I. – On sait que l’un des traits caractéristiques du droit administratif est que l’Administration publique a le privilège de se faire justice elle-même beaucoup plus que les simple particuliers n’ont le droit de le faire dans les relations civiles. Elle bénéficie pour cela d’une procédure par décision exécutoire dont l’esprit général est le suivant : étant donné que l’Administration se trouve en présence d’un administré qu’elle prétend être obligé envers elle, au lieu d’actionner cet administré devant un juge et de se porter ainsi demanderesse, elle rend elle-même une décision exécutoire, dont l’effet est de mettre son prétendu débiteur en situation d’être exécuté administrativement, à moins qu’il ne fasse opposition devant un juge ; mais alors, c’est lui qui prend le rôle de demandeur. Il se produit ainsi un renversement des rôles : l’Administration, qui, logiquement, devrait être demanderesse, devient défenderesse ; outre que cela a son importance pour la charge de la preuve, il y a aussi un résultat de célérité. L’Administration perdrait beaucoup de temps, si elle était obligée d’actionner d’une façon préalable tous ceux dont elle a à exiger quelque chose, et, en réalité, l’exécution des services deviendrait impossible, tandis qu’en allant de l’avant comme elle le fait, en réalisant son droit par décision exécutoire, sauf réclamation des intéressés, d’abord tous les intéressés ne réclament pas, ensuite, les réclamations, s’il y en a, sont jugées, sans que cela arrête l’exécution des services, parce que les recours ne sont pas suspensifs de l’exécution des décisions.
La procédure par décision exécutoire est donc justifiée par la nécessité de l’exécution régulière et continue de services publics centralisés.
Mais la prérogative de l’Administration, qui déjà est exorbitante du droit commun, doit être renfermée dans la limite de ce qui est indispensable. De ce que l’Administration a le droit de se faire justice elle-même par la procédure de la décision exécutoire, il ne faudrait pas conclure qu’elle aurait le droit de se faire justice par toute sorte de moyens, et, par exemple, en pratiquant le droit de rétention toutes les fois qu’elle aurait la main garnie.
C’est ce que le Conseil d’Etat décide dans notre arrêt à propos de l’espèce suivante : un fonctionnaire public, un ingénieur des télégraphes, avait été envoyé en mer en vue de réparations à effectuer à un câble sous-marin ; il avait droit à des frais de mission, et, en effet, il avait touché une indemnité qui lui avait été allouée ; le ministre, estimant, à tort d’ailleurs, que ce fonctionnaire avait perçu des frais de mission trop élevés, avait prescrit une retenue sur sont traitement. Le Conseil d’Etat décide « que, si le ministre, pour recouvrer les sommes qu’il estimait être dues par le sieur Larose à l’Etat, pouvait procéder par voie d’arrêté de débet (c’est-à-dire par décision exécutoire constituant le fonctionnaire débiteur), il n’était pas en droit de prescrire à cet effet une retenue sur le traitement de ce fonctionnaire ».
Cette solution doit être généralisée : toutes les fois qu’un fonctionnaire aura à reverser une somme à l’Administration, parce que, pour une raison quelconque, il aura trop perçu, il est entendu que l’Administration n’aura pas le droit de procéder par la voie de la retenue sur le traitement, et qu’elle devra procéder par le voie de l’arrêté de débet.
La solution pour la retenue sur le traitement, qui est un variété du droit de rétention, doit d’ailleurs être rapprochée de la solution établie par d’autres décisions à propos de la compensation, qui est une autre variété du droit de rétention (V. Cons. d’Etat, 4 févri. 1899, Bascou, S. et P. 1901.3.02, et la note ; 5 déc. 1906, Dupré, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 894 ; 28 oct. 1908, de Béarn, S. et P. 1911.3. 21 ; Pand. pér., 1911.3.21, et la note).
A la réflexion, on s’aperçoit qu’en effet, la rétention est déjà une voie d’exécution. Or, le privilège de l’Administration ne consiste pas à employer de but en blanc une voie d’exécution, mais bien à prendre une décision exécutoire, laquelle sans doute pourra être suivie de voie d’exécution, s’il n’est pas fait opposition, mais qui permet la discussion contentieuse avant toute exécution.
II. – Notre arrêt ne se borne pas à établir que la prérogative de l’Administration doit demeurer rigoureusement enfermée dans la procédure par décision exécutoire ; il décide, en outre, qu’il y a eu faute de la part de l’Administration à employer une autre procédure plus rigoureuse. Dans l’espèce, il y a eu faute à employer la retenue de traitement au lieu de l’arrêté de débet, et, dans les circonstances de l’affaire, c’est-à-dire à raison des conséquences dommageables qu’a eues cette procédure, la responsabilité de l’Etat est engagée, et une indemnité pécuniaire est accordée, à titre de dommages-intérêts.
C’est l’affirmation que, dans l’emploi des procédures privilégiées, l’Administration agit à ses risques et périls.
L’affirmation n’est pas absolument nouvelle ; elle a un précédent très connu dans l’affaire Zimmermann, du 27 février 1903 (S. et P. 1905.3.17, et la note de M. Hauriou), affaire où il s’agissait de l’exécution d’office d’une mesure de police, reconnue ensuite illégale ; mais il est intéressant de la voir se répéter et se confirmer. Cela prouve que la sanction de la responsabilité pécuniaire vient renforcer et double d’une façon complète la sanction de l’annulation pour excès de pouvoir, toutes les fois du moins que l’Administration a outrepassé ses droits par un acte qui a été exécuté et dont l’exécution a causé un préjudice.
Déjà, en effet, dans la matière de l’excès de pouvoir, le Conseil d’Etat avait eu l’occasion de poser le principe qu’il y a détournement de pouvoir à employer des procédures de réquisition et de contrainte en dehors des hypothèses pour lesquelles elles ont été faites ; par exemple, à employer la procédure de l’élargissement d’un chemin vicinal par plan d’alignement, alors que l’élargissement n’est pas, en réalité, dans l’intérêt du chemin (V. Cons. d’Etat, 17 janv. et 14 févr. 1902, Favatier et Lalaque, S. et P. 1903.3.97, et la note de M. Hauriou ; Pand. pér. 1905.4.89) ; par exemple encore, à employer la procédure de la servitude de reculement à l’encontre de maisons qui sont comprises dans le projet de l’élargissement d’une rue pour une trop grande profondeur, qui dépasse la donnée de l’alignement (V. Cons. d’Etat, 25 mai 1906, Dollé, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 458 ; 3 août 1906, Joppé, Ibid., p. 747 ; 8 avril 1911, Chartier, Ibid., p. 473).
L’administration sera avertie que, dans ces hypothèses, outre l’annulation de ses actes, elle risque la sanction plus grave de la responsabilité pécuniaire. Ainsi, grâce au développement du principe de la responsabilité de l’Etat, voilà que le contentieux de la pleine juridiction va pouvoir être employé d’une façon large, concurremment avec celui de l’annulation.