En France, la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 met fin à une longue attente : désormais, la portée de l’article 161 de la Constitution française du 4 octobre 1958 se trouve relativement modérée. Ainsi, les pouvoirs accordés au président de la République dans l’hypothèse de circonstances exceptionnelles peuvent être contrôlés par le Conseil constitutionnel à la demande des organes énumérés dans le texte. L’article 16, dont la source d’inspiration directe, est l’article 48 de la Constitution weimarienne de 1919, ne fut employé qu’une seule fois, par le Général de Gaulle lors de la crise algérienne en 19612. Dans les situations d’exception, que les règles « normales » n’arrivent pas à maîtriser, il faut pouvoir déclencher un mécanisme de décision et d’action susceptible de produire des effets concrets dans un laps de temps très court3.
La finalité d’une telle disposition paraît complètement justifiable d’un point de vue politique. Du point de vue du droit constitutionnel, en revanche, les choses se présentent autrement. En effet, « aucune formule n’est arrêtée pour rendre compte de l’état d’exception »4. « Est souverain celui qui décide de l’état d’exception. »5 La phrase résume à elle seule tout le problème de l’état d’exception généralement perçu comme un espace où le droit se trouve suspendu au profit de la capacité décisionnelle de celui qui le maîtrise.
La situation exceptionnelle se situe en deçà de la révolution et au-delà de la simple lutte politique. Exceptionnel n’a de sens que par rapport à un ordre juridique et en fonction d’une finalité. (…) Si l’exception n’existe que par rapport à la norme – au sens de l’obligation juridique et de comportement habituel ou normal (…).6
Ces deux éléments vont être retenus ici : d’abord la situation exceptionnelle n’est pas une rupture révolutionnaire ni un banal différend politique. Puis, on doit être en mesure de connaître la norme qui s’applique habituellement afin de la distinguer de la règle exceptionnelle.
L’exigence de la prise de décision immédiate et de l’action ciblée et rapide peut être difficilement remplie dans le cadre du fonctionnement normal des organes investis des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Il convient, dans ces cas de figure, de procéder à une suspension ou une modification du principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs afin de revenir à un état de fonctionnement normal de la machine étatique. Par conséquent, l’ « état d’exception » est incompatible avec la mise en œuvre normale du principe de séparation des pouvoirs. Le danger inhérant à un tel mécanisme est la concentration du pouvoir d’État au sein d’un seul organe ou dans les mains d’une seule personne, tenté(e) de faire durer l’état d’exception pour, finalement, détruire l’ordre constitutionnel existant. Lors des discussions du Conseil parlementaire, on enregistre le rejet des auteurs du texte de la Loi fondamentale d’y introduire, dès 1949, des dispositions relatives à une situation d’exception modifiant de manière temporaire la distribution des compétences constitutionnelles et l’équilibre organique en mettant en danger l’ordre constitutionnel démocratique et libéral de la Loi fondamentale. Toutefois, l’idée d’une « constitution de l’urgence » (Nostandsverfassung) renaît quelques années plus tard. Dans la période agitée des années 1960, le gouvernement du chancelier Kiesinger formule un projet de loi de révision constitutionnelle dont l’objet est l’adoption d’une série d’articles prévoyant des mécanismes de fonctionnement des pouvoirs publics dans l’hypothèse de situations exceptionnelles. Ces dispositions touchent aux droits fondamentaux et à l’organisation des organes des trois pouvoirs constitutionnels. La dix-septième loi de révision de la Loi fondamentale, adoptée en 1968, permet de créer la « constitution d’urgence ». Les réticences et les vives critiques dont la révision fait l’objet sont à rechercher dans ses origines constitutionnelles et la volonté de ne pas reproduire les erreurs de la politique weimarienne (Section 1). La « constitution d’ugence » actuelle vise à garantir un équilibre entre puissances de l’État en évitant la concentration au sein du seul pouvoir exécutif. Ainsi, elle représente moins une suspension du principe de la séparation des pouvoirs qu’une modification temporaire de ses modalités de mise en œuvre (Section 2).
- Alinéa 1er : « Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le président de la République prend les mesures exigées par ces cironstances, après consultation officielle du Premier ministre, des présidents des Assemblées ainsi que du Conseil constitutionnel » ; alinéa 3 : « Ces mesures doivent être inspirées par la volonté d’assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d’accomplir leur mission. Le Conseil constitutionnel est consulté à leur sujet » ; alinéa 4 : « Le Parlement se réunit de plein droit » ; alinéa 5 : « L’Assemblée nationale ne peut être dissoute pendant l’exercice des pouvoirs exceptionnels ». La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 ajoute qu’ « [a]près trente jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels, le Conseil constitutionnel peut être saisi par le président de l’Assemblée nationale, le président du Sénat, soixante députés ou soixante sénateurs, aux fins d’examiner si les conditions énoncées au premier alinéa demeurent réunies.(…) Il procède de plein droit à cet examen et se prononce dans les mêmes conditions au terme de soixante jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels et à tout moment au-delà de cette durée ». [↩]
- L’article 16 fut appliqué lors du putsch des généraux en Algérie, du 23 avril au 30 septembre 1961. Un recours fut formé devant le Conseil d’État afin de contester la décision de mettre en œuvre la disposition constitutionnelle « exceptionnelle », mais la Haute juridiction administrative vit dans cette décision un acte de gouvernement immunisé contre le contrôle juridictionnel (CE, Ass., 2 mars 1962, Rubin de Servens, RDP, 1962, p.294, concl. Henry). [↩]
- Jean Lamarque, « La théorie de la nécessité et l’article 16 de la Constitution de 1958 », RDP, 1961, p. 595 et suiv. Sur l’article 16 : L’article 16 de la Constitution de 1958, documents réunis et commentés par Francis Hamon, La Documentation française, Paris, 1994, p. 4 et suiv. ; Michèle Voisset, L’article 16 de la Constitution de 1958, LGDJ, 1969. [↩]
- François Saint-Bonnet, État d’exception, PUF, coll. Léviathan, 2001, p. 15. [↩]
- Carl Schmitt, Politische Theologie. Vier Kapitel zur Lehre von der Souveränität, 8e édition, Duncker & Himblot, Berlin, 2004, p. 13 : « Souverän ist, wer über den Ausnahmezustand entscheidet », avec une référence critique à Robert von Mohl pour qui décider de l’état d’exception ne peut être une question juridique. [↩]
- François Saint-Bonnet, État d’exception, PUF, coll. Léviathan, 2001, p. 29. [↩]