours, marcher tout seul, au besoin par les sous-ordres. Si cela ne se produit pas, c’est qu’il est mal monté. Il y a des circonstances où l’apathie de toute une population la fait complice ; tant pis pour elle s’il ne se trouve personne pour avertir le maire ou même pour agir en dehors de lui.
Nous avons presque scrupule à indiquer cette interprétation des faits ; elle est à la fois très vraie et très élastique ; elle est de nature à révéler la faute de service presque partout à côté du fait personnel. Il suffit de chercher autour de l’agent qui a commis le fait personnel ; il sera bien rare qu’il n’y ait pas autour de lui quelqu’autre agent du même service, des subordonnés, des collaborateurs, des supérieurs hiérarchiques. C’est cet entourage qui, par sa négligence, par sa complicité, par son défaut d’initiative, aura pu commettre le fait de service concomitant.
Véritablement, nous nous montrons encore plus administratif que M. le commissaire du gouvernement ; nous fournissons encore mieux le moyen de pousser au cumul des responsabilités à propos du même accident. Mais voici nos raisons :
1° Il s’agissait de montrer, pour la correction de la théorie administrative, que la formule de l’arrêt Lemonnier n’entraîne, pas plus que les formules des arrêts Anguet (Cons. d’Etat, 3 févr. 1911, S. et P. 1911.3.137 ; Pand. pér., 1911.3.137, Thévenet, Cons. d’Etat, 23 juin 1916, Thévenet, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 244), etc. la nécessité d’admettre le cumul des deux responsabilités à propos d’un même fait commis par un même agent qui serait à la fois un fait de service et un fait personnel, chose absurde ; mais qu’au contraire, cette formule suppose que, dans un ensemble de faits, il y a un fait personnel et des faits de service, qui ne sont d’ailleurs pas attribués aux mêmes agents ; il y a donc cumul des deux responsabilités à raison du même accident, mais non pas cumul des deux responsabilités à raison du même fait ; cela précise le sens de la règle classique du non-cumul, cela ne la détruit pas.
2° Le tout n’est pas d’édifier une belle théorie administrative, ciselée jusque dans le dernier détail. – Nous reconnaissons qu’à ce point de vue, celle de l’arrêt Lemonnier est remarquable ; on veut avant tout que la victime soit indemnisée ; l’Administration l’indemnisera la première ; mais elle sera subrogée aux droits de la victime contre le maire : la victime ne touchera pas deux fois l’indemnité. Il y a obligation de l’Administration à la dette vis-à-vis de la victime mais il n’y a pas contribution à la dette vis-à-vis de l’agent, etc… Tout cela serait parfait s’il n’y avait que le point de vue administratif; mais il y a le point de vue constitutionnel. — Que ces jurisprudences s’étendent et s’affermissent, et il est bien clair que, dans quelques années, il n’y aura plus de poursuites personnelles contre les maires ni contre les fonctionnaires. Quand on saura qu’il y a moyen de toujours se faire indemniser par les administrations publiques, on en concluera qu’on serait bien maladroit de perdre son temps à poursuivre des particuliers, qui peuvent être insolvables, et on ira tout droit frapper aux caisses publiques. Nous savons bien que celles-ci seront subrogés; mais il est permis d’être sceptique sur l’efficacité de ces actions récursoires, qui devraient être intentées par conseil municipal contre un maire. En réalité, c’est une garantie politique qui disparaît; en même temps, c’est un grief de plus des municipalités contre le Conseil d’État et celui-ci doit savoir qu’il y a déjà eu des grondements souterrains dans le monde politique.
A lui comme au Tribunal des conflits, nous recommandons les perspectives constitutionnelles, qui sont de nature à inspirer des réflexions salutaires. Le Mieux administratif peut quelquefois être l’ennemi du Bien constitutionnel.