Par cet arrêt et par tous les autres qui l’accompagnent et sont dans le même sens (V. les renvois de la note de M. Mestre sous Cass. civ. 24 janv. 1922 et autres arrêts, S. 1924.1.161), le Tribunal des conflits consacre la compétence judiciaire sur les actions en indemnité intentées contre les compagnies de chemins de fer par les ayants droit de militaires transportés pendant la guerre, en vertu d’ordres de transport, et victimes d’accidents mortels. Il se range ainsi à l’avis de la Cour de cassation, qui, à la suite de nombreuses Cour d’appel, avait affirmé cette compétence judiciaire (Aix, 26 nov. 1919, S. et P. 1921.2.65; Pand. pér., 1921.2.65, et la note de M. Mestre; Cass. civ. 24 janv. et 4 juill. 1922 et 22 janv. 1924, supra, 1er part., p. 161, et la note de M. Mestre. V. toutefois Paris, 13 et 26 févr. 1920, S. et P. 1921.2.65; Pand. pér., 1921.2.65).
II y avait dans ces affaires, outre la question de compétence, une question de fond qui était celle de savoir si les compagnies de chemins de fer, dont les services étaient réquisitionnés pendant la guerre et fonctionnaient sous les directives de l’autorité militaire, pouvaient être considérées comme continuant d’assumer les responsabilités des entreprises de transport, alors qu’elles ne jouissaient plus de leur entière liberté d’action. Le Tribunal des conflits prend parti sur cette seconde question dans le même sens que la Cour de cassation (V. Cass. civ. 24 janv. et 4 juill. 1922 et 22 janv. 1924, précitées, et la note de M. Mestre), c’est-à-dire dans le sens de l’affirmative, et il en donne la même raison, à savoir que la réquisition militaire résultant des lois du 13 mars 1875, art. 22, et du 28 décembre 1888 et de l’arrêté ministériel du 2 août 1914, malgré l’emprise qu’elle donnait à l’autorité militaire sur les services des réseaux, n’a cependant pas eu pour effet d’enlever aux compagnies de chemins de fer leur personnalité d’entreprises de transports et que c’est toujours pour leur compte qu’étaient effectués les transports.
Ainsi, le principe de la responsabilité subsiste parce que la personnalité juridique de la compagnie, et sans doute l’élément de liberté que la personnalité suppose, subsistent eux-mêmes. Et ce rattachement direct de la responsabilité à la personnalité juridique, comme contre-partie de sa capacité, est, certes, saisissant. D’ailleurs, notre arrêt reconnait en terminant que cette responsabilité des compagnies pourra être atténuée et diminuée dans la mesure où leur liberté d’action l’était elle-même, et il accepte que les tribunaux judiciaires tiennent compte, dans l’appréciation de cette responsabilité, « de toutes les circonstances de fait résultant de l’état de guerre ».
Notons encore que, s’agissant de militaires morts en service commandé, cette responsabilité des compagnies de transports est, supplétoire, car, en principe, l’indemnité doit être réglée par l’Etat sous forme de pensions et la compagnie de transports ne doit être recherchée que par des ayants cause n’ayant pas droit à la pension ou au cas où la pension ne réparerait pas complètement le dommage.
Reste une question importante, celle du fondement juridique de cette responsabilité pour accidents qui subsiste à la charge des compagnies de transports réquisitionnées pendant l’état de guerre.
Notre arrêt n’a pas esquivé cet ultime problème. Sa réponse se rapproche beaucoup de celle des arrêts de la Cour de cassation des 24 janvier et 4 juillet 1922 et 22 janvier 1924, précités, sans cependant lui être identique. La Cour de cassation, fidèle à sa jurisprudence établie depuis 1911, avait affirmé que la compagnie de transports avait assumé vis-à-vis du permissionnaire l’obligation de le transporter sain et sauf à destination et que la responsabilité résultant de l’inexécution de cette obligation était contractuelle; ce qui a, comme on sait, la conséquence de mettre à la charge de la compagnie la preuve de l’absence de faute. (Sur cette jurisprudence, V. Cass. civ. 21 nov. 1911, S. et P. 1912.1.73; Pand. per.,. 1912.1.73, et la note de M. Lyon-Caen; 21 avril 1913, S. et P. 1913.1.177; Pand. per., 1913.1.177, et la note de M. Lyon-Caen; 21 avril 1913, S. et P. 1914. 1.5; Pand. per., 1914.1.5, et la note de M. Lyon-Caen; Paris, 31 juill. 1919, S. et P. 1920.2.13; Pand. per., 1920.2:13, la note et les renvois. Comp. sur la jurisprudence antérieure, Cass. civ. 10 nov. 1884, S. 1885.1.129; P. 1885.1.279, et la note de M. Lyon-Caen; Pand. chr.; Paris, 31 janv. 1895, S. et P. 1896.2.225, et la note de M. Chavegrin; Rouen, 3 déc. 1898, S. et P. 1900.2.57, et la note de M. Esmein).
Le Tribunal des conflits, dans notre arrêt, admet bien que la responsabilité de la compagnie résulte de l’inexécution de son obligation de transporter le permissionnaire sain et sauf, mais il supprime la mention que cette obligation serait contractuelle. II semblerait en résulter que, dans sa pensée, la responsabilité de la compagnie ne serait plus contractuelle, sans que, pour cela, elle fût quasi délictuelle, car il reste qu’elle résulte de l’inexécution d’une obligation. Elle serait, pourrait-on dire, obligationnelle sans être contractuelle, solution qui laisserait en suspens un certain nombre de questions.
Nous comprenons l’embarras du Tribunal des conflits devant la situation créée par l’ordre de transport adressé à une compagnie de chemins de fer réquisitionnée. On cherche le contrat qui a bien pu se former entre le transporté et le transporteur et on ne le trouve pas. M. Mestre, dans sa note sous Cass. civ. 24 janv. 1922 et autres arrêts précités, a fortement insisté sur cette difficulté et il ne serait pas surprenant que ses observations très motivées eussent influé sur les rédacteurs de notre arrêt et les eussent incités à la prudence. Mais, d’autre part, chose curieuse, ils ont fait mieux que d’affirmer le caractère contractuel de la responsabilité; ils ont rassemblé, dans leurs considérants, tous les éléments d’une explication contractuelle extrêmement intéressante, de telle sorte que, sans employer le mot, ils ont justifié l’idée, ainsi que l’on en va juger.
D’abord, notre arrêt admet une analyse du contrat de transport très ingénieuse et très vraie. Cette analyse ramène tout le contrat passé entre le transporté et la compagnie de chemins de fer à l’achat d’un titre de transport qui est le billet et auquel sont incorporées toutes les obligations du transporteur (V. sur l’analyse du contrat de transport en la vente d’un billet de chemin de fer, Cosack, Tr. de dr. comm., trad. Mis, t. II, p. 421). Elles sont incorporées au titre qui est le moyen de preuve, de même que, dans un titre au porteur, sont incorporées toutes les obligations de l’emprunteur (V. sur l’incorporation du droit du voyageur au billet de chemin de fer, Thaller et Josserand, Les transports, n. 826; Roger, Man. jurid., théor. et prat. des transports, n. 96). L’expression « titre de transport » revient à chaque instant dans nos considérants et ce n’est évidemment pas sans intention.
Ensuite, notre arrêt remarque, en passant, que l’ordre de transport contenu dans la permission du militaire est un titre de transport équivalent à un billet : « C’est toujours pour le compte des administrations exploitantes qu’est effectué le transport qui a donné lieu à la délivrance d’un billet ou d’un titre équivalent ».
En faut-il davantage pour voir se dessiner la formation du contrat ? Il se forme entre la compagnie et l’Etat, mais le bénéfice en est transmis au soldat permissionnaire par un procédé de transmission des valeurs mobilières, c’est-à-dire par un transfert du titre de transport : 1° Le contrat se forme entre la compagnie de chemins de fer et l’Etat. A la vérité, il y a réquisition puisqu’il y a ordre de transport et que, d’ailleurs, les services du réseau sont réquisitionnés; mais la réquisition peut être consentie. La contrainte de la réquisition n’est pas de celles qui excluent le consentement par leur violence. Si elle allait jusqu’à la violence, elle annihilerait la responsabilité de la compagnie et notre arrêt nous avertit qu’il n’en est rien, malgré la pression subie par la compagnie, il y a donc, de sa part, consentement, c’est du coactus volui, sed volui. Ce consentement est-il de nature contractuelle ? Oui, car il y a échange des consentements; l’Etat demande un transport et offre un paiement; notre arrêt signale que la permission, titre de transport, délivrée par l’autorité militaire, est munie de deux coupons qui doivent en être détachés pour permettre à la compagnie de recouvrer le prix du transport; la compagnie accepte de transporter et aussi d’être payée, elle détache les coupons et elle appose des cachets aux gares d’arrivée et de départ, ainsi que le remarque encore notre arrêt qui, décidément, n’a rien négligé de ce qui peut étayer la thèse contractuelle. II y a donc contrat (V. en sens contraire Mauduit, De la resp. des comp. de chem. de fer en ce qui concerne les militaires transportés, thèse Poitiers, 1924, p. 79 et s.).
2° Le bénéfice de ce contrat conclu entre la compagnie et l’Etat va être transmis par l’Etat au soldat permissionnaire par un procédé de transmission de valeur mobilière. Analysons le procédé. Il ressemble à la création d’un chèque au nom d’un tiers. L’Etat, qui est en compte courant avec la compagnie de transport, tire sur elle un chèque représenté par les deux coupons de remboursement; mais, en même temps, il transmet au permissionnaire, comme une valeur mobilière nominative, un titre de transport auquel est incorporé le contrat de transport.
S’il est vrai que le billet de chemin de fer ordinaire n’est pas un titre transmissible, — ce qui, d’ailleurs, est un principe discutable, — on admet parfaitement qu’il peut être cédé avant que le voyage soit commencé (V. Thalleret-Josserand, op. cit., n. 827; Roger, op. cit., n. 97; Lamy, Man. prat. des transports par chem. de fer, 10° éd., p. 266). L’ordre de transport a donc pu être cédé puisque cette cession s’est effectuée avant le commencement du voyage. Où l’ordre de transport diffère du billet ordinaire, c’est en ce que l’ordre de transport n’est transmissible que de l’Etat au permissionnaire et non pas de permissionnaire à permissionnaire. Au reste, notre arrêt ne dit pas que le titre de transport soit identique au billet ordinaire, mais seulement qu’il est équivalent.
L’essentiel est qu’une théorie contractuelle puisse s’organiser sur la base du titre de transport, et il nous semble que, telle que nous l’avons présentée ou autrement, car nous n’y mettons aucun amour-propre d’auteur, mais d’après les directives de notre arrêt, elle peut s’organiser.