Notre décision constitue un précédent important, en ce que, pour la première fois, un décret de dissolution d’un conseil municipal est annulé ; mais les considérants sont empreints d’une certaine timidité doctrinale. Était-il indispensable de faire cette déclaration de principe : « Considérant qu’il appartient au Président de la République, aux termes de l’art. 43 de la loi du 5 avril 1884, de dissoudre tout conseil municipal en fonctions, et que les motifs d’un décret de dissolution pris en vertu des pouvoirs conférés au chef de l’Etat par cet article ne peuvent être discutés par la voie contentieuse » ? Pourquoi ces motifs ne sauraient-ils être discutés par la voie contentieuse, alors que l’art. 43 exige, par disposition spéciale, que le décret de dissolution soit motivé ? Si la loi a exigé l’énonciation des motifs, c’est sans doute pour que ces motifs puissent être appréciés et discutés. Voilà une question, celle de la prise que donne au juge l’énonciation de motifs dans une décision administrative, qui certes mérite d’être examinée.
Voyons d’abord les faits de la cause. Le conseil municipal de la commune de Vezzani avait été élu dans des conditions irrégulières ; il appartenait à l’Administration d’attaquer cette élection devant le conseil de préfecture ; de fait, cette voie avait été suivie, l’affaire portée en appel devant le Conseil d’Etat, et un arrêt du 21 février 1902, Elect. de Vezzani (Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 128), a prononcé l’annulation des opérations électorales. Mais pour aller au plus pressé, l’administration préfectorale avait également demandé la dissolution du conseil municipal, et cette dissolution avait été prononcée par un décret ainsi motivé : « Attendu que les conditions dans lesquelles a eu lieu l’élection du conseil municipal de Vezzani ne laissent pas aux membres de cette assemblée l’autorité morale suffisante pour administrer les affaires de la commune ; » par conséquent, le décret de dissolution était motivé par les mêmes irrégularités de l’élection qu’il était de la compétence du juge de l’élection d’apprécier, et qui, effectivement, allaient lui être soumises. Il y avait entreprise de l’administration active sur la compétence du juge administratif, et le décret de dissolution était entaché de cette espèce d’incompétence qui constitue, non plus seulement un excès de pouvoir, mais une usurpation de pouvoirs. C’est à raison de ce vice particulièrement grave, et à titre exceptionnel, que le Conseil d’Etat annule le décret : « Considérant que, si étendues que soient les attributions dévolues au Président de la République par la disposition de loi précitée, elles ne peuvent être exercées en vue d’obtenir le redressement d’irrégularités qui se seraient produites au cours des opérations électorales effectuées pour la nomination des membres du conseil municipal, et dont la connaissance a été expressément réservée par la loi à la juridiction administrative. »
Or, ce qui nous paraît critiquable, c’est le caractère exceptionnel donné à cette annulation ; il nous semble que le décret de dissolution d’un conseil municipal, du moment qu’il est motivé, tombe sous la prise du juge pour tout excès de pouvoir qui serait révélé par l’énonciation des motifs. En formulant ce prétendu principe général : « Les motifs d’un décret de dissolution pris en vertu des pouvoirs conférés au chef de l’Etat ne peuvent être discutés par la voie contentieuse, » le Conseil a obéi une fois de plus au préjugé des actes discrétionnaires et s’est laissé impressionner par toutes les ambiguïtés qui se cachent derrière cette conception. L’arrêtiste du Recueil du Conseil d’Etat ne le dissimule point : « L’arrêt rapporté ne fait pas échec à la jurisprudence qui décide que les motifs des actes discrétionnaires échappent au recours contentieux ; il rappelle encore expressément le principe, mais, etc. » Ainsi, il s’agit bien du fantôme des actes discrétionnaires, dont on a beau démontrer l’inanité, et qui hante toujours les esprits : « Il est des morts qu’il faut qu’on tue. »
Il n’y a pas d’actes discrétionnaires ; il y a un certain pouvoir discrétionnaire de l’Administration, qui se retrouve plus ou moins dans tous les actes, et qui est essentiellement le pouvoir d’apprécier dans tous les actes, et qui est essentiellement le pouvoir d’apprécier l’opportunité des mesures administratives. Ce pouvoir est discrétionnaire, parce que le juge administratif n’est pas juge de l’opportunité ; l’appréciation de l’opportunité est laissée entièrement à l’administration active ; elle constitue son domaine réservé. Il y a des actes où la question d’opportunité a plus d’importance que dans d’autres, mais il n’y a pas d’actes où, à côté de la question d’opportunité, on ne puisse soulever des questions de légalité, ou même des questions de moralité administrative ; or, la légalité et la moralité administrative ne sont pas discrétionnaires, elles sont obligatoires. La formule « actes dont les motifs ne sauraient être discutés par la voie contentieuse » cache donc la plus nuisible des équivoques. Si elle signifie que les motifs d’opportunité ne peuvent être discutés au contentieux, elle est vraie de tous les actes ; si elle signifie que les motifs qui contiendraient un manquement à la légalité ou à la moralité administrative, c’est-à-dire un excès de pouvoir caractérisé, ne peuvent être discutés au contentieux, elle n’est vraie pour aucun acte. Encore une fois, il y a des motifs qui ne peuvent être discutés, ce sont ceux fondés sur la seule opportunité ; il y a des motifs qui peuvent être discutés, ce sont ceux qui contiennent excès de pouvoirs, mais cette question de la nature des motifs est indépendante de la nature des actes.
D’ailleurs, la prétendue jurisprudence sur les actes discrétionnaires est-elle bien claire ? Edouard Laferrière, qui la connaissait bien, s’exprime ainsi : « La qualification d’actes de haute administration (ce qui est un autre nom des actes discrétionnaires) a été quelquefois appliquée à des décrets prononçant la dissolution de corps administratifs électifs… Si restreints que puissent être les moyens d’annulation opposables à ces décisions, on ne doit pas dire qu’elles échappent par leur nature à tout recours pour excès de pouvoir, elles peuvent tomber sous la juridiction du Conseil d’Etat, si elles sont entachées d’incompétence ou de vice de forme » (Tr. de la jurid. admin., 2e éd., t. II, p. 426). A la page 425, il s’occupe spécialement de l’appréciation des motifs ; il signale divers arrêts, notamment (Cons. d’Etat, 17 janv. 1879, Spindler, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 8), où le Conseil a décliné l’appréciation des motifs, pour s’emparer de l’appréciation de la légalité, et il ajoute en note : « On peut citer plusieurs exemples de rédactions analogues, qui distinguent très justement entre la discussion de la légalité de l’acte, qui appartient au Conseil d’Etat, et la discussion de ses motifs, qui lui échappe (V. Cons. d’Etat, 14 déc. 1883, Lequeux, S. 1885.3.65 ; P. Chr. ; 18 févr. 1887, Sortino Valentino, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 152 ; 3 févr. 1888, Buisson, S. 1890.3.6 ; P. Chr. ; 22 mars 1889, Delaine, S. 1891.3.31 ; P. Chr. ; 25 nov. 1892, Schwalbach, S. et P. 1894.3.90) » ; mais il ajoute encore, ce à quoi l’on n’a pas sans doute fait assez attentions : « Nous verrons plus loin que même les motifs de l’acte de pure administration peuvent être quelquefois discutés devant le Conseil d’Etat, lorsqu’on soutient qu’ils révèlent un détournement de pouvoir… » C’est-à-dire qu’il y a motifs et motifs, et c’est exactement la distinction que nous venons de faire.
En somme, la prétendue impossibilité d’apprécier les motifs des actes discrétionnaires n’a été qu’une étape à laquelle la jurisprudence s’est arrêtée il y a une vingtaine d’années. Elle a feint de croire pour un moment que l’excès de pouvoir n’était pas saisissable dans les motifs de l’actes, alors qu’il pouvait être saisi dans l’acte lui-même. Cette distinction artificielle a pu être utile, mais elle doit disparaître, comme tout ce qui ne correspond à rien de réel. Maintenant que le Conseil d’Etat s’est emparé des excès de pouvoirs que l’acte révèle sans qu’on ait à apprécier ses motifs, il doit s’emparer de ceux que révèlent les motifs ; Laferrière l’y invitait il y a déjà sept à huit ans, et c’est pourquoi notre arrêt, qui reste attaché à une rédaction datant de vingt ans, nous paraît bien timide.
La grande raison doctrinale qui doit décider le Conseil d’Etat à l’examen contentieux des motifs de tous les actes motivés, fussent-ils de haute administration (réserve faite de l’opportunité), c’est que la notion même de l’acte administratif implique l’examen contentieux de tout ce qui est contenu dans l’acte. Une décision administrative est une déclaration de volonté, et qui plus est une déclaration écrite. D’autre part, il existe un contentieux de l’annulation des actes pour excès de pouvoir. Mais il est clair que l’excès de pouvoir peut se glisser dans toutes les parties de la déclaration de volonté, aussi bien dans l’énonciation des motifs que dans le dispositif. Toutes les parties d’une déclaration de volonté sont solidaires et réagissent les unes sur les autres. Un dispositif qui, s’il était seul, paraîtrait régulier, se trouve vicié par l’énonciation d’un motif répréhensible ; sa qualité est changée. Il est impossible de ne pas tenir compte de cette modification que le motif a fait subir au dispositif ; par suite de l’insertion du motif dans le contenu de l’acte, cette modification est devenue un fait qui s’impose au juge.
Cette importance du contenu de l’acte s’est affirmée à propos du détournement de pouvoirs. Le conseil d’Etat a été amené à ne tenir compte de l’incorrection du but poursuivi par l’administrateur que lorsque cette incorrection serait établie par les énonciations de l’acte lui-même (Laferrière, op. cit., t. II, p. 549-550). Mais, si l’on ne retient que ce qui est énoncé, en revanche, on doit faire produire de l’effet à tout ce qui est énoncé. Le principe de la vertu du contenu de la déclaration de volonté doit logiquement produire des conséquences bilatérales : rien que ce qu’il y a dans l’acte, mais aussi tout ce qu’il y a. N’apprécions que les motifs qui sont exprimés, mais aussi apprécions tout ce qu’il y a en eux d’exprimé. Ce fondement doctrinal de l’appréciation contentieuse des motifs est de nature à calmer les scrupules de ceux qui seraient tentés de rechercher les intentions du législateur de 1884, à propos de l’art. 43 et de l’obligation de motiver les décrets de dissolution des conseils municipaux. Il est fort possible qu’à cette époque, on n’ait songé à imposer au gouvernement l’obligation de motiver que pour donner prise au contrôle des Chambres, et qu’on n’ait poursuivi qu’une garantie politique ; l’obligation de délibérer les mêmes décrets en conseil des ministres semble bien indiquer des préoccupations politiques. Mais les intentions du législateur ne peuvent pas empêcher le fait d’exister ; les motifs sont incorporés à l’acte ; étant incorporés, ils tombent sous la prise du juge de l’acte, car le contenu de l’acte est indivisible.
Au reste, l’obligation de motiver est, dans l’affaire, assez indifférente. Qu’une autorité administrative ait motivé son acte parce qu’elle y était obligée, ou qu’elle l’ait fait spontanément sans y être obligée, le motif n’en est pas moins incorporé à l’acte et n’en appartient pas moins au juge. Dans une affaire Maugras, du 16 novembre 1900 (S. et P. 1901.3.57, et la note), un maire avait suspendu disciplinairement un agent de police pour des motifs étrangers à la bonne administration ; le maire avait énoncé ses motifs sans y être légalement obligé (art. 88, L. 5 avril 1884), et son arrêté n’en a pas moins été annulé.
L’obligation légale de motiver n’aurait qu’une utilité, c’est de multiplier en fait les cas dans lesquels les juges pourraient saisir les motifs des actes. A ce point de vue, il serait désirable que des lois nouvelles généralisassent l’obligation de motiver ; ce serait une extension précieuse du domaine de l’excès de pouvoir. A toute la prise que donne au Conseil d’Etat le dispositif des actes s’ajouterait toute celle que lui donneraient les motifs.
Observons en terminant qu’un examen attentif des décisions assez nombreuses qui ont rejeté des recours dirigés contre des dissolutions ou des suspensions de conseils municipaux, contre des révocations ou des suspensions de maires ou adjoints, tous actes de haute administration, avec les formules suivantes : « Acte qui n’est pas susceptible de discussion contentieuse, » ou bien, « Acte dont les motifs ne sont pas susceptibles de discussion contentieuse, » révélerait qu’il s’agit toujours d’hypothèses où il n’y avait en question que des motifs d’opportunité, et aucun excès de pouvoir caractérisé, de sorte qu’au fond, la jurisprudence suit bien la direction que nous avons indiquée ; elle ne refuse au juge que l’appréciation de l’opportunité. Seulement elle emploie de mauvaises formules, qui ne serrent pas d’assez près la réalité (V. Cons. d’Etat, 25 juin 1857, Collard, S. 1858.2.508 ; P. chr. 22 janv. 1875, Dumont, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 62 ; 4 juin 1875, Allard, Id., p. 524 ; 31 mai 1878, Doubet, Id., p. 525 ; 31 déc. 1878, Clouzet, Id., p. 1126 ; 13 févr. 1885, Lafitte, Id., p 169 ; 3 févr. 1888, Buisson, précité ; 22 juill. 1898, de Beaumont, S. et P. 1901.3.11 ; 6 août 1898, Blond, S. et P. 1901.3.25 ; 6 avril 1900, Maire de Jargeau, S. et P. 1902.3.78).