CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 39699/03
présentée par UNION FEDERALE DES CONSOMMATEURS QUE CHOISIR DE COTE D’OR
contre la France
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant le 30 juin 2009 en une chambre composée de :
Peer Lorenzen, président,
Rait Maruste,
Karel Jungwiert,
Renate Jaeger,
Mark Villiger,
Mirjana Lazarova Trajkovska, juges,
Gilbert Guillaume, juge ad hoc,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 21 novembre 2003,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant,
Vu la décision de M. J.-P. Costa, juge élu au titre de la France de se déporter (article 28 du règlement de la Cour) et la décision du Gouvernement de désigner M. G. Guillaume pour siéger à sa place en qualité de juge ad hoc (article 29 § 1 a) du règlement),
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
L’association requérante, l’Union fédérale des Consommateurs Que Choisir de Côte d’Or (UFC Que choisir 21), est une personne morale de droit français dont le siège social est à Dijon. Elle est représentée par Me Eric Ruther, avocat à Dijon. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme Edwige Belliard, Directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
L’association requérante a notamment pour objet statutaire d’aider les consommateurs et usagers contribuables à exercer leur pouvoir dans l’économie en vue d’assurer l’amélioration de leurs conditions de vie dans tous les domaines, dont l’environnement, et de contribuer à mettre à la disposition des consommateurs et usagers les moyens d’information, de diffusion et d’éducation qui leur sont nécessaires à cet effet, tant dans le domaine des produits que dans celui des services publics ou privés. Agréée pour la défense de l’environnement (article L. 241-1 du code de l’environnement), elle indique que c’est à ce titre qu’elle est intervenue dans le dossier dit du « TGV [train à grande vitesse] Rhin-Rhône ».
Tel qu’il est inscrit dans le schéma directeur national des liaisons ferroviaires à grande vitesse approuvé le 1er avril 1992 par décret du ministre de l’Equipement, du Logement, des Transports et de l’Espace, ce projet se présente comme une étoile à trois branches : la branche Est, tronc commun aux flux de voyageurs Est-Ouest et Nord-Sud ; la branche Ouest, prolongeant la première en ligne nouvelle jusqu’à la ligne Sud-Est préexistante ; et la branche Sud, en ligne nouvelle jusqu’à Lyon. Il comprend au total environ 425 km de lignes nouvelles.
Le 10 septembre 1992, le ministre de l’Equipement décida d’engager les études préliminaires pour la réalisation de la ligne nouvelle à grande vitesse entre Mulhouse et la Bourgogne, ces études constituant la première phase du projet TGV Rhin-Rhône. Le projet progressa ensuite pas à pas, jusqu’à l’ouverture de l’enquête publique le 29 mai 2000.
L’association requérante considère que le projet soumis à l’enquête ne correspondait pas à celui qui était décrit dans le schéma directeur national des liaisons ferroviaires à grande vitesse et qui avait fait l’objet des études conduites précédemment : l’enquête publique ne portait que sur la branche Est, laquelle était devenue un projet « autonome et distinct ».
Le 25 janvier 2002, le décret « déclarant d’utilité publique et urgents les acquisitions foncières et les travaux de construction de la nouvelle liaison ferroviaire (…) dite « branche Est du TGV Rhin-Rhône » fut pris, après que le Conseil d’Etat (section des travaux publics) eut été entendu.
La requérante et plusieurs autres associations saisirent le Conseil d’Etat de demandes tendant à l’annulation de ce décret, invoquant notamment l’insuffisance de l’enquête publique et de l’étude d’impact au regard des prescriptions législatives et réglementaires.
En janvier 2002, l’association requérante demanda au ministre de l’Equipement de lui adresser une copie de la délibération de la Section des travaux publics du Conseil d’Etat sur le projet de décret d’utilité publique. Cette demande fut rejetée le 24 janvier 2002, au motif que les avis du Conseil d’Etat ne font pas partie des documents administratifs communicables de plein droit aux personnes qui en font la demande. L’association requérante saisit la Commission d’accès aux documents administratifs, qui, le 1er octobre 2003, se déclara incompétente pour se prononcer sur cette demande, les avis rendus par le Conseil d’Etat n’étant pas considérés comme des documents administratifs et n’entrant donc pas dans le champ de la loi précitée. L’association requérante s’adressa également à cette même fin et sans plus de succès au centre de coordination et de documentation du Conseil d’Etat.
A la demande de la Cour, le Gouvernement a produit une copie de la minute de l’avis, datée du 8 janvier 2002. Il s’agit du texte du décret assorti d’annotations manuscrites indiquant les modifications, en l’occurrence de forme, préconisées par la Section des travaux publics. Le Gouvernement a également communiqué un extrait du rapport annuel du Conseil d’Etat pour l’année 2002, relatif à l’avis de la section des travaux publics sur le décret litigieux, qui se lit comme suit :
« (…) La Section a, en deuxième lieu, été amenée à trancher de délicates questions de procédure en cas de réalisation par étapes d’un grand projet d’infrastructure. La jurisprudence reconnaît la faculté de soumettre à enquête publique un élément d’un projet d’ensemble si cet élément peut être réalisé séparément (CE 10 novembre 1995 Fédération Rhône-Alpes de protection de la nature) mais les textes imposent la production au dossier d’enquête d’une étude d’impact d’ensemble et une évaluation socio-économique globale (CE Assemblée, 23 octobre 1998 Collectif alternative pyrénéenne à l’axe européen et autres).
Saisie de la déclaration d’utilité publique des travaux de construction d’une ligne ferroviaire qui composait avec deux autres lignes un vaste réseau inscrit au schéma national des liaisons ferroviaires à grande vitesse, la Section a estimé que l’opération envisagée formait à elle seule un grand projet d’infrastructure dans la mesure où elle satisfaisait aux objectifs énoncés dans le schéma national. Dès lors, il n’était pas nécessaire de faire porter l’étude d’impact et l’évaluation socio-économique sur l’ensemble des trois branches (…) ».
Par un arrêt du 2 juin 2003, le Conseil d’Etat (section du contentieux) rejeta les requêtes. Il estima tout d’abord que le document inclus dans le dossier soumis à l’enquête publique et intitulé « évaluation socio‑économique » contenait l’ensemble des éléments qui, en vertu de l’article 4 du décret du 17 juillet 1984, devaient obligatoirement figurer dans l’évaluation prévue par l’article 14 de la loi du 30 décembre 1982 sur les grands projets d’infrastructure. Bien que le décret de 1984 précise que l’évaluation d’un grand projet d’infrastructures dont la réalisation est prévue en plusieurs tranches doit porter sur la totalité du projet et doit précéder la première tranche, ses dispositions n’étaient pas applicables en l’espèce : la branche Est du TGV Rhin-Rhône, dont la réalisation a été déclarée d’utilité publique par le décret de 2002, pouvait être construite et exploitée indépendamment des deux autres branches envisagées par le schéma directeur national des liaisons ferroviaires à grande vitesse approuvé par décret et constituait donc, par elle-même, un grand projet d’infrastructure ayant sa finalité propre.
Le Conseil d’Etat jugea l’étude d’impact sur la branche Est du « TGV Rhin-Rhône » conforme à l’article 2 du décret du 12 octobre 1977, relatif aux études d’impact selon que les travaux sont réalisés de manière simultanée ou de manière échelonnée, tout en relevant que ladite étude comportait une analyse sommaire des impacts qu’aurait sur l’environnement la réalisation éventuelle des trois branches.
Il considéra en outre que l’étude d’impact comportait une analyse précise de l’état initial de l’environnement comme des impacts du projet sur celui-ci ; que la circonstance que ces analyses étaient présentées par section du projet de voie ferroviaire ne pouvait être regardée comme constituant un obstacle à l’information du public ; qu’il ressortait également des pièces du dossier que les nuisances sonores liées au projet avaient fait l’objet d’une étude précise et que l’étude d’impact énonçait les mesures de protection envisagées pour réduire ces nuisances ; qu’une évaluation des risques hydrauliques liés à la réalisation du projet avait également été réalisée et que l’étude mentionnait des dispositions tendant à prévenir ces risques ; enfin, qu’il ne ressortait pas de l’examen de ces documents que certains effets du projet auraient été omis ou mentionnés de manière incomplète.
La formation de jugement était composée de M. Lasserre, Président, MM. P. Martin, Vigouroux, de Vulpillières, Turquet de Beauregard et Tabuteau, et Mme Vestur.
GRIEFS
1. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, l’association requérante se plaint de ne pas avoir reçu, dans le cadre de la procédure devant le Conseil d’Etat, communication du rapport du conseiller rapporteur et du projet d’arrêt.
2. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la requérante critique également le fait de ne pas avoir obtenu la communication des conclusions du commissaire du gouvernement. Par ailleurs, elle estime que sa cause n’a pas été entendue équitablement par un tribunal indépendant et impartial. Enfin, l’association requérante fait grief au Conseil d’Etat de ne pas avoir contrôlé la « matérialité des faits » alors qu’il en a la compétence. Elle lui reproche à cet égard de ne pas avoir jugé irrégulière la transformation de la première phase du projet initial en projet autonome, d’avoir conclu qu’il ne s’agissait pas d’une « phase » au sens juridique du terme, mais d’un projet ayant sa finalité propre, d’avoir retenu l’utilité publique de celui-ci alors qu’il ressort du dossier que sa rentabilité n’est pas avérée et que le nombre d’usagers potentiels a été surestimé, et de n’avoir pas admis que le jeu avait été faussé par la place prépondérante de la puissante association des élus du secteur concerné (Trans Europe TGV Rhin-Rhône-Méditerranée), favorable au projet, au sein du « comité de pilotage » de l’opération. Elle lui reproche également de ne pas s’être prononcé sur la régularité de la mise en place de tels « comités de pilotage », qui n’aurait pas de base légale et viserait à court-circuiter les observations du public et des associations pour leur substituer les avis d’élus favorables au projet.
3. Enfin, elle soutient que, dans l’hypothèse où la Cour conclurait à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention, elle devrait en déduire que les expropriations réalisées sur le fondement du décret contesté devant le Conseil d’Etat sont illégales et, en conséquence, méconnaissent le droit au respect des biens au sens de l’article 1 du Protocole no 1.
EN DROIT
1. L’association requérante se plaint de l’absence de communication du rapport du conseiller rapporteur et du projet d’arrêt. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention, aux termes duquel :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) ».
Par un courrier du 26 juin 2009, l’avocat de la requérante a informé le greffe de la décision de celle-ci de se désister de son grief tiré de l’absence de communication du rapport du conseiller rapporteur et du projet d’arrêt, dont le commissaire du gouvernement avait eu connaissance.
La Cour constate que la requérante n’entend plus maintenir cette partie de la requête, au sens de l’article 37 § 1 a) de la Convention. Par ailleurs, conformément à l’article 37 § 1 in fine, la Cour estime qu’aucune circonstance particulière touchant au respect des droits garantis par la Convention et ses Protocoles n’exige la poursuite de son examen.
Il y a donc lieu de rayer cette partie de la requête du rôle.
2. La requérante invoque également l’article 6 § 1 de la Convention pour se plaindre de la procédure à différentes égards.
La Cour constate d’emblée que les parties s’opposent sur la question de savoir si les dispositions de l’article 6 de la Convention étaient applicables en l’espèce. Elle n’estime cependant pas nécessaire d’examiner cette question, les griefs tirés de l’article 6 étant, en tout état de cause, irrecevables pour les motifs suivants.
a) Sur le défaut de communication des conclusions du commissaire du gouvernement
La Cour rappelle qu’elle a déjà jugé que le défaut de communication aux parties, avant l’audience, des conclusions du commissaire du gouvernement n’emporte pas violation de l’article 6 § 1 de la Convention (Kress c. France [GC], no 39594/98, §§ 72-76, CEDH 2001-IV).
Il s’ensuit que cette partie de la requête, manifestement mal fondée, doit être déclarée irrecevable et rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
b) Sur la violation alléguée du droit de la requérante à ce que sa cause soit entendue par un tribunal indépendant et impartial
La requérante dénonce le défaut d’indépendance du Conseil d’Etat, qui résulterait des trois circonstances suivantes : le Conseil d’Etat relève du chef du Gouvernement, lequel aurait en conséquence été juge et partie, s’agissant de l’examen d’une requête tendant à l’annulation d’un décret ministériel ; lorsque l’inscription au rôle de l’assemblée du contentieux est proposée au vice-président, le premier ministre en est tenu informé ; le Conseil d’Etat était co-auteur du décret contesté devant lui, puisque ledit décret avait été pris sur son avis. Elle se plaint aussi de l’absence d’impartialité (structurelle) de la haute juridiction qui résulterait, comme dans l’affaire Procola c. Luxembourg (arrêt du 29 septembre 1995, série A no 326), du fait que le Conseil d’Etat cumule des attributions consultatives et juridictionnelles, ainsi que du principe de la « double affectation ». Des membres de la juridiction seraient de la sorte conduits à examiner des actes administratifs sur lesquels ils ont précédemment rendu un avis ; en l’espèce, l’association requérante n’a pu obtenir une copie de l’avis du Conseil d’Etat sur le décret litigieux et vérifier par ce biais si des membres de la sous‑section du contentieux qui ont siégé en sa cause avaient participé à la formation de la section des travaux publics qui l’avait formulé. Cela serait d’autant plus problématique qu’un certain nombre de membres du Conseil d’Etat ne sont pas recrutés par concours mais « au tour extérieur », c’est‑à‑dire nommés directement par le Gouvernement. C’est ainsi que fut recruté et qu’est devenu membre de la section du conseil d’Etat qui a rendu l’avis litigieux (la section des travaux publics) le premier préfet coordinateur du projet de TGV Rhin-Rhône qui, à ce titre, avait été signataire, le 7 mai 1993, de la convention relative au financement et aux modalités générales d’exécution des études préliminaires de la première phase du projet ainsi qu’organisateur, en 1993, du « débat préalable » prévu par la circulaire Bianco du 15 décembre 1992.
Renvoyant notamment aux arrêts Kleyn et autres c. Pays-Bas [GC], du 6 mai 2003 (nos 39343/98, 39651/98, 43147/98 et 46664/99, CEDH 2003‑VI), et Sacilor-Lormines c. France, du 9 novembre 2006 (no 65411/01, CEDH 2006-XIII), le Gouvernement rappelle que le dualisme fonctionnel du Conseil d’Etat ne pose pas en lui-même un problème sur le terrain de l’article 6 § 1. Il précise ensuite qu’il ressort des vérifications opérées en l’espèce par le Conseil d’Etat qu’aucun membre de la formation qui a jugé la cause de l’association requérante n’avait participé à la séance de la section des travaux publics au cours de laquelle avait été examiné le projet de décret litigieux. Aucune confusion des rôles ne serait au demeurant possible, les déports en séance de jugement étant depuis longtemps systématiques ; de surcroît, l’article 122-21-1 du code de justice administrative (introduit dans le code par le décret no 2008-225 du 6 mars 2008 relatif à l’organisation et au fonctionnement du Conseil d’Etat) dispose désormais que « les membres du Conseil d’Etat ne peuvent participer au jugement des recours dirigés contre les actes pris après avis du Conseil d’Etat, s’ils ont pris part à la délibération de cet avis ». A titre subsidiaire, le Gouvernement précise que les questions soumises en l’espèce aux deux formations ne se recouvraient pas totalement. Enfin, le Gouvernement soutient que le Conseil d’Etat a pour règle de communiquer les avis lorsque les parties soulèvent un moyen tiré de l’irrégularité de la consultation du Conseil d’Etat (en pratique, la communication est opérée par le « secrétariat général du gouvernement », qui verse l’avis en question au dossier contentieux). Toutefois, il souligne que ces avis ne mentionnant pas les noms des personnes qui ont participé au délibéré de la section administrative, ils ne permettent pas de déterminer si tel membre d’une formation de jugement a pris part à tel avis.
L’association requérante, tirant ses conclusions de ce qu’aucun des membres du Conseil d’Etat ayant siégé dans la formation qui a examiné sa cause n’avait antérieurement participé à la formation qui avait rendu l’avis sur le décret litigieux, reconnaît qu’il n’y a donc pas eu méconnaissance de l’article 6 § 1 de ce seul chef. Le fait qu’elle ne fut pas en mesure de le vérifier, à défaut d’avoir pu obtenir une copie de l’avis du Conseil d’Etat, suffirait toutefois à caractériser un manquement à cette disposition. En outre, soulignant qu’en l’espèce les questions soumises à ces deux formations « peuvent passer pour la même affaire », elle réaffirme qu’un problème structurel se pose et qu’il y a violation de l’article 6 § 1 à raison du cumul par le Conseil d’Etat de fonctions juridictionnelles et administratives.
Aux yeux de la Cour, il s’agit de déterminer si, dans les circonstances de la cause, le Conseil d’Etat possédait « l’apparence » d’indépendance requise ou l’impartialité « objective » voulue, étant entendu qu’il convient d’examiner ces questions ensemble, les notions d’indépendance et d’impartialité objective étant étroitement liées (voir, notamment, l’arrêt Sacilor-Lormines précité, § 62).
La Cour renvoie tout d’abord à sa jurisprudence, et plus spécialement à l’arrêt Sacilor-Lormines (précité), dans lequel elle a souligné que le fait que le Conseil d’Etat se rapproche organiquement de l’exécutif ne suffit pas à établir un manque d’indépendance ; elle a en outre jugé les modalités de nomination et de déroulement de carrière des membres du Conseil d’Etat compatibles avec les exigences de l’article 6 § 1 (§§ 65-67).
La Cour rappelle également, d’une part, qu’il ne lui appartient pas de statuer dans l’abstrait sur la question de savoir si les attributions consultatives du Conseil d’Etat sont compatibles avec ses fonctions juridictionnelles et les exigences d’indépendance et d’impartialité qu’elles impliquent, et d’autre part, que le principe de la séparation des pouvoirs n’est « pas déterminant dans l’abstrait ». Il lui revient seulement de déterminer dans chaque espèce si l’avis rendu par la haute juridiction a constitué « une sorte de préjugement » de l’arrêt critiqué, « entraînant un doute sur l’impartialité « objective » de la formation de jugement du fait de l’exercice successif des fonctions consultatives et juridictionnelles » (Sacilor-Lormines précité, §§ 70-74).
En l’espèce, sur ce dernier point et au vu des observations des parties, la Cour tient pour avéré qu’aucun membre de la formation de jugement saisie de la demande d’annulation du décret du 25 janvier 2002 n’avait précédemment participé à la formation qui avait rendu l’avis sur ce texte. Les circonstances de la cause diffèrent en cela fondamentalement de celles des affaires Procola et Kleyn et autres précitées. Certes, dans l’affaire Sacilor-Lormines, la Cour a néanmoins vérifié si les questions soumises aux deux formations pouvaient « représenter la « même affaire » ou la « même décision » ». C’est toutefois à titre surabondant qu’elle a procédé de la sorte, sauf à considérer qu’un problème de principe se pose sur le terrain de l’article 6 § 1 du seul fait que le Conseil d’Etat cumule compétence juridictionnelle et attributions consultatives, ce qu’il n’appartient pas à la Cour de juger.
La Cour en déduit, sans qu’il soit nécessaire de rechercher si l’avis de la section des travaux publics du Conseil d’Etat sur le décret du 25 janvier 2002 et le recours en annulation dirigé ensuite contre ce même décret devant la section du contentieux du Conseil d’Etat pouvaient « représenter la « même affaire » ou la « même décision » », que les craintes de l’association requérante quant à l’indépendance et à l’impartialité de la formation qui a jugé sa cause ne sauraient passer pour objectivement justifiées.
Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime qu’il ne saurait davantage être soutenu qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 du seul fait que, faute d’avoir pu obtenir une copie de l’avis litigieux, elle ne fut pas en mesure de vérifier si des membres de la formation qui a jugé sa cause avaient siégé dans celle qui avait rendu celui-ci.
Il résulte de ce qui précède que cette partie de la requête, manifestement mal fondée, doit être déclarée irrecevable et rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
c) Sur les autres violations alléguées de l’article 6 § 1 de la Convention
L’association requérante fait grief au Conseil d’Etat de ne pas avoir contrôlé la « matérialité des faits » et de ne pas s’être prononcé sur la régularité de la mise en place des « comités de pilotage ».
La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 19 de la Convention elle a pour tâche d’assurer le respect des engagements résultant de la Convention pour les Parties contractantes. Il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où ces erreurs pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés garantis par la Convention (voir, parmi d’autres, García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999-I). La Cour n’a notamment pas à se substituer aux autorités nationales pour trancher une question relevant de l’interprétation du droit interne (voir Edificaciones March Gallego s.a. c. Espagne, 19 février 1998, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1998-I,). Il appartenait donc au premier chef aux juridictions internes d’interpréter et d’appliquer le droit national pertinent à la procédure litigieuse et la Cour, dont le rôle se limite à ce stade à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation, estime à cet égard que la procédure a, en l’espèce, satisfait aux exigences de la Convention.
Il y a donc lieu de déclarer cette partie de la requête irrecevable et de la rejeter en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
3. L’association requérante allègue enfin une violation de l’article 1 du Protocole no 1.
La Cour estime que ce grief est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention, l’association requérante ne pouvant se prétendre elle-même victime de la violation alléguée du droit au respect des biens (voir, par exemple, Marionneau et association française des hémophiles c. France (déc.), no 77654/01, 25 avril 2002).
Il y a donc lieu de le déclarer irrecevable et de le rejeter, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Décide de rayer du rôle la partie de la requête concernant le grief relatif à l’absence de communication à la requérante du rapport du conseiller rapporteur et du projet d’arrêt dont le commissaire du gouvernement avait connaissance ;
Déclare la requête irrecevable pour le surplus.
Peer Lorenzen
Président
Claudia Westerdiek
Greffière