RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu les procédures suivantes :1° Sous le n° 440846, par une requête et un mémoire complémentaire, enregistrés les 25 mai et 5 juin 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, M. B… A… demande, dans le dernier état de ses écritures, au juge des référés du Conseil d’Etat, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, d’enjoindre au Premier ministre :
1°) de » supprimer » l’article 3 du décret n° 2020-663 du 31 mai 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire ;
2°) d’accepter, dans les conditions de droit commun, les déclarations de manifestation prévoyant plus de dix participants dans les lieux publics en espace ouvert ;
3°) dans l’application des mesures de protection sanitaire en cas de manifestations excédant dix personnes, de se référer à l’article 1er du décret du 31 mai 2020.
Il soutient que :
– il justifie d’un intérêt lui donnant qualité à agir ;
– la condition d’urgence est remplie eu égard, d’une part, au caractère absolu de l’interdiction posée par le I de l’article 3 du décret du 31 mai 2020 de toute manifestation rassemblant plus de dix personnes, d’autre part, à l’intérêt que représente pour l’ensemble de la société le droit de manifester, enfin, à l’imminence de la manifestation prévue le 16 juin 2020 en soutien au personnel hospitalier à l’appel de plusieurs syndicats, à laquelle il souhaite participer, ainsi qu’aux autres manifestations prévues à brève échéance ;
– il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de réunion et à la liberté de manifester ;
– l’interdiction générale de tout rassemblement de plus de dix personnes est disproportionnée au regard du risque sanitaire ;
– elle est mise en oeuvre de façon incohérente ;
– les mesures » barrières » fixées à l’article 1er du décret, qui s’imposent à tout rassemblement, réunion ou activité, et le port du masque sont de nature à assurer une conciliation suffisante avec l’objectif de protection de la santé.
Par un mémoire en défense, enregistré le 5 juin 2020, le ministre des solidarités et de la santé conclut au rejet de la requête. Il soutient qu’il n’est porté aucune atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales.
La requête a été communiquée au Premier ministre et au ministre de l’intérieur qui n’ont pas produit d’observations.
2° Sous le n° 440856, par une requête, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés le 26 mai et les 2 et 10 juin 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la Ligue des droits de l’homme demande au juge des référés du Conseil d’Etat, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative :
1°) de suspendre l’exécution de l’article 7 du décret n° 2020-548 du 11 mai 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire et de l’article 3 du décret n° 2020-663 du 31 mai 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, en ce qu’ils prévoient une interdiction générale et absolue de toute forme de manifestation ou rassemblement syndical dans l’espace public regroupant plus de dix personnes ;
2°) d’enjoindre au Premier ministre de modifier, à très brève échéance et en application de l’article L. 3131-15 du code de la santé publique, les dispositions de l’article 7 du décret du 11 mai 2020 et de l’article 3 du décret du 31 mai 2020, afin de prévoir explicitement que les rassemblements, réunions ou activités sur la voie publique ou dans un lieu ouvert au public mettant en présence de manière simultanée plus de dix personnes qui relèvent de l’exercice de la liberté de manifestation ou de la liberté syndicale sont autorisés, sous réserve de respecter les mesures » barrières » d’hygiène et de distanciation sociale mentionnées à l’article 1er de ces décrets ;
3°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 4 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Elle soutient que :
– elle justifie d’un intérêt lui donnant qualité pour agir ;
– la condition d’urgence est remplie dès lors, d’une part, que ces dispositions sont mobilisées pour interdire des rassemblements relevant de la liberté de manifester et pour sanctionner pénalement les participants, d’autre part, eu égard à l’impact de la crise sanitaire, qui rend plus nécessaire encore l’expression collective des idées et des opinions, enfin, du fait de la gravité de l’atteinte portée à l’exercice de la liberté de manifester et à l’expression collective des idées et des opinions, ainsi qu’à la liberté syndicale ;
– il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’expression, à la liberté de manifestation et à la liberté syndicale, qui sont des libertés essentielles ;
– la restriction n’est pas adaptée, nécessaire et proportionnée, en ce qu’elle interdit de manière générale et absolue tout rassemblement ou réunion sur la voie publique ou dans un lieu ouvert au public qui met en présence de manière simultanée plus de dix personnes, sauf s’il y a lieu à titre professionnel, s’il se tient dans certains établissements recevant du public ou dans le cadre d’un transport de voyageurs ;
– le risque sanitaire est moins élevé à l’extérieur que dans les espaces clos ;
– il est possible d’élaborer des règles de sécurité sanitaire pour une manifestation réunissant plus de dix personnes dans l’espace public et d’en contrôler le respect ;
– la possibilité ouverte au préfet de maintenir à titre dérogatoire, sauf lorsque les circonstances locales s’y opposent, par des mesures réglementaires ou individuelles, des rassemblements, réunions ou activités indispensables à la continuité de la vie de la Nation, ne constitue pas une garantie suffisante et équivalente et n’est pas mise en oeuvre.
Par un mémoire en défense, enregistré le 5 juin 2020, le ministre des solidarités et de la santé conclut au rejet de la requête. Il soutient qu’il n’est porté aucune atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales.
La requête a été communiquée au Premier ministre et au ministre de l’intérieur qui n’ont pas produit d’observations.
3° Sous le n° 441015, par une requête et un mémoire complémentaire, enregistrés les 3 et 8 juin 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la Confédération Générale du Travail, La Fédération syndicale unitaire, l’Union syndicale Solidaires, le Syndicat de la magistrature et le Syndicat des avocats de France demandent au juge des référés du Conseil d’Etat, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative ;
1°) de suspendre l’exécution des dispositions du I de l’article 3 du décret n° 2020-663 du 31 mai 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire ;
2°) d’enjoindre au Premier ministre de modifier, dans un délai de huit jours à compter de la notification de la présente ordonnance, en application de l’article L. 3131-15 du code de la santé publique, les dispositions du I de l’article 3 du décret n° 2020-663 du 31 mai 2020, en prenant les mesures strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu applicables, pour encadrer les rassemblements et réunions sur la voie publique ;
3°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Ils soutiennent que :
– ils justifient d’un intérêt leur donnant qualité à agir ;
– la condition d’urgence est remplie dès lors que, d’une part, des manifestations syndicales et rassemblements à caractère politique vont se dérouler à brève échéance et que des manifestations ont déjà eu lieu malgré l’interdiction et, d’autre part, elle est inhérente à l’état d’urgence sanitaire ;
– il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifester, au droit d’expression collective des idées et des opinions, à la liberté de réunion et la liberté syndicale ;
– l’interdiction de rassemblement à caractère politique ou syndical, en ce qu’elle présente un caractère absolu et n’est en outre pas soumise à un quelconque contrôle du juge, n’est pas adaptée, nécessaire et proportionnée à l’objectif sanitaire poursuivi.
Par un mémoire en défense, enregistré le 8 juin 2020, le ministre des solidarités et de la santé conclut au rejet de la requête. Il soutient qu’il n’est porté aucune atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales.
Par un mémoire en intervention, enregistré le 8 juin 2020, l’association SOS Racisme – Touche pas à mon pote conclut à ce qu’il soit fait droit aux conclusions de la requête et à ce que la somme de 3 000 euros soit mise à la charge de l’Etat au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. Elle soutient que son intervention est recevable et s’associe aux moyens de la requête.
La requête a été communiquée au Premier ministre et au ministre de l’intérieur qui n’ont pas produit d’observations.
Vu les autres pièces des dossiers ;
Vu :
– la Constitution ;
– la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
– le code pénal ;
– le code de la santé publique ;
– le code de la sécurité intérieure ;
– la loi n°2020-290 du 23 mars 2020 ;
– la loi n°2020-546 du 11 mai 2020 ;
– le décret n°2020-260 du 16 mars 2020 ;
– le décret n°2020-293 du 23 mars 2020 ;
– le décret n°2020-548 du 11 mai 2020 ;
– le décret n° 2020-663 du 31 mai 2020 ;
– le code de justice administrative et l’ordonnance n° 2020-305 du 25 mars 2020 ;
Après avoir convoqué à une audience publique, d’une part, M. A…, la Ligue des droits de l’homme et la Confédération Générale du travail et autres, ainsi que l’association SOS Racisme – Touche pas à mon pote et, d’autre part, le Premier ministre, le ministre de l’intérieur et le ministre des solidarités et de la santé.
Ont été entendus lors de l’audience publique du 11 juin 2020, à 9 heures :
– Me Spinosi, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, avocat de la Ligue des droits de l’homme ;
– Me Mathonnet, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, avocat de la Confédération générale du travail et des autres syndicats requérants ;
– les représentants de la Confédération générale du Travail et des autres syndicats requérants ;
– Me Ghnassia, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, avocat de l’association SOS Racisme – Touche pas à mon pote ;
à l’issue de laquelle le juge des référés a clos l’instruction.
Considérant ce qui suit :
1. Les requêtes visées ci-dessus concluent à la suspension de l’exécution des mêmes dispositions. Il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule ordonnance.
Sur les circonstances et le cadre juridique du litige :
2. En raison de l’émergence d’un nouveau coronavirus, responsable de la maladie covid-19, de caractère pathogène et particulièrement contagieux, et de sa propagation sur le territoire français, après de premières mesures arrêtées par le ministre des solidarités et de la santé et par le Premier ministre, en particulier l’interdiction, décidée par le décret du 16 mars 2020, de déplacement de toute personne, en principe, hors de son domicile, la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 a déclaré l’état d’urgence sanitaire pour une durée de deux mois à compter du 24 mars 2020. L’article 1er de la loi du 11 mai 2020 prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions a prorogé cet état d’urgence sanitaire jusqu’au 10 juillet 2020 inclus. L’interdiction de déplacement hors du domicile, sous réserve d’exceptions limitativement énumérées et devant être dûment justifiées, s’est appliquée entre le 17 mars et le 11 mai 2020, avant que ne soient prescrites, par décret du 11 mai 2020, de nouvelles mesures générales, moins contraignantes que celles applicables dans la période antérieure mais continuant d’imposer de strictes sujétions afin de faire face à l’épidémie de covid-19 puis, par décret du 31 mai 2020, des mesures moins contraignantes encore, compte tenu de l’évolution de l’épidémie et de la situation sanitaire.
3. L’article L. 3131-15 du code de la santé publique dispose, dans sa rédaction issue de la loi du 11 mai 2020, que : » I. – Dans les circonscriptions territoriales où l’état d’urgence sanitaire est déclaré, le Premier ministre peut, par décret réglementaire pris sur le rapport du ministre chargé de la santé, aux seules fins de garantir la santé publique :/ (…) 6° Limiter ou interdire les rassemblements sur la voie publique ainsi que les réunions de toute nature ; (…) III. – Les mesures prescrites en application du présent article sont strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu. Il y est mis fin sans délai lorsqu’elles ne sont plus nécessaires. « .
4. Dans ce cadre, le décret du 11 mai 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire a défini au niveau national à son article 1er les règles d’hygiène et de distanciation sociale, dites » barrières « , et prévu que, notamment, les rassemblements, réunions, et déplacements qui n’étaient pas interdits en vertu de ce décret devaient être organisés en veillant au strict respect de ces mesures. L’article 7 de ce décret dispose en son premier alinéa que : » Tout rassemblement, réunion ou activité à un titre autre que professionnel sur la voie publique ou dans un lieu public, mettant en présence de manière simultanée plus de dix personnes, est interdit sur l’ensemble du territoire de la République. Lorsqu’il n’est pas interdit par l’effet de ces dispositions, il est organisé dans les conditions de nature à permettre le respect des dispositions de l’article 1er » et en son quatrième alinéa que : » Les rassemblements, réunions ou activités définis au premier alinéa et qui sont indispensables à la continuité de la vie de la Nation peuvent être maintenus à titre dérogatoire par le préfet de département, par des mesures réglementaires ou individuelles, sauf lorsque les circonstances locales s’y opposent. « . Enfin, l’article 8 du même décret prévoit qu’aucun évènement réunissant plus de 5 000 personnes ne peut se dérouler sur le territoire de la République jusqu’au 31 août 2020. Ces dispositions ont été reprises aux articles 1er et 3 du décret du 31 mai 2020 visé ci-dessus, qui a abrogé le décret du 11 mai 2020. Le II de l’article 3 du décret du 31 mai 2020 a toutefois étendu l’exception à l’interdiction, reprise à son I, des rassemblements, réunions ou activités sur la voie publique ou dans un lieu ouvert au public mettant en présence simultanée plus de dix personnes, aux services de transport de voyageurs, aux établissements recevant du public dans lesquels l’accueil du public n’est pas interdit et aux cérémonies funéraires organisées hors de tels établissements, en plus des rassemblements, réunions ou activités à caractère professionnel pour lesquels cette exception était déjà prévue par le décret du 11 mai 2020.
5. Les requérants demandent principalement au juge des référés du Conseil d’Etat, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, de suspendre l’exécution des dispositions de l’article 7 du décret du 11 mai 2020, reprises à l’article 3 du décret du 31 mai 2020, en tant qu’elles ne prévoient pas d’exception à l’interdiction qu’elles posent des rassemblements, réunions ou activités sur la voie publique ou dans un lieu ouvert au public mettant en présence simultanée plus de dix personnes pour les manifestations ou rassemblements dans l’espace public visant à l’expression collective des idées et des opinions, notamment syndicales.
Sur l’intervention :
6. L’association SOS Racisme – Touche pas à mon pote justifie, eu égard à son objet statutaire et à la nature du litige, d’un intérêt suffisant à la suspension des dispositions en litige. Son intervention est, par suite, recevable.
Sur l’office du juge des référé et la liberté fondamentale en jeu :
7. L’article L. 511-1 du code de justice administrative dispose que : » Le juge des référés statue par des mesures qui présentent un caractère provisoire. Il n’est pas saisi du principal et se prononce dans les meilleurs délais. Aux termes de l’article L. 521-2 du même code : » Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures. « .
8. Dans l’actuelle période d’état d’urgence sanitaire, il appartient aux différentes autorités compétentes de prendre, en vue de sauvegarder la santé de la population, toutes dispositions de nature à prévenir ou à limiter les effets de l’épidémie. Ces mesures, qui peuvent limiter l’exercice des droits et libertés fondamentaux doivent, dans cette mesure, être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif de sauvegarde de la santé publique qu’elles poursuivent.
9. Il résulte de la combinaison des dispositions des articles L. 511-1 et L. 521-2 du code de justice administrative qu’il appartient au juge des référés, lorsqu’il est saisi sur le fondement de l’article L. 521-2 et qu’il constate une atteinte grave et manifestement illégale portée par une personne morale de droit public à une liberté fondamentale, résultant de l’action ou de la carence de cette personne publique, de prescrire les mesures qui sont de nature à faire disparaître les effets de cette atteinte, dès lors qu’existe une situation d’urgence caractérisée justifiant le prononcé de mesures de sauvegarde à très bref délai et qu’il est possible de prendre utilement de telles mesures. Celles-ci doivent, en principe, présenter un caractère provisoire, sauf lorsque aucune mesure de cette nature n’est susceptible de sauvegarder l’exercice effectif de la liberté fondamentale à laquelle il est porté atteinte.
10. La liberté d’expression et de communication, garantie par la Constitution et par les articles 10 et 11 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et dont découle le droit d’expression collective des idées et des opinions, constitue une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative. Son exercice, notamment par la liberté de manifester ou de se réunir, est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect d’autres droits et libertés constituant également des libertés fondamentales au sens de cet article, tels que la liberté syndicale. Il doit cependant être concilié avec le respect de l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé et avec le maintien de l’ordre public.
Sur la demande en référé :
11. Ainsi qu’il a été dit au point 4, le décret du 11 mai 2020 a été abrogé par le décret du 31 mai 2020, qui l’a remplacé. Le ministre des solidarités et de la santé est dès lors fondé à soutenir que les conclusions de la Ligue des droits de l’homme tendant à ce que soit ordonnée la suspension de l’exécution des dispositions résultant du décret du 11 mai 2020 ont perdu leur objet et qu’il n’y a plus lieu d’y statuer.
12. Pour justifier que les mesures d’interdiction de rassemblement sur la voie publique, mentionnées au point 4 et reprises par le décret du 31 mai 2020, en tant qu’elles concernent les manifestations sur la voie publique, demeurent à ce jour nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif de sauvegarde de la santé publique qu’elles poursuivent, le ministre des solidarités et de la santé fait valoir, d’une part, que de tels rassemblements ne permettent pas de garantir l’application des mesures dites » barrières « , lesquelles demeurent nécessaires dès lors que le virus reste en circulation. Il fait valoir, d’autre part, que, ne s’appliquant qu’aux rassemblements excédant dix personnes et pouvant recevoir des dérogations, individuelles ou réglementaires, accordées par le préfet, l’interdiction en litige n’est ni générale ni absolue et demeure proportionnée.
13. Il n’est, en premier lieu, pas contesté que la situation sanitaire continue de justifier des mesures de prévention, au nombre desquelles figurent les mesures dites » barrières « , imposées depuis le décret du 11 mai 2020 et maintenues par le décret du 31 mai 2020, notamment lors des rassemblements qui ne sont pas interdits en vertu de ce décret. Il n’est pas davantage contesté que l’organisation de manifestations sur la voie publique dans des conditions de nature à permettre le respect de ces » mesures barrières » présente une complexité particulière, compte tenu de la difficulté d’en contrôler les accès ou la participation, des déplacements ou mouvements de foule auxquelles elles peuvent donner lieu, ainsi que, le cas échéant, des mesures de maintien de l’ordre qu’elles peuvent appeler.
14. Il ne résulte toutefois pas de l’instruction qu’une telle organisation serait impossible en toute circonstance, sur l’ensemble du territoire de la République et pour toute manifestation, quelle qu’en soit la forme, alors d’ailleurs que des exceptions à l’interdiction posée sont déjà admises pour les activités mentionnées au point 4. En outre, s’il résulte des recommandations du Haut Conseil de la santé publique du 24 avril 2020, dont se prévaut l’administration, qu’il est préconisé de faire dépendre le nombre de personnes en milieu extérieur de la distance et de l’espace, aucune restriction de principe, autre que celle du respect des mesures » barrières « , n’est posée à la liberté d’aller et venir sur la voie publique. Enfin, l’avis du conseil scientifique du 8 juin 2020, sollicité en prévision du scrutin du 28 juin 2020 et rendu public sur le site internet du ministère des solidarités et de la santé, indique que les indicateurs épidémiologiques rassemblées à la date du 5 juin 2020 par Santé Publique France se situent sur l’ensemble du territoire à un niveau bas et ne témoignent pas d’une reprise de l’épidémie, cette évolution s’inscrivant dans un contexte de baisse de la circulation du virus en France depuis plus de neuf semaines. L’interdiction des manifestations sur la voie publique mettant en présence de manière simultanée plus de dix personnes ne peut, dès lors, sauf circonstances particulières, être regardée comme strictement proportionnée aux risques sanitaires désormais encourus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu, ainsi que l’imposent les dispositions de l’article L. 3131-15 du code de la santé publique en application desquelles cette interdiction a été prise, que lorsqu’il apparaît que les mesures » barrières » ou l’interdiction de tout événement réunissant plus de 5 000 personnes ne pourront y être respectées.
15. En deuxième lieu, s’il est vrai que le III de l’article 3 du décret du 31 mai 2020 permet au préfet de département, lorsque les circonstances locales ne s’y opposent pas, de maintenir à titre dérogatoire, par des mesures réglementaires ou individuelles, ceux des rassemblements en principe interdits en vertu du I de cet article qui sont » indispensables à la continuité de la vie de la nation « , il résulte de l’instruction que cette possibilité de dérogation, dont il demeure discuté par l’administration qu’elle serait susceptible d’être ouverte à toute manifestation sur la voie publique, n’a à ce jour jamais été mise en oeuvre pour ces rassemblements, pas même sous la forme d’un refus de dérogation lorsque les organisateurs ont saisi l’administration d’une déclaration préalable. Plusieurs manifestations se sont ainsi tenues ces derniers jours, certaines réunissant plusieurs milliers de participants, en dépit de l’interdiction prévue, sans que leur tenue ou leur organisation aient pu être examinées préalablement au titre d’une décision individuelle, à l’occasion de laquelle le lieu, la forme, le trajet, les modalités de leur déroulement n’ont ainsi pu faire l’objet d’échanges entre les organisateurs et l’administration.
16. En troisième lieu et en tout état de cause, toute manifestation sur la voie publique demeure soumise à l’obligation d’une déclaration préalable en vertu de l’article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure et peut, en application de l’article L. 211-4 de ce code, être interdite par l’autorité investie des pouvoirs de police ou, à défaut, par le représentant de l’Etat dans le département, s’il estime qu’elle est de nature à troubler l’ordre public, dont la sécurité et la salubrité publique sont des composantes. Le fait de participer à une manifestation interdite sur le fondement de l’article L. 211-4 du code de la sécurité intérieure est puni par l’article R. 644-4 du code pénal de l’amende prévue pour les contraventions de la 4ème classe, d’un montant forfaitaire de 135 euros, équivalente à celle applicable en vertu de l’article L. 3136-1 du code de la santé publique en cas de violation des interdictions édictées par le décret du 31 mai 2020. Le IV de l’article 3 de ce décret habilite également le préfet de département à interdire ou à restreindre, par des mesures réglementaires ou individuelles, les rassemblements, réunions ou activités qui ne sont pas interdits par le I de cet article lorsque les circonstances locales l’exigent. Enfin, tout rassemblement de personnes sur la voie publique susceptible de troubler l’ordre public constitue un attroupement, au sens de l’article 431-3 du code pénal, pouvant à ce titre être dissipé par la force publique, dans les conditions que cet article prévoit.
17. Par suite, l’interdiction posée au I de l’article 3 du décret du 31 mai 2020, dont il résulte de ce qui a été dit précédemment qu’elle doit être regardée comme présentant un caractère général et absolu à l’égard des manifestations sur la voie publique, ne peut, à ce jour, être regardée comme une mesure nécessaire et adaptée, et, ce faisant, proportionnée à l’objectif de préservation de la santé publique qu’elle poursuit en ce qu’elle s’applique à ces rassemblements soumis par ailleurs à l’obligation d’une déclaration préalable en vertu de l’article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure, que l’autorité investie des pouvoirs de police et le représentant de l’Etat demeurent en droit d’interdire dans les conditions mentionnées au point précédent, sous le contrôle du juge administratif, y compris le cas échéant saisi sur le fondement du livre V du code de justice administrative.
18. Il résulte de tout ce qui précède que les requérants sont fondés à soutenir que l’exécution de l’article 3 du décret du 31 mai 2020 porte à ce jour une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales mentionnées au point 10 en tant que l’interdiction qu’il prévoit en son I s’applique aux manifestations sur la voie publique soumises à l’obligation d’une déclaration préalable en vertu de l’article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure. La condition d’urgence devant être également regardée comme remplie, eu égard à l’imminence de plusieurs des manifestations prévues dont les requérants se prévalent, il y a lieu de faire droit à leurs conclusions tendant à ce que soit ordonnée dans cette mesure la suspension de l’exécution de ces dispositions, sans qu’il y ait lieu d’assortir cette suspension d’une injonction.
19. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de l’Etat la somme de 3 000 euros à verser à la Ligue des droits de l’homme au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ainsi que la somme de 600 euros à verser au même titre à la Confédération Générale du Travail, à la Fédération syndicale unitaire, à l’Union syndicale Solidaires, au Syndicat de la magistrature et au Syndicat des avocats de France. Ces dispositions font en revanche obstacle à ce qu’il soit fait droit aux conclusions présentées au même titre par l’association SOS Racisme – Touche pas à mon pote, qui n’a pas la qualité de partie dans la présente instance.
O R D O N N E :
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Article 1er : L’intervention de l’association SOS Racisme – Touche pas à mon pote est admise.
Article 2 : Il n’y a pas lieu de statuer sur les conclusions de la Ligue des droits de l’homme dirigées contre le décret du 11 mai 2020.
Article 3 : L’exécution des dispositions du I de l’article 3 du décret du 31 mai 2020 est suspendue en tant qu’elle s’applique aux manifestations sur la voie publique soumises à l’obligation d’une déclaration préalable en vertu de l’article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure.
Article 4 : L’Etat versera une somme de 3 000 euros à la Ligue des droits de l’homme au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : L’Etat versera une somme de 600 euros à la Confédération Générale du Travail, à la Fédération syndicale unitaire, à l’Union syndicale Solidaires, au Syndicat de la magistrature et au Syndicat des avocats de France au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 6 : Le surplus des conclusions des requérants est rejeté.
Article 7 : Les conclusions présentées par l’association SOS Racisme – Touche pas à mon pote au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 8 : La présente ordonnance sera notifiée à M. B… A…, à la Ligue des droits de l’homme, à la Confédération Générale du Travail, premier requérant dénommé sous le n° 441015, à l’association SOS Racisme – Touche pas à mon pote et au ministre des solidarités et de la santé.
Copie en sera adressée au Premier ministre et au ministre de l’intérieur.