PARTIELLE
SUR LA RECEVABILITE
des requêtes Nos 14116/88 et 14117/88
présentées par Nihat SARGIN et Nabi YAGCI
contre la Turquie
__________
La Commission européenne des Droits de l’Homme, siégeant en
chambre du conseil le 11 mai 1989 en présence de
MM. J.A. FROWEIN, Président en exercice
S. TRECHSEL
F. ERMACORA
G. SPERDUTI
E. BUSUTTIL
A.S. GÖZÜBÜYÜK
A. WEITZEL
H. DANELIUS
G. BATLINER
H. VANDENBERGHE
Mme G.H. THUNE
Sir Basil HALL
MM. F. MARTINEZ
C.L. ROZAKIS
Mme J. LIDDY
M. L. LOUCAIDES
M. H.C. KRÜGER, Secrétaire de la Commission ;
Vu l’article 25 de la Convention de Sauvegarde des Droits de
l’Homme et des Libertés fondamentales ;
Vu les requêtes introduites le 3 juillet 1988 par Nihat SARGIN
et Nabi YAGCI contre la Turquie et enregistrées le 18 août 1988 sous
les Nos de dossier 14116/88 et 14117/88 ;
Vu le rapport prévu à l’article 40 du Règlement intérieur de
la Commission ;
Vu les observations écrites présentées par le Gouvernement
turc le 11 janvier 1989 et les observations en réponse présentées par
les requérants le 1er mars 1989 ;
Vu les observations orales des parties développées à
l’audience du 11 mai 1989 ;
Après avoir délibéré,
Rend la décision suivante :
EN FAIT
Les faits, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent
se résumer comme suit :
Le premier requérant, M. Sargin, de nationalité turque, né en
1926 a son domicile à Istanbul. Il est docteur en médecine et
secrétaire général du Parti ouvrier turc, considéré illégal en
Turquie. Il se trouve en détention à Ankara depuis le 16 novembre
1987.
Le second requérant, M. Yagci, de nationalité turque, né en
1944 a son domicile à Berlin. Il est journaliste et secrétaire
général du Parti Communiste turc, considéré illégal en Turquie. Il se
trouve en détention à Ankara depuis le 16 novembre 1987.
Dans la procédure devant la Commission, ils sont représentés
par quatre avocats, Maître Necla Fertan, avocat au barreau d’Istanbul,
Maître Ersen Sansal, avocat au barreau d’Ankara, ainsi que Maîtres
Güney Dinç et Sibel Uslu, avocats au barreau d’Izmir.
En octobre 1987, les requérants ont organisé une conférence de
presse à Bruxelles pour annoncer leur intention de retourner en
Turquie après une longue absence, afin d’appuyer la « légalisation » de
leurs partis et de procéder à la constitution d’un nouveau parti :
le « Parti communiste unifié de Turquie« .
Le 30 octobre 1987, le Procureur de la République près la Cour
de sûreté de l’Etat d’Ankara demanda à la Direction de Sûreté
d’Ankara que les requérants soient immédiatement arrêtés à leur retour
en Turquie s’agissant de dirigeants d’une organisation communiste,
qu’ils soient interrogés par le parquet et soient placés en garde à
vue afin de recueillir les preuves nécessaires. Le Procureur a
renouvelé sa demande le 14 novembre 1987.
Les requérants furent arrêtés dès leur arrivée en Turquie, le
16 novembre 1987, sur ordonnance rendue par le Procureur de la
République de la Cour de Sûreté de l’Etat en vue de leur maintien en
garde à vue jusqu’au 23 novembre 1987.
Sur demande de la Direction de la Sûreté d’Ankara, formulée
par lettre du 23 novembre 1987, le Procureur de la République de la
Cour de Sûreté ordonna la prolongation du délai de garde à vue des
requérants jusqu’au 30 novembre 1987.
Le 2 décembre 1987, dès 5 heures du matin, les requérants
furent conduits de la Direction de Sûreté au siège du parquet de la
Cour de Sûreté. Le Procureur de la République les entendit, à deux
reprises, les 2 et 3 décembre 1987, en enregistrant leurs dépositions
sur magnétoscope.
Le 4 décembre 1987, à 14 heures, le Procureur de la République
près la Cour de sûreté de l’Etat a demandé au juge chargé de
l’instruction la mise en détention provisoire des requérants. Le
Procureur leur reprochait d’avoir été les dirigeants d’une
organisation ayant pour but d’asseoir la domination d’une classe
sociale sur les autres, d’avoir fait de la propagande dans ce but,
d’avoir répandu de fausses nouvelles portant atteinte à l’honneur de
l’Etat, d’avoir excité au sein de la population l’hostilité et la
haine fondées sur la distinction de classe sociale, d’avoir porté
atteinte à l’honneur de la personnalité morale de la République turque
et de ses organes gouvernementaux. Ces infractions sont punies par
les articles 141/1, 141/1-6, 140, 312/2-3, 158/2-3, 159/1 du Code
pénal turc.
Le 5 décembre 1987, après avoir entendu les requérants à
partir de 8 heures 30 du matin, le juge chargé de l’instruction les
inculpa et ordonna leur détention provisoire. Les conseils des
requérants ont formulé, le 10 décembre 1987, leur opposition à
l’ordonnance de la détention provisoire. Ces oppositions ont été
rejetées, à l’unanimité, par la Cour de sûreté de l’Etat, le 16
décembre 1987, qui a estimé que l’ordonnance du 5 décembre 1987 était
conforme aux lois et aux procédures en vigueur.
Il ressort du dossier que, durant leur garde à vue, les
requérants furent examinés à trois reprises, les 17 et 18 novembre et
1er décembre 1987, par des médecins de l’Office de Médecine légale, ce
à la demande de la Direction de la Sûreté d’Ankara. Dans les trois
rapports d’expertise, il était indiqué qu’aucune trace de torture
physique n’avait été relevée. Dans le rapport daté du 1er décembre
1987, il est mentionné que les requérants se sont plaints de douleurs
à l’épaule.
Après leur mise en détention provisoire, les requérants
déposèrent une plainte, datée du 9 décembre 1987, au parquet de
Yenimahalle-Ankara en se plaignant à la fois des mauvais traitements
qu’ils auraient subis pendant leur garde à vue et de la durée de
celle-ci.
Les requérants demandèrent au parquet d’engager des poursuites
contre les agents de police qui, selon eux, leur auraient infligé des
mauvais traitements et les auraient privé de leur liberté de manière
illégale.
Les avocats des requérants ont demandé, de leur côté, un
supplément d’information en date du 18 décembre 1987. Dans leur
demande, ils ont fait valoir que les requérants avaient été placés en
garde à vue entre le 16 novembre 1987 et le 5 décembre 1987
illégalement et que pendant cette période, il leur avait été
impossible d’entrer en contact avec leurs avocats, avec leur famille
ou avec des personnalités étrangères. Les avocats ont soutenu que la
prolongation de la garde à vue ainsi que les interrogatoires par la
police pendant dix-neuf jours avaient été contraires aux dispositions
de la loi n° 2845 concernant les Cours de sûreté de l’Etat. En effet,
selon l’article 16 de cette loi, la durée maximum de la garde à vue,
dans le cas de délit « individuel » est de 48 heures et dans le cas de
délit « collectif » de 15 jours. Ils ont ajouté que la garde à vue
n’avait d’autre but que d’extorquer des aveux par des mauvais
traitements et d’en effacer par la suite les traces. Les avocats des
requérants ont demandé aussi que l’autorité judiciaire décide sans
prévenir la police d’une descente sur les lieux où les faits s’étaient
produits afin de pouvoir découvrir les instruments ayant servi à
infliger les mauvais traitements aux requérants. Ils ont demandé
aussi que les requérants soient examinés par des médecins
indépendants, turcs ou étrangers, ayant une expérience en matière de
cas de torture, compte tenu de la difficulté de diagnostiquer les
traces de torture décelables à l’oeil nu. Les avocats des requérants
ont conclu qu’il existait suffisamment de preuves pour entamer un
procès contre les agents de police responsables des agissements qui
leur étaient reprochés.
Le 21 décembre 1987, le parquet de Yenimahalle-Ankara rendit
une ordonnance de non-lieu, après avoir entendu, le 14 décembre 1987,
les requérants en qualité de parties demanderesses ainsi que les
médecins de l’Office de Médecine légale, le chef de l’Institut de
Cardiologie et le titulaire de la chaire de médecine légale de la
Faculté de Médecine de l’Université d’Ankara, le chef de la police
d’Ankara et un médecin expert en toxicomanie en qualité de témoins.
Dans l’ordonnance de non-lieu, le parquet relevait qu’aucun
des trois rapports d’expertise n’avait fait mention de traces de
torture, que le chef de la police politique responsable de
l’interrogatoire des requérants avait déclaré qu’il avait été à leurs
côtés pendant tout l’interrogatoire, qui d’ailleurs se serait déroulé
comme s’il s’était agi d’une « discussion entre amis ». L’ordonnance
fait également état des déclarations du titulaire de la chaire de
médecine légale selon lequel seul le penthanol de sodium aurait pu
provoquer les troubles décrits par les requérants. Le médecin a
affirmé toutefois qu’il était impossible d’injecter ce produit sans le
contrôle d’un médecin. Par ailleurs, le parquet a été de l’avis que
la garde à vue avait eu lieu sur ordres du Procureur de la Cour de
sûreté de l’Etat d’Ankara des 16 novembre et 23 novembre 1987 et qu’il
n’y avait dès lors pas eu atteinte à la liberté.
Le 7 janvier 1988, les avocats des requérants attaquèrent
l’ordonnance de non-lieu du parquet de Yenimahalle devant le président
de la Cour d’assises d’Altindag-Ankara. Ils ont soutenu que le
parquet de Yenimahalle n’avait point examiné le bien-fondé des
allégations formulées dans leurs demandes alors qu’il aurait dû
ordonner un supplément d’information. Les avocats des requérants ont
relevé en outre que les examens médicaux avaient été effectués en
l’absence de toute analyse préalable et de toute radiographie bien que
selon les rapports médicaux l’état physique et psychique des
requérants eût nécessité d’autres examens médicaux plus approfondis.
Ils ont fait valoir en outre que le parquet s’était borné à interroger
le chef de la police et n’avait tenu compte que de l’avis personnel de
celui-ci sans procéder à l’interrogatoire des autres policiers et
témoins. Enfin, ils ont reproché au parquet de ne pas avoir ordonné
de descente sur les lieux ni de confrontation des requérants avec les
prétendus auteurs des mauvais traitements.
En conclusion, les avocats des requérants ont demandé au
président de la Cour d’assises d’Altindag de charger de l’affaire le
juge d’instance compétent dans le but de compléter l’instruction,
et d’entamer une action pénale contre les agents de police.
Le 18 janvier 1988, le président de la Cour d’assises
d’Altindag-Ankara statuant sur les dossiers à elle soumis, rejeta
l’opposition des avocats à l’ordonnance de non-lieu du parquet. Dans
cette décision, il a été constaté que les requérants avaient déposé
une requête au parquet de Yenimahalle le 9 décembre 1987 dans laquelle
ceux-ci se sont plaints d’avoir été soumis à des mauvais traitements
et à la torture et d’avoir été privés illégalement de leur liberté
pendant l’enquête faite à la direction de sécurité d’Ankara. Il y a
également été relevé que le Parquet avait interrogé les plaignants,
entendu les témoins, reçu le rapport d’expertise et examiné les
rapports des examens médicaux effectués pendant la garde à vue.
Estimant que le parquet avait dès lors recueilli les preuves
conformément à la procédure, le président de la Cour d’assises a
conclu qu’à défaut de preuves suffisantes sur la prétendue torture,
les prétendus mauvais traitements et la prétendue privation illégale
de liberté, les actes accomplis par le parquet avaient été conformes à
la loi et à la procédure.
GRIEFS
Les griefs des requérants peuvent se résumer comme suit :
1. Les requérants allèguent en premier lieu la violation de
l’article 3 de la Convention et soutiennent avoir été soumis à des
tortures pendant leur garde à vue par les agents de la police
d’Ankara. En outre, l’impossibilité à laquelle il se sont heurtés
pour faire intenter une action pénale contre les auteurs de ces actes,
confirme, selon eux, l’existence d’une pratique administrative et
systématique de la torture.
Dans ce contexte, les requérants se plaignent que pendant leur
garde à vue dans les locaux de la police, ils ont été interrogés d’une
façon continue par trois équipes sans pouvoir dormir, toujours assis
sur une chaise, un bandeau sur les yeux, parfois les yeux dégagés mais
devant une source de lumière très forte.
Ainsi, lors des interrogatoires on leur aurait extorqué des
noms de membres ou des sympathisants du parti communiste ou du parti
ouvrier lesquels par la suite ont été inculpés sur la base des
indications fournies par les requérants.
Les requérants soutiennent aussi que des narcotiques ont été
versés dans leur thé et que des piqûres leur ont été administrées pour
les empêcher de résister psychiquement.
Les requérants prétendent en outre avoir été soumis à deux
reprises à des jets d’eau froide sous pression dirigés vers la tête et
les testicules et d’avoir aussi été accrochés, bras attachés sur le
dos, à un crochet fixé au plafond. Le second requérant se plaint
d’avoir été soumis à un électrochoc dans cette position. Le premier
requérant prétend en outre avoir été menacé d’être jeté par la
fenêtre.
2. Les requérants allèguent en outre une violation des
paragraphes 1, 3 et 4 de l’article 5 de la Convention tant pris
isolément que combinés avec l’article 3 de la Convention. Ils
allèguent en particulier :
– que la garde à vue pendant dix-neuf jours sans décision d’un
juge n’est pas conforme à l’article 5 par. 1 a).
– qu’il y a aussi atteinte à l’article 5 par. 1 c) de la
Convention en ce que malgré leur déclaration, antérieure à leur retour
en Turquie et alors qu’il n’y avait pas d’état d’urgence ou pas de
flagrant délit, ils ont fait l’objet d’une arrestation non pas pour
être conduits devant le juge mais bien pour que leur soit infligée une
peine arbitraire.
– qu’il y a violation de l’article 5 par. 1 a) et c) combinés
avec l’article 3 dans la mesure où ils ont été interrogés sous la
torture.
– qu’il leur était impossible de se plaindre des mauvais
traitements infligés pendant leur garde à vue, parce qu’ils n’avaient
les moyens ni d’entrer en contact avec leurs avocats ni de déposer une
plainte au parquet, ce en violation de l’article 5 par. 4 de la
Convention considéré isolément ou combiné avec l’article 3.
3. En outre, les requérants soutiennent qu’il y a eu violation de
l’article 6 par. 3 c) de la Convention en ce qu’il leur a été
impossible de communiquer avec leurs avocats et que l’on n’a pas
respecté leur droit de ne pas s’exprimer. Les requérants ajoutent
qu’il y a eu atteinte à l’article 6 par. 3 c) combiné avec l’article
3 dans la mesure où ils ont été empêchés de prendre contact avec leurs
avocats, ce qui a facilité les mauvais traitements qui leur ont été
infligés.
D’autre part, les requérants allèguent la violation de
l’article 6 par. 3 d) de la Convention considéré isolément ou combiné
avec l’article 3 en ce qu’il leur a été impossible d’interroger les
témoins à décharge dans le cadre de la plainte visant les auteurs des
mauvais traitements et des tortures qui leur ont été infligés, de se
faire examiner par des médecins indépendants (spécialistes du Centre
de Réhabilitation des Victimes de Torture au Danemark) aux lieu et
place des médecins officiels et de prouver, dans le cadre d’une telle
procédure, l’existence d’une pratique administrative de torture.
Les requérants allèguent également la violation de l’article 6
par. 1 de la Convention en ce que la procédure relative à la plainte
dirigée contre la police s’est déroulée sans audience publique.
4. Enfin, les requérants allèguent la violation des articles 9
par. 1, 10 et 14 de la Convention considérés isolément ou combinés
avec l’article 3 en ce que les mauvais traitements allégués et le
déroulement de l’instruction ont été la conséquence directe des
divergences de vue entre les requérants et les autorités turques sur
le régime politique en place.
PROCEDURE
Les requêtes ont été introduites le 3 juillet 1988 et
enregistrées le 18 août 1988.
Le 12 octobre 1988, la Commission a procédé à l’examen des
requêtes. Elle a décidé de donner connaissance des requêtes au
Gouvernement turc, en application de l’article 42 par. 2 b) et
d’inviter celui-ci à présenter par écrit ses observations sur la
recevabilité et le bien-fondé des griefs formulés au titre de
l’article 5 par. 1 c), 3 et 4 et de l’article 3 de la Convention.
Le Gouvernement a présenté ses observations sur la
recevabilité des requêtes le 11 janvier 1989. Les observations en
réponse sont parvenues le 1er mars 1989.
Le 14 mars 1989, la Commission a décidé de tenir une audience
sur la recevabilité et le bien-fondé des requêtes.
Le 11 mai 1989, l’audience a eu lieu. Les parties y étaient
représentées comme suit :
Pour le Gouvernement
– M. le Prof. Dr. Suat BILGE, du Ministère des Affaires
Etrangères, en qualité d’Agent du Gouvernement
– M. le Prof. Heribert GOLSONG, en qualité de conseil
– Mme Dr. Deniz AKCAY, du Ministère des Affaires Etrangères,
en qualité de conseil
– M. Münci ÖZMEN, du Ministère des Affaires Etrangères,
en qualité de conseil
Pour les requérants
– Maître Güney DINC, Avocat au barreau d’Izmir
– Maître Ersen SANSAL, Avocat au barreau d’Ankara
– Maître Alain MARX, Avocat au barreau de Strasbourg
EN DROIT
1. La Commission, vu la connexité des requêtes, en ordonne la
jonction conformément à l’article 29 de son Règlement intérieur.
2. Devant la Commission, les requérants se plaignent des
conditions de leur détention entre le 16 novembre et le 5 décembre
1987 et notamment de traitements contraires à l’article 3 de la
Convention, d’avoir été privés de liberté de manière illégale
contrairement aux prescriptions de l’article 5 (art. 5) de la
Convention, d’atteintes aux droits de la défense garantis par
l’article 6 (art. 6) de la Convention, de faire l’objet de poursuites
en violation des articles 9 et 10 combinés avec l’article 14 (art.
9+14, 10+14) de la Convention.
I. Quant aux griefs tirés de l’article 5 (art. 5) de la Convention
Les requérants se plaignent d’une violation de l’article 5
par. 1 a), 1 c), 3 et 4 (art. 5-1-a-c, 5-3, 5-4). Ils allèguent en
particulier :
– que la garde à vue pendant dix-neuf jours sans décision d’un
juge n’est pas conforme à l’article 5 par. 1 a) (art. 5-1-a) ;
– qu’il y a aussi atteinte à l’article 5 par. 1 c) (art. 5-1-c)
de la Convention en ce que malgré leur déclaration, antérieure à leur
retour en Turquie et alors qu’il n’y avait pas d’état d’urgence ou pas
de flagrant délit, ils ont fait l’objet d’une arrestation non pour
être conduits devant le juge mais pour que leur soit infligée une
peine arbitraire ;
– qu’il y a eu violation de l’article 5 par. 1 a) et c) combinés
avec l’article 3 (5-1-a-c+3) dans la mesure où ils ont été interrogés
sous la torture ;
– qu’il leur a été impossible de se plaindre des mauvais
traitements infligés pendant leur garde à vue, parce qu’ils n’avaient
les moyens ni d’entrer en contact avec leurs avocats ni de déposer une
plainte au parquet, ce en violation de l’article 5 par. 4 (art. 5-4) de la
Convention considéré isolément ou combiné avec l’article 3 (art. 3).
Les dispositions pertinentes de l’article 5 (art. 5) se lisent
comme suit :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul
ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants
et selon les voies légales :
a. s’il est détenu régulièrement après condamnation par un
tribunal compétent ;
…..
c. s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant
l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons
plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou
qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de
l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après
l’accomplissement de celle-ci ;
…..
3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions
prévues au paragraphe 1 c) du précédent article (art. 5-1-c),
doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat
habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a
le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée
pendant la procédure. La mise en liberté peut être
subordonnée à une garantie assurant la comparution de
l’intéressé à l’audience.
4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou
détention a le droit d’introduire un recours devant un
tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de
sa détention et ordonne sa libération si la détention est
illégale.
….. »
Au regard de ces griefs, le Gouvernement soulève deux
exceptions préliminaires tirées respectivement du non-épuisement des
voies de recours internes et, mais à titre subsidiaire, de
l’inobservation du délai de six mois. Il se réfère à l’article 26
(art. 26) de la Convention qui dispose que
« La Commission ne peut être saisie qu’après l’épuisement des
voies de recours internes, tel qu’il est entendu selon les
principes de droit international généralement reconnus et dans
le délai de six mois, à partir de la date de la décision
interne définitive. »
A. Sur l’épuisement des voies de recours internes
De façon générale, le Gouvernement défendeur considère que la
réparation dans le sens de l’octroi d’une indemnité constitue le moyen
exclusif de constater l’illégalité de la détention et le cas échéant
d’en effacer les conséquences. Ainsi, la réparation n’a pas un
caractère supplétif par rapport à d’autres formes de redressement mais
constitue le moyen par excellence dont il faut se servir pour obtenir
la constatation du tort subi et sa réparation (Requêtes Donnelly et six
autres, Nos 5577-5583/72, déc. 15.12.1975, D.R. 4 p. 4).
Le Gouvernement défendeur soutient que les requérants n’ont
pas épuisé les voies de recours internes suivantes :
a) Le Gouvernement soutient en premier lieu que les requérants
n’ont pas demandé réparation pour la prétendue illégalité de la
privation de liberté, ce conformément à la loi no 466 sur
l’indemnisation des personnes illégalement arrêtées ou détenues
(première branche de l’exception).
b) Le Gouvernement indique ensuite que les requérants n’ont pas
introduit le recours administratif pour faute de service au titre
des agissements incriminés (2ème branche de l’exception).
c) Il soutient encore que les requérants n’ont pas introduit une
action civile en dommages-intérêts sur base de l’article 41 du Code
des Obligations (3ème branche de l’exception).
d) Le Gouvernement ajoute que les requérants ont omis de former
un recours devant le juge de paix sur base de l’article 19 en
combinaison avec les articles 138, 11 et 36 de la Constitution
turque (4ème branche de l’exception).
En effet, en vertu de l’article 90 de la Constitution turque,
les traités internationaux dûment ratifiés ont force de loi. Dès
lors, le Gouvernement relève que la Convention, ratifiée par la loi
6366 du 10 mars 1954, est de fait directement applicable en droit turc.
Il souligne de surcroît que par arrêt du 29 janvier 1980, la Cour
Constitutionnelle a déclaré que la Convention avait un caractère
impératif et obligatoire en droit turc. Par ailleurs, parmi les moyens
de recours en Turquie découlant de la Convention, figure celui
consacré à l’avant-dernier paragraphe de l’article 19 de la
Constitution turque de 1982, largement inspiré de l’article 5 par. 4
(art. 5-4) de la Convention. Cet article 19 qui ouvre une nouvelle
voie de recours en droit turc, stipule que « toute personne privée de
sa liberté pour quelque motif que ce soit a le droit d’introduire un
recours devant une autorité judiciaire compétente afin qu’elle statue
à bref délai sur son sort et, au cas où cette privation est illégale,
qu’elle ordonne sa libération ». Le Gouvernement soutient que cette
disposition qui renferme une garantie d’habeas corpus peut être
directement invoquée devant les tribunaux, aux termes des articles
138, 11 et 36 de la Constitution turque.
e) Le Gouvernement indique encore que les requérants ont omis
d’intenter une action en réparation basée sur l’article 5 par. 5
(art. 5-5) de la Convention qui a autorité de loi en Turquie (5ème
branche de l’exception).
f) Sans y insister particulièrement, et tout à fait
accessoirement, Le Gouvernement ajoute que les requérants n’ont pas
fait usage du recours prévu à l’article 343 du Code de procédure
pénale turc, notamment contre la décision rendue le 18 janvier 1988
par le Président de la Cour d’assises rejetant l’opposition à
l’ordonnance de non-lieu (6ème branche de l’exception).
Il s’agit en l’occurrence d’une procédure qui habilite le
Ministre de la Justice à enjoindre par écrit au Procureur de la
République auprès de la Cour de cassation de se pourvoir en cassation
contre les ordonnances et les jugements rendus par un juge ou par les
tribunaux et ayant acquis force de chose jugée, et qui n’ont pas été
déférés à la Cour de cassation. Selon le Gouvernement qui s’appuie
sur la pratique et la jurisprudence turque cette voie de recours est
accessible, adéquate et efficace au sens de la jurisprudence des
organes de la Convention. Il précise qu’un éventuel arrêt de la Cour
de cassation qui annulerait le jugement entrepris pour des questions
de procédure constituerait un nouveau fait ou une nouvelle preuve, ce
qui aurait pour effet d’amener le parquet à intenter une action
pénale.
g) Dans ses observations écrites, le Gouvernement a indiqué que
les requérants auraient dû faire opposition sur base de l’article 126
du Code de procédure pénale turc contre l’ordonnance du Procureur de
la République auprès de la Cour de Sûreté de l’Etat ordonnant leur
garde à vue (7ème branche de l’exception). Il précise qu’aux termes
de la disposition précitée, le Procureur aurait pu élargir les
requérants s’il avait estimé que la prolongation de la détention
provisoire ne s’imposait pas.
Cette branche de l’exception n’a pas été reprise à l’audience.
h) Toujours dans le cadre des observations écrites le
Gouvernement s’est référé à la possibilité pour les requérants de
demander au juge de renvoyer l’affaire à la Cour Constitutionnelle
conformément à l’article 152 de la Constitution turque afin d’obtenir
une décision à titre préjudiciel sur la conformité avec la
Constitution des règles régissant leur détention. Ce recours qui se
déclenche à l’initiative du juge devant lequel une partie à l’instance
peut solliciter le renvoi permettrait une protection directe et
rapide des droits garantis à l’article 19 de la Constitution (8ème
branche de l’exception).
Le Gouvernement défendeur soutient par ailleurs que la plainte
pénale déposée par les requérants et qui aurait pu conduire au
déclenchement de l’action publique ne peut remplacer les autres voies
de recours indiquées ci-dessus, par lesquelles les requérants auraient
pu obtenir réparation. Les voies de recours dont les requérants se
sont servis étaient d’autant plus inadéquates que le juge qui avait eu
à connaître des allégations par le truchement des autres voies de
recours n’avait point besoin des conclusions éventuelles de l’action
pénale pour apprécier la légalité de la détention.
Les requérants estiment avoir épuisé les voies de recours
internes. Ils soutiennent qu’ils se sont prévalus de la voie de
recours normale en droit turc pour faire valoir les allégations de
tortures et de mauvais traitements, à savoir la demande en vue
d’intenter une procédure pénale contre les auteurs présumés de ces
agissements, ce en se fondant sur une série d’exemples tirés de la
pratique judiciaire.
En ce qui concerne l’exception de non-épuisement soulevée par
le Gouvernement ils font valoir en particulier les arguments suivants.
Quant à la possibilité d’invoquer directement devant les
tribunaux internes les dispositions de la Convention dont la violation
est alléguée (5ème branche de l’exception), les requérants considèrent
qu’il était du devoir des tribunaux internes d’appliquer toutes les
lois en vigueur, y compris la Convention, sans être liés en cela par
les demandes des parties à l’instance.
En ce qui concerne la possibilité de recourir contre les
décisions du juge d’Altindag sur base de l’article 343 du Code de
procédure pénale (6ème branche de l’exception), les requérants
soutiennent que l’injonction écrite visée par cette disposition ne
constitue pas une voie juridique à proprement parler. En effet, il
appartient au seul Ministre de la Justice d’ordonner au Procureur
général de se pourvoir en cassation. D’autre part, même si la décision
attaquée avait été annulée à la suite d’une telle procédure, cela
n’aurait pas eu comme conséquence que des poursuites eussent été
engagées contre les prétendus responsables.
En ce qui concerne la possibilité de faire opposition contre
l’ordonnance du Procureur de la République devant la Cour de Sûreté de
l’Etat (7ème branche de l’exception), les requérants soutiennent
qu’une telle opposition n’est pas susceptible de conserver les
personnes détenues suite à une ordonnance rendue par un juge. Or, cet
article ne pourrait s’appliquer en l’espèce, car il n’y avait pas
ordonnance de détention rendue par un juge pour la période de la garde
à vue.
Quant à la possibilité de saisir la Cour Constitutionnelle
(8ème branche de l’exception), les requérants font valoir qu’en droit
turc, un individu n’a pas le droit d’introduire directement un recours
devant cette Cour. Les requérants ajoutent qu’il ne leur était pas
possible d’invoquer l’inconstitutionnalité des lois qui leur ont été
appliquées étant donné que leurs plaintes pénales ont fait l’objet
d’un non-lieu. Par ailleurs, ils font valoir que les dispositions
prévoyant une durée maximum de garde à vue de quinze jours ne
pouvaient pas être attaquées devant la Cour Constitutionnelle dans la
mesure où c’est la Constitution elle-même qui fixe une telle limite.
La Commission a examiné les arguments développés par les
parties au sujet de l’épuisement des voies de recours internes.
En ce qui concerne les trois premières branches de l’exception
de non-épuisement, qui se réfèrent toutes à la possibilité de demander
réparation pour l’illégalité de la détention, la Commission constate
que les autorités judiciaires saisies de la plainte pénale, en
l’occurrence le parquet et le président de la Cour d’assises, ont
estimé que les décisions d’internement avaient été conformes à la loi
et à la procédure. Elle relève par ailleurs que selon la
jurisprudence citée par le Gouvernement, les tribunaux turcs
n’accordent de réparation que dans le cas où les responsables d’actes
délictueux du genre de ceux qui sont ici en cause ont au préalable été
condamnés au pénal.
Dans ces conditions, la Commission est d’avis que les
requérants n’étaient pas tenus de tenter les voies indiquées par le
Gouvernement étant donné que les autorités judiciaires saisies de la
question de la légalité de la détention s’étaient déjà prononcées par
l’affirmative sur cette question excluant par là toute illégalité de
la privation de liberté subie par les requérants.
Intenter des actions en indemnité n’eût, dans de telles
circonstances, servi de rien aux requérants.
En ce qui concerne le recours devant le juge de paix sur base
notamment de l’article 19 de la Constitution turque (4ème branche de
l’exception), la Commission constate que la disposition indiquée par
le Gouvernement présente de larges similitudes avez l’article 5 par.
4 (art. 5-4) de la Convention, qui est d’ailleurs directement
applicable en droit turc. La Commission rappelle cependant que les
voies de recours indiquées par le Gouvernement doivent exister avec un
degré suffisant de certitude, en pratique et en théorie, sans quoi
leur manquent l’accessibilité et l’efficacité voulues et qu’il incombe
à l’Etat défendeur de démontrer que ces diverses conditions se
trouvent réunies (Cour Eur. D.H., arrêt De Jong, Baljet et Van den
Brink du 22 mai 1984, série A no 77, par. 39). Or, en l’espèce, le
Gouvernement a été en défaut de citer un seul exemple où une personne
détenue en garde à vue a été libérée suite à un recours introduit
devant un juge sur base de l’article 19 de la Constitution.
L’existence de cette voie de recours est loin d’être établie avec un
degré suffisant de certitude.
Par ailleurs, la Commission relève que les requérants
contestent à la fois l’illégalité de leur garde à vue en droit turc et
en général la durée maximum de celle-ci telle que prévue par la
Constitution et le Code de procédure pénal. Même s’il existait une
voie de recours autre que la plainte pénale pour faire contrôler la
légalité de la garde à vue, une telle voie ne pourrait être considérée
comme efficace et adéquate pour ce qui est du grief spécifique
concernant la durée maximum de la garde à vue telle que prévue par la
Constitution elle-même.
Quant à la possibilité d’intenter une action en réparation
basée sur l’article 5 par. 5 (art. 5-5) de la Convention (5ème branche de
l’exception), la Commission estime que dans les circonstances
particulières de l’affaire une telle voie, à l’appui de laquelle le
Gouvernement ne cite aucune décision rendue par un tribunal turc,
n’est pas efficace pour les motifs indiqués ci-dessus, à savoir que la
détention a été jugée légale en droit turc.
Pour ce qui est de l’injonction écrite selon l’article 343 du
Code de procédure pénale (6ème branche de l’exception), la Commission
relève que les requérants ne pouvaient pas recourir à la Cour de
cassation contre la décision rendue par le président de la Cour
d’assises d’Altindag le 18 janvier 1988. Le déclenchement de ce
recours est laissé au pouvoir discrétionnaire du Ministre de la
Justice. La Commission estime que la demande faite au Ministre de la
Justice pour que ce dernier ordonne éventuellement au Procureur
général près la Cour de cassation de se pourvoir en cassation, est une
voie de recours extraordinaire et non un recours accessible de plein
droit que les requérants étaient tenus d’épuiser pour satisfaire aux
exigences de l’article 26 (art. 26) de la Convention (voir mutatis
mutandis No 1053/61, 19.9.1961, X. c/Autriche, D.R. 8 p. 6 ; No
9136/80, X. c/Irlande, 10.7.1981, D.R. 26 p. 242 ; No 8395/78, X.
c/Danemark, 16.12.1961, D.R. 27 p. 50).
Quant au renvoi à la Cour Constitutionnelle (7ème branche de
l’exception), la Commission rappelle que les vois de recours dont
l’utilisation est exigée doivent être non seulement efficaces, mais
effectivement accessibles aux intéressés.
En l’espèce, dans les circonstances particulières de cette
affaire, la Commission estime que le renvoi à la Cour
Constitutionnelle ne constitue pas un recours accessible au motif
qu’il appartient au tribunal dans le cadre de l’examen d’une affaire
de décider souverainement qu’une exception d’inconstitutionnalité
paraît suffisamment sérieuse pour qu’elle mérite d’être déférée à la
Cour. L’intéressé, lui, ne peut pas saisir directement cette
juridiction. Au demeurant, la Commission relève qu’une telle demande
ne pouvait en toute hypothèse être présentée car aucune procédure
n’avait été déclenchée par le parquet.
En conclusion, la Commission est d’avis que les requérants,
pour contester la légalité de leur garde à vue, se sont servis du
recours qui, compte tenu de leurs griefs, est celui normalement utilisé
en droit turc et constitue, dès lors, une voie de recours adéquate et
suffisante.
Le Gouvernement, pour sa part, n’a pas démontré qu’il existe
en droit turc d’autres recours qui dans de telles circonstances,
peuvent passer pour adéquats et suffisants.
En effet, comme la Commission l’a relevé ci-dessus, les
autorités judiciaires turques saisies par les requérants avaient déjà
conclu à la légalité de la détention litigieuse. On ne voit donc pas
pour quelles raisons ces derniers auraient été tenus, pour se
conformer à l’article 26 (art. 26) de la Convention, de recourir à
d’autres voies ayant le même objet et dont le résultat, sur la base
des mêmes éléments de fait, ne pouvait être, selon toute
vraisemblance, que la répétition d’une décision déjà rendue (cf.
mutatis mutandis No 2686/85, Kornmann, déc. 13.12.66, Annuaire 9
p. 495).
Il s’ensuit que les exceptions soulevées par le Gouvernement
ne sauraient être retenues.
B. Sur le respect du délai de six mois
Le Gouvernement défendeur soutient que si l’on accepte la
thèse selon laquelle il n’existe aucune voie de recours
en droit turc pour faire contrôler la légalité de la garde à vue, il
faut considérer alors que les requêtes sont tardives au sens de
l’article 26 (art. 26) de la Convention car elles ont été introduites
en dehors du délai de six mois. Dans ce cas, le délai commence à
courir le 7 décembre 1987, date à laquelle les requérants ont été
autorisés à se mettre en contact avec leurs défenseurs alors que les
requêtes n’ont été introduites que le 3 juillet 1988, c’est-à-dire
plus de six mois après.
La Commission relève que l’ordonnance de non-lieu qui avait
rejeté les plaintes pénales des requérants a été confirmée le 18
janvier 1988 par le président de la Cour d’assises statuant en dernier
ressort. Or, comme elle vient de le constater la voie de recours
utilisée par les requérants était en l’occurrence une voie efficace de
sorte que la date de la décision définitive est en l’espèce, celle de
la décision du président de la Cour d’assises. Les requérants ayant
ainsi observé le délai de six mois pour la présentation de la requête,
l’exception du Gouvernement ne saurait être retenue.
C. Sur le bien-fondé
En ce qui concerne les griefs tirés de l’article 5 par. 1 c)
(art. 5-1-c), le Gouvernement rappelle que les requérants ont été
arrêtés sur ordre écrit du Procureur général auprès de la Cour de
Sûreté de l’Etat d’Ankara et ont été placés en garde à vue
conformément à deux ordres écrits dudit Procureur. Le Procureur, qui
jouit des mêmes garanties statutaires que celles accordées aux
magistrats, est habilité par la loi à ordonner le placement en garde à
vue, ou à décider de la mise en liberté. Ainsi, les requérants ont
fait l’objet d’une arrestation selon les voies légales. Ayant en
outre fait l’objet d’inculpations précises il existait dès lors des
raisons plausibles de soupçonner qu’ils avaient commis des infractions
prévues par le Code pénal turc.
A ce sujet, les requérants soutiennent que les conditions
énumérées par la disposition précitée ne sont pas réunies et que dès
lors, leur détention constitue une violation de la Convention. Ils
expliquent que les délits qui leur ont été reprochés concernaient
notamment l’exercice de leur liberté d’opinion politique. Les
requérants estiment que ces faits ne sauraient être considérés comme
étant des délits au sens de l’article 7 (art. 7) de la Convention
justifiant leur privation de liberté.
Les requérants soutiennent également qu’on ne saurait leur
reprocher d’avoir eu l’intention de se soustraire aux poursuites étant
donné que bien avant leur retour en Turquie, ils avaient déclaré lors
d’une conférence de presse vouloir rentrer dans leur pays pour obtenir
la légalisation de leurs partis.
Pour ce qui est des griefs se rapportant à l’article 5 par. 3
(art. 5-3) de la Convention, le Gouvernement soutient que les requérants ont
effectivement été traduits devant un juge, comme le prévoit l’article
5 par. 3 (art. 5-3) de la Convention. En effet, après leur interrogatoire
préliminaire qui s’est terminé le 30 novembre 1987, et après avoir été
examinés le 1er décembre par un médecin légiste et transférés le 2
décembre à la Cour de Sûreté de l’Etat, les requérants ont été
interrogés par le Procureur les 2 et 3 décembre et ont été mis en
détention provisoire le 5 décembre 1987.
Les requérants soutiennent que la durée de 19 jours de garde à
vue a été aussi bien contraire a la loi nationale qu’à la Convention,
compte tenu de la jurisprudence des organes de celle-ci. Ils se
réfèrent à l’article 19 par. 5 de la Constitution qui prévoit que la
personne arrêtée ou détenue doit être traduite devant un juge au plus
tard dans les quarante-huit heures, et dans les cas d’infractions
collectives, dans les quinze jours hormis le délai de route.
L’article 129 du Code de procédure pénale reprend les mêmes
dispositions que celles figurant dans la Constitution en précisant
toutefois qu’en cas d’infraction non collective le délai de garde à
vue est au maximum de 24 heures.
Le Gouvernement fait valoir que les requérants ont porté
plainte auprès du Procureur de la République de Yenimahalle contre
leur privation de liberté. Le Procureur ayant décidé du non-lieu,
ils ont présenté leur opposition auprès du président de la Cour
d’assises d’Altindag. Ainsi, ils ont effectivement utilisé à deux
reprises le recours prévu à l’article 5 par. 4 (art. 5-4) de la Convention.
Le Gouvernement met également accent sur les garanties
d’habeas corpus dont il est question à l’avant-dernier paragraphe de
l’article 19 de la Constitution de 1982 d’ailleurs directement
applicable en droit turc. C’est une disposition qui ne figurait pas
dans la Constitution de 1961 et qui correspond largement à l’article 5
par. 4 (art. 5-4) de la Convention. Par contre, les requérants n’ont
pas utilisé une telle voie de recours.
Les requérants contestent cette dernière thèse en soutenant
qu’il n’existe dans le Code de procédure pénale, ni des dispositions
précisant l’instance compétente devant laquelle un tel recours aurait
pu être introduit afin de faire contrôler la légalité de la détention,
ni des dispositions régissant le déroulement d’une telle procédure.
Ils soutiennent qu’il existe à cet égard une lacune dans le système
juridique turc.
La Commission constate que les requérants ont été privés de
liberté le 16 novembre 1987, qu’ils ont été entendus par le Procureur
de la République les 2 et 3 décembre et le 5 décembre par le juge
chargé de l’instruction qui ordonna leur détention provisoire. Leur
garde à vue a donc duré dix-neuf jours.
La Commission a procédé à un examen préliminaire des arguments
des parties. Elle estime que les requêtes posent à cet égard des
questions de droit et de fait suffisamment complexes pour que leur
solution doive relever d’un examen au fond.
II. Quant aux griefs tirés de l’article 3 (art. 3) de la Convention
Les requérants se plaignent d’une violation de l’article 3
(art. 3) de la Convention et prétendent avoir été soumis à des
tortures et des traitements inhumains et dégradants lors de leur garde
à vue à la Direction de la Sûreté d’Ankara.
L’article 3 (art. 3) de la Convention se lit ainsi :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou
traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur l’épuisement des voies de recours internes
Le Gouvernement défendeur soutient, à cet égard, que les
requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes dont ils
disposaient en droit turc. En premier lieu, s’agissant d’actes
contraires au droit turc, les requérants auraient dû s’en plaindre en
introduisant un recours administratif devant le Conseil d’Etat pour
faute de service et en demandant une réparation des dommages tant
matériels que moraux. Dans ce cas, le Conseil d’Etat n’a pas besoin
de connaître les auteurs de l’action illicite pour accorder une
indemnisation étant donné que la faute de service est directement
imputée à l’Etat.
En deuxième lieu, le Gouvernement indique que les requérants
auraient eu la possibilité d’intenter une action civile en
dommages-intérêts sur pied de l’article 41 du Code des Obligations
turc, et ce en se fondant sur l’interdiction d’infliger à une personne
les traitements du genre de ceux dont se plaignent les requérants,
contenue à l’article 17 par. 3 de la Constitution.
En troisième lieu, il ajoute que les requérants auraient pu
utiliser la voie de recours prévue à l’article 343 du Code de
procédure pénale.
Le Gouvernement réitère enfin la thèse selon laquelle la
possibilité d’obtenir une indemnisation peut être considérée comme un
remède suffisant pour une prétendue violation de l’article 3 (art. 3).
En ce qui concerne l’existence d’une pratique administrative
consistant à autoriser ou à tolérer de telles violations, le
Gouvernement souligne que tel ne peut être le cas en l’espèce, les
autorités turques ayant pris toutes les mesures raisonnables pour
remplir leurs obligations découlant de la Convention.
Selon les requérants, les problèmes posés par les conditions
de leur garde à vue constituent autant d’exemples d’une pratique
administrative et ne peuvent pas être résolus par l’octroi d’une
indemnisation. Ils font valoir en outre, pour ce qui est du recours
administratif pour faute de service et de l’action civile en
dommages-intérêts, que ces recours n’avaient aucune chance d’aboutir
étant donné que l’identité des auteurs des prétendus mauvais
traitements n’était pas connue.
La Commission rappelle que comme elle vient de le constater
ci-dessus, les voies de recours indiquées par le Gouvernement, à
savoir un recours administratif pour faute de service ainsi qu’une
action civile en dommages-intérêts à intenter contre les agents de
police responsables des mauvais traitements ne sont pas efficaces.
Elle rappelle que les autorités judiciaires saisies de la plainte
pénale, en l’occurrence le parquet et le président de la Cour
d’assises, ont estimé que les décisions d’internement et les
conditions de détention avaient été conformes à la loi et à la
procédure.
La Commission fait observer qu’au regard des allégations
concernant l’article 3 (art. 3) de la Convention, l’affaire soulève
principalement une question de preuves et que la raison pour laquelle
les requérants n’ont pas réussi à introduire une plainte pénale réside
dans le fait que ni le Procureur ni le président de la Cour d’assises
n’ont conclu à l’existence de preuves suffisantes à l’appui de leurs
allégations. Par conséquent l’impossibilité où se sont trouvés les
requérants de faire la preuve de leurs allégations fait présumer que
ni une action civile ni une action administrative n’auraient pu leur
donner satisfaction (cf. mutatis mutandis No 2686/85, Kornmann, déc.
13.12.66, Annuaire 9 p. 495).
Quant à l’injonction écrite (article 343 du Code de procédure
pénale), la Commission rappelle qu’ainsi qu’elle vient de le relever
il ne s’agit pas là d’un recours ordinaire et accessible de plein
droit qui pourrait être considéré en l’occurrence comme étant efficace
au sens de l’article 26 (art. 26) de la Convention.
Il s’ensuit que l’exception de non-épuisement des voies de
recours internes soulevée par le Gouvernement turc ne saurait être
retenue.
B. Sur le bien-fondé
Le Gouvernement s’est prononcé quant à cet aspect de la
requête uniquement au regard de la notion « manifestement mal fondé »
prévue à l’article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention.
Le Gouvernement est d’avis que les requérants n’ont pas
produit le moindre élément ou commencement de preuve à l’appui de
leurs allégations de violation de l’article 3 (art. 3). Par contre, il
existerait la présence de suffisamment de preuves établies dans le
sens opposé. En effet, durant leur garde à vue l’interrogatoire des
requérants a été enregistré sur magnétoscope. Par ailleurs, ils ont
été examinés à trois reprises par des médecins au début, deux jours
après leur arrestation et le 1er décembre, juste avant leur transfert
au parquet auprès de la Cour de Sûreté de l’Etat. Ces rapports
médicaux n’auraient rien relevé qui pût faire croire à l’infliction de
mauvais traitements. Le Gouvernement a soumis également des photos
des requérants prises lors de la détention dans les locaux de la
police ainsi que des expertises visant à démontrer l’impossibilité
pratique d’infliger les traitements dénoncés sans laisser de traces.
Les requérants maintiennent avoir subi des mauvais traitements
tels que ceux détaillés dans leurs griefs. Ils font valoir être dans
l’impossibilité d’identifier les agents de police qui leur auraient
infligé ces traitements, étant donné que leurs yeux étaient presque
toujours bandés et que l’identité des fonctionnaires n’était indiquée
dans les procès-verbaux de déposition que par leurs numéros.
Les requérants soulignent en outre avoir été dans
l’impossibilité d’entrer en contact avec l’extérieur lors de leur
garde à vue et de ne pas avoir pu voir ni leur avocat, ni aucun de
leurs proches. Selon eux, ils n’ont pas eu, non plus, la possibilité
d’introduire un recours devant une autorité compétente, de bénéficier
des services d’un notaire, pour donner pouvoir à un avocat, ainsi que
des services d’un médecin de leur choix.
La Commission a procédé à un examen préliminaire des arguments
des parties. Elle estime que les requêtes posent à cet égard des
questions de droit et de fait suffisamment complexes pour que leur
solution doive relever d’un examen au fond.
III. Quant aux griefs tirés des articles 6, 9, 10 et 14
(art. 6, 9, 10, 14) de la Convention.
La Commission vient d’examiner les griefs des requérants se
rapportant aux articles 3 et 5 (art. 3, 5) de la Convention sur
lesquels le Gouvernement a été invité à présenter des observations sur
la recevabilité et le bien-fondé et sur lesquels ont porté les
plaidoiries des parties à l’audience de ce jour.
La Commission estime ne pas devoir statuer d’emblée sur les
autres griefs des requérants dont elle ajourne par conséquent
l’examen.
Par ces motifs, la Commission
PRONONCE LA JONCTION DES REQUETES No 14116/88 et 14117/88 ;
DECLARE RECEVABLES les griefs des requérants concernant les
conditions de la détention lors de la garde à vue et les
modalités de celle-ci, tous moyens de fond réservés ;
AJOURNE L’EXAMEN DE LA REQUETE pour le surplus.
Le Secrétaire Le Président en exercice
de la Commission de la Commission
(H.C. KRÜGER) (J.A. FROWEIN)