La nouveauté de notre décision est dans la solution implicite par laquelle les associations de fonctionnaires sont reconnues recevables à intenter le recours pour excès de pouvoir dans un intérêt professionnel. Déjà, depuis les arrêts Lot et Molinier du 11 décembre 1903 (S. et P. 1904.3.113, et la note de M. Hauriou), le Conseil d’Etat avait admis qu’un fonctionnaire appartenant au cadre d’une administration publique, avait un intérêt à la fois personnel et professionnel à poursuivre l’annulation des actes faisant grief à la fois à lui et a toute une catégorie de ses collègues; cette première décision avait été suivie de beaucoup d’autres (V. not., Cons. d’Etat, 15 déc. 1905, de la Taste, S. et P. 1907.3.143; 1er juin 1906 [4 arrêts], Alcindor, S. et P. 1908.3.138; Pand. pér., 1908.3.138; 15 févr. 1907, Prunget, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 157; 22 mars 1907, Viret, Id., p. 278). Dans ces diverses affaires, tantôt le fonctionnaire réclamant était seul, tantôt l’association amicale s’était jointe à son pourvoi; mais le Conseil d’Etat avait toujours évité de statuer sur la recevabilité du recours en tant qu’il était formé par l’association (V. Cons. d’Etat, 15 févr. 1907, Prunget, précité). Dans notre affaire, il a bien été obligé de se prononcer, parce que l’association des fonctionnaires était la seule requérante, et sans doute était-ce à dessein, afin de faire juger la question de recevabilité.
M. le commissaire du gouvernement Tardieu, dans les excellentes conclusions qui sont rapportées ci-dessus, a traité les questions de droit que soulevait la recevabilité du pourvoi; il les énumère dans l’ordre suivant :
1° Dans l’état actuel de la législation, les fonctionnaires peuvent-ils légalement former entre eux des associations?
2° En admettant qu’ils puissent s’associer, ces associations pourront-elles avoir le caractère d’associations professionnelles ?
3° Ces associations professionnelles seront-elles recevables à intenter des pourvois dans un intérêt professionnel ?
Toutes ces questions ont été résolues par lui affirmativement au cours d’un exposé historique qu’il faut lire en entier. Cette histoire si rapide de la formation des associations de fonctionnaires est une des meilleures démonstrations que l’on puisse donner de ce fait que nous vivons sous un régime de légalité, et que le gouvernement sait reconnaître à chacun son droit. Cela a été en grande partie une surprise de voir la loi du 1er juillet 1901, sur la liberté d’association, servir aux fonctionnaires plus qu’aux autres citoyens. Le premier mouvement des administrations centrales a certainement été de manifester de la mauvaise humeur, mais le second mouvement a été de reconnaître que c’était une conséquence de la loi. On avait fait une loi générale pour les citoyens ; les fonctionnaires, qui sont des citoyens, en ont profité. Il est vrai qu’ils ont pris cette initiative, le plus souvent, sans en demander la permission à leurs chefs, mais, en ce qui concerne leurs intérêts de carrière, ils ne sont point placés sous le régime de l’autorisation préalable. Prévenir leurs chefs, c’était de la politesse, ou de la convenance, mais il n’y avait pas obligation juridique de demander l’autorisation. Quant à l’objet de l’association, il était licite : pourquoi des fonctionnaires ne pourraient-ils pas s’occuper en commun de leurs intérêts de carrière ? Comme il arrive souvent, autour de cette chose si simple, on a fait beaucoup de bruit et prononcé de grands mots : coalition de fonctionnaires, concert de mesures contraires aux lois, forfaiture, etc. Ces exagérations n’ont effrayé personne; la coalition de fonctionnaires, ou le concert de mesures, prévus et punis par le Code pénal, art. 123-126, concernent les mesures qui seraient concertées par les fonctionnaires contre l’exécution des lois et contre celle des services; le Code pénal vise en un mot le sabotage des services, ou la grève des fonctionnaires, ou toute autre manifestation de l’action directe. Mais il n’y a pas, Dieu merci, que l’action directe révolutionnaire, il existe une action légale et pacifique pour faire valoir ses droits; cette voie de l’action légale est ouverte aux associations de fonctionnaires; et nul n’a le droit d’affirmer qu’elles ne s’y cantonnent pas dans l’ensemble.
Une seule précaution était à prendre, et l’on verra, par l’historique de M. Tardieu, que le gouvernement n’y a point manqué : c’était d’empêcher la jonction des associations de fonctionnaires avec les syndicats ouvriers.
On se demande quelquefois si ce n’est pas une question de mots de distinguer l’association des fonctionnaires du syndicat des fonctionnaires; surtout s’il est admis que l’association des fonctionnaires est professionnelle, en quoi se distingue-t-elle d’un syndicat professionnel ? Mais il ne s’agit pas de savoir si une association professionnelle est ou non de même nature qu’un syndicat professionnel, ce qui serait une question de droit civil; nous sommes en présence d’une question de droit public général qui se formule ainsi : ne serait-il pas contraire à l’équilibre de la vie publique et de la vie privée, équilibre fondamental dans notre régime d’Etat, que des syndicats de fonctionnaires constitués d’après la loi de 1884 pussent se confédérer avec des syndicats ouvriers ? Les syndicats de fonctionnaires appartiennent au personnel de la vie publique; les syndicats ouvriers au personnel de la vie privée. Admettre leur confédération serait admettre la confusion des forces de la vie publique et de celles de la vie privée. Voilà le véritable nœud de la question ; il gît dans la confédération possible des fonctionnaires et des ouvriers sous le couvert du syndicat, parce que le syndicat entraîne l’union des syndicats.
On conçoit que les collectivistes poussent à la roue; c’est leur jeu, non seulement parce que, politiquement, l’adhésion des syndicats de fonctionnaires à la Confédération générale du travail serait une force, mais, encore parce que, socialement, ce serait une destruction partielle du régime d’Etat, qu’ils veulent remplacer par le régime de la collectivité, laquelle repose sur la confusion du public et du privé. Mais c’est le jeu du gouvernement, et de tous les partisans du régime d’Etat équilibré que nous possédons, de résister de tout leur pouvoir à cette confusion et à cette confédération. Ils y réussiront certainement, d’autant qu’ils y seront aidés par le bon sens et la modération de la très grande majorité des fonctionnaires.
Nous n’insisterons pas davantage sur les questions de droit qui ont été élucidées à fond par M. le commissaire du gouvernement, et qui d’ailleurs sont maintenant résolues par notre arrêt. En déclarant recevable le pourvoi des associations de fonctionnaires, le Conseil d’Etat a reconnu leur caractère fictif. Nous voudrions dire quelques mots de l’intérêt pratique de notre décision.
Les associations de fonctionnaires pouvaient déjà faire des démarches, elles pourront intenter des recours dans un intérêt professionnel; elles auront pour mission de surveiller dans leurs services l’application des lois et règlements de la carrière; elles auront, pour intenter les recours contentieux, à la fois plus de ressources, plus d’expérience, moins de timidité que des fonctionnaires isolés qui hésitent à se mettre en avant. Elles seront ainsi les meilleures gardiennes de la légalité. Le public, égaré par quelques manifestations tapageuses, les voit peu sous cet aspect, et cependant le besoin de légalité et de garanties a été le motif déterminant de leur constitution.
Le mouvement d’association et de fédération des fonctionnaires, comme toutes les transformations un peu profondes de la vie sociale, obéit à plusieurs mobiles. Il y a certainement en lui une tendance à une forme nouvelle de décentralisation; des associations de fonctionnaires, qui seront constituées ultérieurement avec le concours du gouvernement lui-même, recevront certains droits d’autonomie dans la gestion du service. II existe déjà des organisations de ce type chez des fonctionnaires privilégies; tout le régime de l’enseignement supérieur, Facultés et Universités, repose sur un fédéralisme des fonctionnaires, organisé par le gouvernement lui-même pour la meilleure gestion de la fonction. Universités et Facultés dirigent leurs propres services avec une large autonomie ; la direction administrative ne s’y sépare pas du travail technique ; le doyen de la Faculté enseigne lui-même ; ainsi l’administration du service reste toujours pénétrée des nécessités techniques. Nul doute que ce procédé ne puisse être généralisé en un certain nombre de services et qu’il n’y donne de bons résultats. Ce côté du fédéralisme des fonctionnaires est donc très intéressant et il préoccupe à bon droit les esprits avertis (V. Paul Boncour, Le fédéralisme économique; Maxime Leroy, Les syndicats de fonctionnaires); mais ce n’est pas là le motif pratique qui a mis en mouvement la masse des fonctionnaires : ce qui l’a précipitée dans l’association, c’est cette forme d’injustice spéciale aux corps hiérarchisés qui s’appelle le « passe-droit ».
Le passe-droit est de tous les temps, mais il a fleuri depuis un quart de siècle avec une recrudescence dont il ne sera pas inutile d’indiquer les causes.
Si l’on se reporte à une trentaine d’années en arrière, on trouve dans toutes les administrations une hiérarchie fortement organisée et depuis longtemps; cette hiérarchie s’est créé des traditions de bonne administration; elle a des moyens d’information suffisants sur son personnel; elle se préoccupe spontanément des besoins de celui-ci et lui rend en général une exacte justice; les subordonnés n’ont pas à solliciter leur avancement; ils seraient même très mal reçus s’ils sollicitaient, et surtout s’ils faisaient agir des influences parlementaires, lesquelles en sont à leurs débuts. En un mot, à cette époque, il n’y a que la hiérarchie, et, comme elle est seule, libre de ses allures et par suite entièrement responsable, elle s’est fait une moralité qui constitue le plus souvent une garantie suffisante, et dont, en tout cas, les fonctionnaires se contentent. II n’y a pas beaucoup de passe-droits.
Mais la crise de l’intrusion parlementaire va se produire. Elle commence à sévir avec le scrutin d’arrondissement rétabli en 1889. Les députés et sénateurs assiègent les bureaux des ministères et le cabinet des ministres; le cabinet, organe purement politique, entre en lutte avec la hiérarchie. Toutes ces forces coalisées font brèche dans la hiérarchie et rapidement la désorganisent; elle est obligée de se plier aux mœurs de la recommandation politique; elle résiste quelquefois, mais souvent elle cède; il y a dans les bureaux des ministères des imprimés tout prêts pour répondre à l’homme politique.
Un premier résultat, une première forme du passe-droit, c’est la nomination ou l’avancement rapide du candidat protégé. Une seconde forme du passe-droit, un second résultat, peut-être plus démoralisant pour la masse du personnel, c’est que la hiérarchie, qui a pris l’habitude d’être sollicitée ne fait plus rein sans sollicitation, et ne songe pas au fonctionnaire modeste qui ne demande pas de récompense ; elle a perdu la spontanéité de la justice, elle ne connaît plus que ceux qui se font connaître, qui appellent bruyamment l’attention sur eux. Même quand la hiérarchie a des chefs régionaux chargés de noter les subordonnés, et qui les notent consciencieusement au point de vue professionnel, elle se voit obligée de préférer aux candidats qu’ils proposent pour l’avancement d’autres candidats, qui, eux, ont agi auprès de l’administration centrale. Enfin, débordée, harcelée, ayant perdu le sentiment de l’équilibre, la hiérarchie elle-même commet des passe-droits, elle s’inféode à des coteries, elle écoute des conseillers sans mandat, elle emploie des ruses et des surprises, elle a des combinaisons machiavéliques.
Les résultats d’ensemble de cette agitation désordonnée sont déplorables; nous n’avons parlé jusqu’ici que des passe-droits légers, retards dans l’avancement par suite de nominations irrégulières dans les hauts postes ou de promotions injustifiées; mais il y a eu des injustices plus graves, des petits fonctionnaires révoqués ou brutalement déplacés et en quantité.
A ce mal, où était le remède ? Quand un équilibre est détruit il faut tâcher de le rétablir; mais il est bien rare qu’on puisse le rétablir tel qu’il était auparavant; la force qui l’a ruiné subsiste; il faut donc lui opposer une force nouvelle. C’est à quoi est destinée l’association de fonctionnaires. En soi, elle est pour neutraliser l’action politique, pour seconder la hiérarchie dans sa résistance, pour l’aider reconstituer le régime normal dans les carrières. La hiérarchie avait été obligée de sacrifier le côté technique, de négliger trop souvent la valeur professionnelle des agents; l’association vient remettre an premier plan la préoccupation professionnelle.
Au début, la hiérarchie a vu avec mauvaise humeur la formation des associations de fonctionnaires; elle redoutait des conflits, une rivalité d’influence nouvelle. Elle se rassurera et se ravisera; elle s’apercevra, au contraire, qu’une alliée précieuse lui est survenue. Contre l’homme politique, elle s’appuiera sur l’association; contre l’association, elle s’appuiera sur l’homme politique; la possibilité d’un jeu de bascule lui restitue de la liberté. De plus, hiérarchie, Parlement, associations, s’emploient de concert à formuler des règles, à constituer un statut pour les fonctionnaires, car, au fond, tout le monde leur veut du bien. Les règles fixes, cela permet au Conseil d’Etat d’intervenir si elles sont violées. Multiplions donc les règles sur la nomination, sur les promotions, sur l’avancement. Alors les fonctionnaires seront en paix sous la quintuple protection de la hiérarchie; des hommes politiques, de l’association, des règles légales et du Conseil d’Etat; au milieu de ces forces qui s’équilibreront, il se reconstituera un régime normal des fonctions publiques, et les chefs de l’avenir gouverneront avec les associations.