Un dessinateur attaché au bureau municipal de la voirie passe avec le maire de la commune une convention en vertu de laquelle il entre au service de la ville pour une année au moins. Cette convention n’enlève pas au maire le droit de révoquer cet employé avant l’expiration de l’année. Si le requérant entend se prévaloir de la convention intervenue, ce qui ne pourra être que pour réclamer une indemnité, ce n’est d’ailleurs pas par la voie du recours pour excès de pouvoir qu’il peut faire valoir ses droits (V. sur ces questions, Cons. d’Etat, 13 déc. 1889, Cadot, S. et P. 1892.3.17; 28 mars 1890, Drancey, S. et P. 1892.3.65; 29 avril 1892, Wottling, S. et P. 1894.3.33; 3 févr. 1899, Lecocq, S. et P. 1901.3.84; 8 août 1899, Burgat, S. et P. 1902.3.6; 15 déc. 1899, Adda, S. et P. 1900.3.73; 11 déc. 1903, Villenave, S. et P. 1904.3.121; 15 févr. 1907, Lacourte, S. 1907.3.49, les notes de M. Hauriou et les renvois. V. au surplus sur la présente affaire, Rabany, Rev. gén. d’adm., 1907, t. I, P. 422 et s.; Jèze, Rev. du dr. public, 1907, p. 239 et 240, notes).
Ces décisions résultant de notre arrêt nous procurent l’occasion d’examiner, une fois pour toutes, les rapports qui existent entre le recours pour excès de pouvoir et le recours contentieux ordinaire et de fixer des idées qui, pour beaucoup, doivent être singulièrement flottantes. Pourquoi, dans notre affaire, la convention passée, par le dessinateur avec le maire n’enlève-t-elle pas à ce dernier le droit de révoquer l’employé avant l’expiration du terme fixé ? Pourquoi, si le requérant entend se prévaloir de la convention intervenue pour demander une indemnité, n’est-ce point par le recours pour excès de pouvoir qu’il peut faire valoir ses droits ? Les définitions courantes du recours pour excès de pouvoir et du recours contentieux ordinaire ne sont pas d’un grand secours pour résoudre ces questions; elles consistent à dire que le premier appartient au contentieux de l’annulation et le second au contentieux de la pleine juridiction; mais, visiblement cela ne va pas au fond des choses et ne fournit aucune lumière. Ce n’est qu’une constatation de fait relative aux pouvoirs du juge. Dans un cas, il ne peut qu’annuler un acte (V. Cons d’État, 8 août 1890, Comp. des bateaux à vapeur de la Guadeloupe, S. et P. 1898.3.110, et le renvoi; 27 janv 1899, Comm. de Blanzac, S. et P. 1901.9.77, et la note. Adde, la note, § 1er de M. Hauriou sous Cons. d’Etat, 30 nov. 1906 [2 arrêts], Denis et Rage-Roblot, S. 1907.3.17) ; dans l’autre cas, il peut statuer au fond sur les droits des parties, mais pourquoi ? Bien loin d’avoir une solution, nous nous heurtons à une question nouvelle dont l’embarras s’ajoute à la difficulté des autres questions.
Quand on est embarrassé, il est toujours bon de jeter un regard circulaire, afin de chercher des analogies. Si l’on s’enferme dans une situation obscure, et si on la considère comme isolée, on risque de méconnaître l’importance des différents termes du problème, on est porté à trancher le nœud gordien en sacrifiant tel ou tel élément dont l’importance ne saute pas aux yeux. L’avantage qu’il y a à user de comparaison, c’est qu’on s’aperçoit que l’élément qu’on serait disposé à sacrifier dans une institution est justement très vivace dans une institution similaire. Cette vitalité force à réfléchir.
Si les rapports de l’excès de pouvoir et du fond du droit sont une des difficultés du droit administratif, les rapports du possessoire et du pétitoire sont une de celles du droit civil. Voyons si, entre les deux séries de rapports, il n’existe pas de profondes analogies.
Le possessoire est une question de pouvoir, la possession étant un pouvoir physique sur une chose, le possesseur est troublé dans son pouvoir sur la chose, il s’agit pour lui d’être restitué dans son pouvoir. Le pétitoire est une question de commerce juridique, la propriété étant essentiellement la juste acquisition d’une chose en vertu d’un titre reconnu par le commerce juridique, et qui est, en principe, un mode d’acquérir dérivé, c’est-à-dire un titre de transmission.
Dans la matière de l’excès de pouvoir, nous sommes aussi en présence d’une question de pouvoir, la puissance publique étant un pouvoir de domination sur des hommes libres; seulement, ce n’est pas la puissance publique troublée dans son pouvoir qui demande à être restituée ; c’est, au contraire, le citoyen, l’homme libre, à qui la puissance publique doit laisser une sphère de liberté, c’est-à-dire de pouvoir propre, qui demande à être restitué dans ce pouvoir propre parce qu’il prétend que la puissance publique, en excédant ses pouvoirs, a empiété sur le sien. Le recours pour excès de pouvoir est donc une sorte d’action possessoire par laquelle le citoyen demande une restitution de pouvoir parce qu’il a été troublé par la puissance publique dans la paisible possession de ses libertés, qui sont ses pouvoirs à lui. L’acte par lequel la puissance publique l’a troublé ou dépouillé constitue une sorte de violence, et son recours est une sorte de réintégrable par laquelle l’acte de la puissance publique doit, avant toutes choses, être annulé.
Le fond du droit, en matière administrative, c’est-à-dire le contentieux ordinaire ou de pleine juridiction, est, au contraire, une question de commerce juridique, c’est-à-dire qu’à côté des relations de pouvoir qui existent entre la puissance publique et l’administré, il s’est établi des relations du commerce juridique par suite de conventions intervenues, ou simplement par suite de l’exécution des services publics. Dans notre affaire, à côté des relations de pouvoir résultant de la nomination du fonctionnaire, il y avait des relations du commerce juridique résultant de ce que l’employé avait conclu avec le maire une convention relative à la durée de son engagement. N’eût-il pas été passé de convention, d’autres relations du commerce juridique se fussent établies par rapport au traitement et à une indemnité de congé, par le seul fait que l’employé aurait accompli son service pendant un certain nombre de mois. Dans la matière des concessions de travaux publics, à côté des relations de pouvoir qui résultent de la concession de la dépendance du domaine public et de celle de l’entreprise publique, il y a des relations du commerce juridique résultant des conventions financières qui sont annexées, etc.
Les bénéfices du rapprochement que nous opérons ainsi entre le possessoire et la matière de l’excès de pouvoir apparaissent immédiatement et sont au profit de la théorie du possessoire aussi bien qu’au profit de la théorie de l’excès de pouvoir.
D’une part, il n’y a pas lieu de s’étonner que le droit administratif ait engendré une distinction analogue à celle du possessoire et du pétitoire, puisque le droit civil l’a engendrée depuis si longtemps et qu’il la conserve malgré ses difficultés, ses obscurités, ses inconvénients pratiques. Reconnaissons même que le droit administratif français a, mieux que tous les autres, réalisé cette distinction par la perfection qu’il a donnée à son recours pour excès de pouvoir. Reconnaissons que ce recours est véritablement contentieux comme l’action possessoire, bien qu’il participe du moyen de police et de l’action disciplinaire. Mais n’oublions pas qu’en administration, l’excès de pouvoir n’est pas tout, que, derrière cette espèce de possession, il y a un pétitoire, c’est-à-dire un fond du droit provenant de ce que les relations du commerce juridique ont largement pénétré dans la gestion des services publics.
D’autre part, en droit civil, ne nous laissons pas trop séduire par la théorie d’Ihering, qui voit le fondement de la protection possessoire uniquement dans une facilité de preuve plus grande pour le droit du propriétaire (V. von Ihering, Œuvres choisies, t. II, trad. de Meulenaëre, § 230). La possession a pu, accidentellement et après coup, être considérée comme un fait plus facile à prouver que le droit de propriété et servir ainsi de protection avancée pour le droit de propriété, mais originairement elle est protégée pour elle-même. Elle représente une sphère de pouvoir qu’il est d’ordre public de protéger avant tout, parce que les hommes tiennent avant tout au pouvoir. Le possessoire n’est pas subordonné au pétitoire; il est et doit rester indépendant. Sur ce point, les idées de Savigny sont plus justes que celle d’Ihering, ou, si l’on veut, plus fondamentales (V. Savigny, Tr. de la possession en dr. rom., 7e éd., par Rudorff, trad. par Stœdtler, § 6, p. 29 et s.).
Mais, pour s’en rendre compte, il convient de s’élever au-dessus de l’excès de pouvoir, au-dessus de la distinction du possessoire et du pétitoire, jusqu’à la distinction fondamentale des relations de pouvoir et des relations du commerce juridique.
Le système juridique n’est pas homogène, ainsi qu’une observation distraite nous porte trop souvent à l’imaginer; il est, comme l’écorce terrestre, constitué de plusieurs couches ou stratifications. Les deux plus importantes de ces couches superposées sont celle du droit disciplinaire, qui correspond aux relations de pouvoir, et celle du fond du droit, qui correspond aux relations du commerce juridique.
La couche du droit disciplinaire est celle des « institutions » en lesquelles se réalise une espèce d’ordre fondé sur l’équilibre des pouvoirs et dont l’ordre public est un exemple. Quand cet ordre est troublé, il doit être rétabli, et, à cet effet, s’emploient des moyens de police rapides et énergiques qui restituent la situation de fait.
La couche du « fond du droit » est celle du « commerce juridique », c’est-à-dire du commerce des échanges; le principe fondamental de cette espèce de droit est l’équilibre des patrimoines assuré par la justice dans les échanges. Lorsque la justice a été violée dans un échange, elle doit être rétablie par une compensation pécuniaire.
Ainsi, d’un côté, un droit qui tend à la restitution en nature de situations de fait, de l’autre, un droit qui tend à des compensations ou à des indemnités pécuniaires. Nous n’avons pas ici à rechercher si l’une de ces couches juridiques est historiquement plus ancienne que l’autre, mais seulement à déterminer leurs positions respectives actuelles. Elles se caractérisent de la façon suivante : 1° les moyens disciplinaires, là où ils tendent à la restitution d’une situation de fait (nous ne nous préoccupons pas de ceux qui produisent des conséquences pénales), doivent être employés d’une façon préalable, parce que l’ordre des pouvoirs doit être rétabli avant tout; 2° une fois l’ordre de fait rétabli, si des préjudices ont été causés, soit par la violation de l’ordre, soit même par le rétablissement de l’ordre, ces préjudices, appréciés d’après les principes du commerce des échanges, devront être réparés par des indemnités pécuniaires. Et c’est là le fond du droit, c’est-à-dire que les droits des parties n’entrent en scène complètement que dans cette seconde phase juridique.
Telle est bien la combinaison des deux éléments dans le droit administratif. Quand la puissance publique a passé un acte par lequel elle a réalisé son pouvoir, et par lequel en même temps elle a causé un préjudice à un administré, il se découvre deux questions, celle de l’équilibre des pouvoirs et celle de l’équilibre pécuniaire. La question de l’équilibre des pouvoirs est préalable, elle doit être réglée d’abord dans le contentieux de l’excès de pouvoir : là on examinera si la puissance publique a oui ou non violé l’ordre des pouvoirs et si son acte doit être annulé ou maintenu. Le préalable réglé, on passera à la question de l’équilibre pécuniaire ou de la compensation des préjudices. Ce sera l’affaire du contentieux de pleine juridiction, et il est à ce point indépendant du contentieux de l’excès de pouvoir que, tantôt une indemnité sera accordée parce que l’acte a été annulé et parce que l’Administration avait excédé ses pouvoirs, et tantôt elle sera accordée, quoique l’acte de l’Administration n’ait pas été annulé et, par conséquent, ait été accompli dans la limite de ses pouvoirs, parce que, dans l’espèce, l’équilibre des pouvoirs se trouvera en désaccord avec l’équilibre pécuniaire des patrimoines. Ainsi, dans notre affaire, le Conseil d’Etat laisse suffisamment entendre que le requérant, bien qu’il ne puisse pas faire annuler sa révocation, laquelle était dans la sphère des pouvoirs du maire, obtiendra une indemnité fondée sur la violation de la convention qui lui assurait son emploi pour une année, à la seule condition de demander cette indemnité par un contentieux de pleine juridiction distinct de celui de l’excès de pouvoir. Il y avait donc un défaut de concordance, une contradiction entre la convention passée et l’ordre des pouvoirs, contradiction qui sera résolue par une indemnité. Dans toute la matière des dommages occasionnés par les opérations de puissance publique, par l’expropriation, par les travaux publics, par des réquisitions militaires, etc., il est admis aussi que des opérations correctes au point de vue du pouvoir, mais qui causent des dommages, entraînent des indemnités pécuniaires pour la violation des droits patrimoniaux des citoyens.
Si, maintenant, nous passons au droit civil nous constatons que la combinaison du possessoire et du pétitoire se présente dans les mêmes conditions. Un individu a usurpé le terrain d’autrui, ou du moins est accusé de l’avoir usurpé ; la première question à régler est celle du possessoire, c’est-à-dire la question de savoir comment doit être rétabli l’ordre au sujet de la possession de cette terre, ce qui est, nous le savons, de la sphère du pouvoir. Le préalable réglé, les deux adversaires plaideront au point de vue de l’équilibre de leurs patrimoines ; il s’agira de savoir lequel des deux patrimoines a droit à recouvrer cette valeur économique. Et ce sera le fond du droit. La différence entre le droit civil et le droit administratif, car il y en a une, consiste en ce que, en droit administratif, les moyens pétitoires n’aboutissent en principe qu’à des indemnités pécuniaires, tandis qu’en droit civil, les moyens pétitoires aboutissent, eux aussi, souvent à la restitution de la chose, telle la revendication. Il serait trop long d’examiner si la revendication, comme action rei persecutoria, est une forme primitive ou si plutôt elle ne serait pas une modification lentement acquise d’une action en indemnité. Il nous suffit, en réalité, de savoir que la revendication est motivée par la nécessité de rétablir l’équilibre des patrimoines, et qu’elle exige des preuves du commerce juridique ; par là elle appartient suffisamment à la sphère du commerce juridique.
Il serait superflu d’insister davantage sur ces aperçus, à propos de notre mince affaire; nous aurons sans doute occasion d’y revenir plus d’une fois par la suite. Reprenons simplement les trois questions qu’au début de cette note nous avons posées et auxquelles nous cherchions des réponses :
a) Pourquoi la convention passée entre l’employé municipal et le maire de Langres, assurant à l’employé un traitement de 225 francs par mois pour une durée d’au moins une année, n’a-t-elle pu avoir pour effet de priver le maire du droit de révoquer cet employé municipal ? Réponse : parce que le droit de révoquer un employé municipal est un élément de pouvoir (V. Cons. d’Etat, 13 déc. 1889 et 15 déc. 1899, précités, et les notes de M. Hauriou), et, qu’en droit administratif, il est d’ordre public que les autorités ne renoncent pas à leur pouvoir et ne laissent pas lier leur pouvoir par des conventions. Si des conventions du commerce juridique sont conclues qui semblent contraires, elles doivent s’interpréter en ce sens que le pouvoir n’est pas lié, mais que son exercice, opéré à l’encontre de la convention, donnera lieu à indemnité.
b) Pourquoi y a-t-il en droit administratif deux contentieux, celui de l’excès de pouvoir, qui est d’annulation, et celui de pleine juridiction ? Réponse : parce qu’il y a deux couches fondamentales du droit, la couche disciplinaire, à laquelle appartient l’excès de pouvoir en droit administratif et le possessoire en droit civil, et la couche du commerce juridique, autrement nommée « fond du droit » ou « contentieux ordinaire ».
c) Pourquoi, enfin, les conclusions tirées du fond du droit ne peuvent-elles pas être soutenues par la voie du recours pour excès de pouvoir ? Réponse : parce que le contentieux disciplinaire est toujours et partout indépendant du contentieux ordinaire. Il en est ainsi en matière pénale, lorsque le même acte constitue à la fois une faute disciplinaire et un délit de droit commun; les deux poursuites sont indépendantes (V. sur le principe, Pau, 4 janv. 1880, S. 1881.2.80; P. 1881.1.449; Cass., 9 nov. 1881, S. 1884.1.127; P. 1884.1.526; Dijon, 5 déc. 1884, S. 1886.2.102; P. 1886.1.576; Chambéry, 30 janv. 1885, S. 1886.2.101; P. 1886.1.575; Bordeaux, 28 juill. 1902, S. et P. 1903.2.231, avec les notes et renvois sous ces arrêts), et les deux pénalités peuvent se cumuler. Il en est ainsi en matière civile; le possessoire et le pétitoire sont distincts, les deux contentieux ne sont point portés devant les mêmes juges; enfin, dans le possessoire, il est interdit de déposer des conclusions relatives au fond du droit et même de faire valoir des moyens tirés du fond du droit. (V. sur ce principe, Cass. 7 mars 1894 et 7 mars 1898, S. et P. 1898.1.516; 20 déc. 1899, S. et P. 1901.1.211, et les renvois. V. aussi, Cass. 27 déc. 1904, S. et P. 1905.1.276, et la note).