La décision du Tribunal des conflits en cette affaire a été vivement critiquée (V. not. Rev. de dr. intern. privé et de dr. pén. intern., 1911, p. 97. V. également les consultations de MM. Louis Renault et Weiss, professeurs à la Faculté de droit de Paris, à l’occasion de la même affaire), et elle a produit dans les milieux diplomatiques une certaine émotion; elle mérite donc d’être examinée avec soin.
Envisagée dans ses dispositions essentielles, elle consiste à affirmer que les agents diplomatiques, lorsqu’ils célèbrent un mariage, en vertu de l’art. 48, C. civ., agissent comme officiers de l’état civil; que l’acte qu’ils reçoivent est essentiellement civil quant à son objet et quant à sa forme; que, par suite, en cas de faute, par omission ou autrement, lors de la réception de cet acte, l’action en dommages-intérêts à laquelle cette faute peut donner lieu contre eux est de la compétence de l’autorité judiciaire; qu’il en est de même, par identité de motifs, lorsqu’ils refusent de recevoir l’acte, et qu’il importe peu que le refus opposé aux parties puisse être inspiré par des considérations d’ordre diplomatique; qu’en admettant que, dans ce cas, l’agent eût pu encourir une responsabilité, cette responsabilité ne peut être appréciée que par l’autorité judiciaire.
La gravité de cette décision ne gît pas seulement en ce que la responsabilité des agents diplomatiques, en cette matière, pourra être appréciée par l’autorité judiciaire; elle gît surtout en ce que cette responsabilité est reconnue exister, et qu’elle cesse d’être paralysée par la théorie de l’acte de gouvernement. Jusqu’ici le refus de célébrer un mariage, opposé par un agent diplomatique, et inspiré par des considérations diplomatiques pouvait être qualifié d’acte de gouvernement, et cette qualification faisait obstacle à toute action contentieuse, du moins devant les tribunaux administratifs. Reconnaître compétence aux tribunaux judiciaires, sans même que le Tribunal des conflits ait, dans chaque cas, à apprécier la gravité de la faute de l’agent diplomatique, c’est, par la même, écarter l’obstacle de l’acte de gouvernement, et, d’ailleurs, notre décision le dit expressément : « Il importe peu que le refus opposé aux parties puisse être inspiré par des considérations d’ordre diplomatique. » Cela ne fait pas obstacle à ce que les tribunaux civils soient compétents; ils auront à apprécier la valeur de ces considérations diplomatiques, et verront si elles sont de nature à atténuer ou à éliminer la responsabilité de l’agent, ou, au contraire, si elles la laissent subsister; en tout cas, cette responsabilité tombe maintenant sous les prises du droit.
Assurément, ce n’est pas pour eux-mêmes que les agents diplomatiques se sont émus, c’est pour la diplomatie. Il leur paraît que c’est un art délicat, tout en nuances, et que les exécutants qui jouent sur ce clavier, pour être tout entiers aux finesses du morceau, ne doivent pas être troublés par des préoccupations de responsabilité personnelle; que, dans le nouvel état d’esprit où cette responsabilité va les jeter, leur jeu risque de devenir brutal, et que cela ne sera pas sans inconvénient pour les relations internationales.
Ce sont là des considérations extrinsèques par rapport à la question de droit qui est au fond de tous les conflits de compétence; mais il est parfaitement légitime d’invoquer ces considérations, car la théorie des actes de gouvernement (V. sur cette théorie et ses applications, Cons. d’Etat, 18 déc. 1891, Vandelet et Faraut, S. et P. 1893.3.129, et la note de M. Hauriou; 18 mars 1898, Conseil général du Sénégal, S. et P. 1900.3.22, et les renvois; 5 juill. 1907, Humblot, S. et P. 1909.3.140; Pand. pér., 1909.3.140, et les renvois. Adde, Laferrière, Tr. de la jurid. admin., 2e éd., t. II, p. 32 et s.; Aucoc, Confér. de dr. admin., 3e éd., t. I, n. 289; Ducrocq, Cours de dr. admin., 7e éd., t. I, n. 64; Hauriou, Précis de dr, adm., 11e éd., p. 395 et s.; Jacquelin, Princ. du contentieux admin., p. 297 et s.; Le Courtois, Théor. des actes de gouvernement, Rev. du dr. public, 1896, t. I, p. 23) n’a jamais été qu’une question de politique jurisprudentielle, et non pas de droit pur. Quant à nous, du moins, c’est toujours sur ce terrain que nous nous sommes placé. (V. Hauriou, op. et loc. cit.). Nous allons donc discuter la décision du Tribunal des conflits au point de vue de la politique jurisprudentielle, avant de la discuter au point de vue du droit.
I. — La théorie du département des affaires étrangères est de distinguer entre les fautes que les agents diplomatiques pourraient commettre à l’occasion de la célébration d’un mariage, quand ils consentent à le célébrer, et la faute que peut contenir un refus de célébration. Dans le cas où les agents diplomatiques consentent à la célébration d’un mariage, on reconnait qu’ils deviennent des officiers de l’état civil, qu’ils accomplissent un acte civil, que la responsabilité qu’ils encourent, du fait d’une célébration plus ou moins correcte, est une responsabilité civile. Au contraire, quand ils refusent de procéder à la célébration pour des raisons diplomatiques, on prétend qu’ils ne sont plus des officiers de l’état civil, qu’ils sont des agents diplomatiques, qu’ils font un acte diplomatique; la conséquence serait, non seulement qu’il n’y aurait à leur charge aucune responsabilité civile, mais, même, qu’il n’y aurait aucune responsabilité juridique, seulement une responsabilité politique assumée par le ministre des affaires étrangères, leur chef hiérarchique, parce que tout acte diplomatique est un acte de gouvernement.
A cela, il convient de répondre que le département des affaires étrangères peut très bien s’arranger de façon à enlever à la célébration, ou au refus de célébration des mariages par ses agents, tout caractère et toute importance diplomatique, et par conséquent toute apparence d’acte de gouvernement.
L’acte diplomatique n’est, en principe, considéré comme constituant un acte de gouvernement que dans la mesure où il risque d’entraîner des difficultés internationales. Mais tous les actes des agents diplomatiques ne sont pas susceptibles de déchaîner la guerre, ni même de compromettre les bonnes relations internationales. M. le commissaire du gouvernement Chardenet fait observer avec raison, dans ses conclusions (Sirey, 1911, IIIe part., p. 106), que la fin de non-recevoir tirée de l’acte de gouvernement, très largement admise il y a quelque trente ans, n’a aujourd’hui qu’un emploi de plus en plus limité. On y regarde de près avant de déclarer que toute une catégorie d’actes échappe aux responsabilités juridiques. On distingue entre les divers actes diplomatiques. Sans doute, on admettra encore la théorie des actes de gouvernement, s’il s’agit de questions relatives à la protection que les agents consulaires doivent aux Français résidant à l’étranger, ou à l’obligation pour le gouvernement français, d’adresser des réclamations à un gouvernement étranger, en vue de la réparation des dommages causés à nos nationaux, toutes démarches qui risquent d’indisposer les gouvernements étrangers (V. not., Cons. d’Etat, 12 janvier 1877, Dupuy, S. 1879.2.31.; Pand. chr.; 23 dec. 1904, Poujade, S. et P. 1906.3.158, ou bien, lorsqu’il s’agira de l’ordre donné à des Français de quitter un pays étranger, où ils résident. V. Cons. d’Etat, 8 déc. 1882, Laffon, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 983. V. aussi Cons. d’Etat, 22 déc. 1905, Dame Ramiadana, S: et P. 1907.3.149), ou bien, lorsqu’il s’agira de décisions retirant à des étrangers le bénéfice de la protection française dans les pays d’Orient (V. Cons, d’Etat, 12 févr. 1904, Bachatori, dit Bachadour, S. et P. 1906.3.72; Pand. pér., 1905.4.11). Encore cette dernière décision a-t-elle été fortement critiquée (V. Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, 1904, p. 105 et s.). Du moins, dans ces diverses hypothèses, pouvait-on soutenir que la démarche était, par elle-même susceptible d’influer sur les relations internationales. Mais, dans l’hypothèse du mariage de nationaux français célébré devant un consul français, on ne voit pas que les relations internationales soient nécessairement intéressées. Si, dans certains pays, elles risquent de l’être, il est facile au département des affaires étrangères de prendre les mesures nécessaires pour qu’elles ne le soient pas.
D’abord, il y a des pays qui n’admettent pas cette célébration d’actes de l’état civil devant nos consuls; dans ces pays, la situation est nette, et il est clair que les agents diplomatiques n’encourent aucune responsabilité pour leur refus. Dans les autres pays, il n’y a qu’à rendre la situation aussi nette. La célébration d’actes de l’état civil par des agents diplomatiques porte une certaine atteinte à la souveraineté de l’Etat territorial, et cette pratique ne saurait être maintenue que du consentement exprès ou tacite de l’Etat territorial. Que l’on poursuive méthodiquement l’obtention du consentement exprès des différents Etats, par des traités; on en négocie constamment sur des objets qui ne sont pas plus importants. Que l’on adopte, si on le préfère, une autre méthode, suggérée par l’art. 170, C. civ., modifié par la loi du 29 novembre 1901 (S. et P. Lois annotées de 1902, p. 313), en ce qui concerne les mariages contractés en pays étranger entre un Français et une étrangère; que l’on désigne par décret les pays où nos agents diplomatiques peuvent célébrer les mariages entre Français; qu’il soit entendu que, dans les autres pays, il leur sera réglementairement interdit d’en célébrer; dans ces conditions, ils ne sauraient être personnellement en faute de refuser. Mais qu’il soit entendu aussi que, dans les pays où un décret du chef de l’Etat aura autorisé la célébration des mariages, ils doivent être obligatoirement célébrés à la requête des parties, si toutes les conditions de droit civil sont réunies, et que la célébration ne saurait en être refusée sous prétexte de motifs diplomatiques.
En réalité, dans une situation ainsi nettement établie, il n’y aura plus de questions diplomatiques; chacun saura à quoi s’en tenir, et l’agent, diplomatique, et le gouvernement étranger auprès duquel il est accrédité, et nos nationaux. Bien souvent les difficultés diplomatiques ne naissent que parce qu’on n’ose pas s’expliquer. Alors on se meut au milieu de susceptibilités éveillées par l’incertitude, qu’une décision claire, quelle qu’elle fût, aurait empêchées de surgir.
Ainsi, le Tribunal des conflits n’était pas obligé de prendre en considération les craintes du département des affaires étrangères, au sujet des complications diplomatiques possibles, parce que, pour rendre ces craintes vaines, il suffit au département de prendre certaines dispositions très simples et parce qu’un service ne peut pas invoquer le salut de l’Etat pour se faire couvrir par une juridiction, quand il dépend de lui d’assurer le salut de l’Etat par des moyens d’administration.
D’autre part, des motifs sérieux de politique jurisprudentielle imposaient au Tribunal des conflits d’infliger au département des affaires étrangères ce léger désagrément. Pour saisir toute la portée de notre arrêt du 23 mars 1911, il importe de le situer dans le développement de jurisprudence dont il fait partie. Depuis un certain nombre d’années, le Tribunal des conflits s’est attaché à faire disparaître, dans la mesure de son pouvoir, ce que les détracteurs du droit administratif appellent ses « chinoiseries », c’est-à-dire les complications et les bizarreries des règles de compétence. De cette préoccupation très louable, on pourrait signaler des preuves multiples. Nous nous bornerons à rappeler celles qui sont relatives à la matière des actions en responsabilité pour faute de service. Depuis déjà longtemps, il était admis que, pour les fautes de service commises dans l’exécution des services de l’Etat, les actions en responsabilité étaient de la compétence des tribunaux administratifs; mais, par une complication qui avait pu avoir autrefois ses raisons d’être, qui, avec le temps, était devenue une simple bizarrerie, pour les fautes commises dans l’exécution des services des départements, des communes, des établissements publics, les actions en responsabilité étaient de la compétence des tribunaux judiciaires. Une simplification s’imposait, et le Tribunal des conflits l’a réalisée par trois arrêts successifs, qui indiquaient chez lui un parti bien arrêté. (V. Trib. des conflits 29 févr. 1908, Feutry. 11 avril 1908, de Fonscolombe , et 23 mai 1908, Jouillé, S. et P. 1909.3.49 ; Pand. pér., 1909.3.49 avec les notes de M. Hauriou sous ces arrêts. Adde dans le même sens, pour la faute commise dans l’exercice d’un service public communal, Bordeaux, déc. 1909, S. et P. 1910.2.164; Pand. pér., 1910.2.164). Désormais, pour toutes de service sans qu’il y ait à distinguer entre les diverses administrations publiques, les actions en responsabilité sont de la compétence des tribunaux administratifs. Notre arrêt d’aujourd’hui est, dans une certaine mesure, la contre-partie de ces arrêts de 1908. Il s’y rattache, en ce sens qu’il s’agit toujours d’une question de responsabilité; il en est la contre-partie, en ce sens que le Tribunal des conflits y marque l’intention, après avoir énergiquement attribué aux tribunaux administratifs tout ce qui leur revient dans les matières de responsabilité, d’attribuer non moins énergiquement aux tribunaux judiciaires tout ce qui leur revient dans les mêmes matières. Il a rencontré une matière où un agent administratif pouvait avoir encouru une responsabilité en qualité d’officier de l’état civil ; il est entendu, de par la jurisprudence des excès de pouvoir, que le service de l’état civil n’est pas un service administratif, mais un service judiciaire ; le Tribunal des conflits a profité de l’occasion pour constater très logiquement que les responsabilités encourues dans ce service judiciaire relevant de la compétence. Cette jurisprudence se rattache à celle qui fait de toutes les questions d’état des personnes une matière réservée à l’autorité judiciaire. (V. not., Cons. d’Etat, 19 fév. 1887, Dame Siegel, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 157, Laferrière, op. cit., t. I, p. 514 et s.). Elle se rattache aussi à cette idée que la Puissance publique, lorsqu’elle emploie, pour son action, des formes qui ne sont pas administratives, qu’elles soient d’ailleurs des formes judiciaires ou des formes de la vie privée, cesse d’être protégée par la compétence administrative.
On voit donc que ce n’est pas à la légère que le Tribunal des conflits a pris sa décision, et que, si l’on se place sur le terrain de la politique jurisprudentielle il y a eu ses raisons qui sont bonnes. Protéger le gouvernement quand il veille à la sécurité internationale, et que cela est indispensable, c’est bien; mais, quand le gouvernement peut se protéger tout seul, le laisser veiller lui-même à sa propre sécurité, et se préoccuper de la simplification des règles de compétence ; c’est mieux.
II. – La politique jurisprudentielle ne suffirait pas à justifier une décision de justice, si, par ailleurs, elle était manifestement contraire au fond du droit. Examinons maintenant la question au point de vue du droit.
Elle se ramène à ceci : étant donné que les agents diplomatiques, quand ils célèbrent un mariage entre Français, conformément à l’art. 48, c. Civ., agissant en qualité d’officiers de l’état civil, conservent-ils cette qualité, quand ils refusent de procéder à cette célébration, même pour les motifs d’ordre diplomatique, réels ou prétendus ? Au point de vue du droit, la réponse ne fait pas doute, parce que les motifs allégués à propos d’un acte de l’état civil est, en la nature de l’acte. Le refus de célébrer un acte de l’état civil, et par conséquent, entraîne une responsabilité d’officier de l’état civil ; des motifs d’ordre diplomatique ne sauraient en modifier la nature. M. le commissaire du gouvernement Chardenet a bien mis en lumière, dans ses conclusions, la force de ce raisonnement, par une simple transposition de l’hypothèse.
Au lieu de raisonner sur le refus de célébration de mariage, opposé par un agent diplomatique pour des motifs diplomatiques, raisonnons sur le refus de célébration, opposé par un maire pour des motifs d’ordre administratif, par exemple, parce que le mariage projeté serait de nature à provoquer dans la commune un grave scandale, et à amener des troubles. Croit-on que ce motif d’ordre administratif aurait la vertu de modifier la nature du refus du maire, d’en faire un refus du magistrat chargé de la police, et non pas un refus de l’officier de l’état civil ? Evidemment non. Il n’y a pas, sur ce point, de décision de jurisprudence bien nette, quoique l’on puisse citer un arrêt de la Cour de Pau du 16 mai 1853 (S. 1853.2.491; P. 1854.1.566); mais le simple bon sens suffit à dicter la solution. S’il en était autrement, un ministre du culte qui refuserait les sacrements, non pour des motifs religieux, mais pour des motifs de police civile, n’agirait plus en qualité de ministre du culte, et ne relèverait plus, canoniquement, du tribunal de l’évêque; un militaire qui aurait commis un acte d’insubordination, par un motif politique louable, parce qu’il lui paraissait que l’ordre à lui donné tendait à la préparation d’un coup d’Etat, ne relèverait plus du conseil de guerre, etc.
Fort heureusement, l’ordre des compétences ne repose pas sur les mobiles des actes, mais sur leur nature. Les tribunaux sont saisis d’après la nature des actes, et tous sont également compétents pour en apprécier les mobiles. L’agent diplomatique qui aurait refusé de célébrer un mariage pour de valables raisons diplomatiques, et qui serait, de ce chef, poursuivi en responsabilité devant un tribunal civil, serait reconnu non responsable par l’autorité aussi bien qu’il aurait pu l’être par le Tribunal des conflits.