Depuis déjà un assez long temps, le Conseil d’Etat s’est attaché à séparer les actes du pouvoir judiciaire des actes administratifs et à déclarer non recevables contre eux le recours pour excès de pouvoir, à raison de la nature de l’acte. Si nous ouvrons le remarquable traité que M. Raphaël Alibert, maître des requêtes honoraire, vient de faire paraître sur le Contrôle juridictionnel de l’Administration au moyen du recours pour excès de pouvoir, nous voyons (p. 67 et s.) que l’analyse de la jurisprudence fournit sur cette fin de non-recevoir les précisons suivantes :
1° Le recours pour excès de pouvoir n’est pas recevable contre les jugements rendus par les tribunaux de l’ordre judiciaire, ni contre les arrêts de la Cour de cassation (Cons. d’Etat, 21 févr. 1979, Pollet, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p.171), ni contre ceux des conseils de guerre (Cons. d’Etat, 7 mais 1909, Duffourd, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 476), ni pour les actions en indemnité contre l’Etat à raison des frais exposés pour la comparution d’un témoin en conseil de guerre (Cons. d’Etat, 4 juin 1924, Dame Le Bourlec, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 542) ;
2°Ni contre les actes d’exécution des décisions de justice (Cons. d’Etat, 26 mai 1913, Monteil, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p.574 ; décision d’un commandant de corps d’armée prise en exécution d’un arrêt de conseil de guerre) ;
3°Ni contre les actes d’instruction accomplis par les autorités judiciaires ou les officiers de police judiciaire : par exemple, procès-verbal de contravention dressé par un commissaire de police ou saisie opérée par ce magistrat (Cons. d’Etat, 30 nov. 1906, Berthon, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 884 ; 26 nov. 1920, Spitz, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 1006) ;
4° Ni contre les actes relatifs à l’exécution des peines (Cons. d’Etat, 3 mais 1901, Scrosoppi, S. 1904.3.15 ; Pand. pér., 1903.5.1; décision du procureur de la République remettant un condamné à un gouvernement étranger à l’expiration de sa peine : Cons. d’Etat, 20 déc. 1918, Foy, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 1156, décision du ministre de la justice refusant de transférer un détenu) ;
5° Ni contre les actes intérieurs d’administration judiciaire, par exemple, les décisions prises par le ministre de la justice ou par le parquet dans la surveillance des officiers ministériels (Cons. d’Etat, 6 août 1897, R…, S. 1898.3.81, et la note M. Hauriou ; 10. févr. 1922, Violteau, S. 1925.3.40) ; ou encore la décision d’un premier président de Cour d’appel organisant un concours de traducteurs interprètes (Cons. d’Etat, 5 août 1908, Gérard, S. 1911.3.12) ; ou encore les décisions prises par le ministre de la justice pour assurer le roulement des magistrats entre les chambres d’un tribunal (Cons. d’Etat, 4 août 1913, Magnaud, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p.988).
6° Les mesures disciplinaires contre les magistrats qui sont du ressort du Conseil supérieur de la magistrature (Sont exceptées celles contre les juges de paix et contre les magistrats coloniaux).
Notre affaire Desmarais rentre évidemment dans la cinquième catégorie que M. Alibert appelle actes intérieurs d’administration judiciaire. Elle est à rapprocher de l’affaire Magnaud, du 4 août 1913, où il s’agissait de roulement de magistrats entre les chambres d’un tribunal; ici la décision attaquée était relative au remplacement d’un juge d’un tribunal civil par un avoué, et c’est évidemment la même catégorie des actes de service intérieur de l’administration judiciaire.
Aussi n’est-ce point par sa décision d’espèce que notre arrêt présente de l’intérêt, mais par ses considérants qui s’élèvent jusqu’à une formule générale permettant de distinguer, parmi les actes du ministre de la justice, ceux qui restent actes du pouvoir administratif et ceux qui deviennent actes de pouvoir judiciaire. C’est qu’en effet, ce qui fait la difficulté du sujet, c’est qu’il est des actes du ministre de la justice qui demeurent administratifs et susceptibles de recours pour excès de pouvoir.
Voici, d’après notre arrêt, la formule qui permet de départager les compétences :
« Considérant qu’en prenant la décision attaquée, le ministre de la justice n’a pas agi comme autorité administrative,
» Mais, dans l’exercice de ses attributions de chef de la magistrature, chargé de veiller au bon fonctionnement de l’organisation judiciaire,
» Et que les questions soulevées par le pourvoi, relatives à l’étendue de ses droits et de ses obligations à ce point de vue, ne sont pas de celles dont il appartient à la juridiction administrative de connaître. »
En bref, ce sont les attributions de chef de la magistrature du ministre de la justice, qui constituent ses attributions judiciaires, et les attributions de chef de la magistrature ont pour objet le bon fonctionnement de l’organisation judiciaire.
Au contraire, conservent leur caractère administratif, les attributions du ministre, en tant qu’il est chef du personnel des magistrats, chargé de prendre les décisions relatives à leur carrière personnelle, à l’exception des mesures disciplinaires qui relèvent du Conseil supérieur de la magistrature.
Préposé au fonctionnement de l’organisation judiciaire ou préposé à la gestion de la carrière du personnel judiciaire, voilà les deux attributions différentes du ministre de la justice, dont l’une est judiciaire et l’autre administrative, et qui déterminent les compétences.
Il serait dangereux de s’écarter de ces formules précises et, par exemple, d’attribuer la nature judiciaire aux actes accomplis pour le fonctionnement du service de la justice. En effet, le sens du mot service n’est pas précis, notamment le fonctionnement d’un service sera généralement considéré comme justifiant et entraînant des actes d’organisation du service. Or, ici, des actes d’organisation du service de la justice, à supposer qu’exceptionnellement ils fussent du ressort d’autorités non législatives, seraient certainement des actes de nature administrative et non de nature judiciaire (Cons. d’Etat, 3 déc. 1914, Cnudde, S. 1921.3.43 ; Cfr. Alibert, op. cit., p.69, texte et note 3, constitution d’un conseil de guerre par le gouvernement militaire d’une place investie, en vertu des art. 41 et 48, C. just. milit.).
Au contraire, la formule fonctionnement de l’organisation judiciaire exclut tout naturellement les créations d’organisation et c’est la preuve qu’elle a été très soigneusement choisie pour cadrer avec toute la jurisprudence antérieure du conseil.