REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu l’arrêté, en date du 16 mai 1873, par lequel le préfet du département de l’Oise a élevé le conflit d’attributions dans une instance pendante devant le tribunal de Senlis, entre le sieur Y… et M. le général de Ladmirault, commandant la première division militaire, M. X…, préfet de l’Oise, et M. Leudot, commissaire spécial de police à Creil ;
Vu la loi des 16-24 août 1790, titre 2, article 13, et celle du 16 fructidor an 3 ;
Vu l’article 75 de la Constitution de l’an 8 ; le décret rendu par le Gouvernement de la Défense nationale le 19 septembre 1870 ; la loi du 9 août 1849 sur l’état de siège ;
Vu les ordonnances du 1er juin 1828 et du 12 mars 1831, le règlement du 26 octobre 1849, la loi du 4 février 1850 et celle du 24 mai 1872 ;
Considérant, en ce qui concerne l’interprétation donnée par le tribunal de Senlis au décret du 19 septembre 1870, Que la loi des 16-24 août 1790, titre 2, article 13, dispose : « Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions ; »
Que le décret du 16 fructidor an 3, ajoute : « Défenses itératives sont faites aux tribunaux de connaître des actes administratifs de quelque espèce qu’ils soient ; »
Que l’article 75 de la Constitution de l’an 8, sans rien statuer sur la prohibition faite aux tribunaux civils de connaître des actes administratifs, et se référant exclusivement à la prohibition de citer devant les tribunaux civils les administrateurs pour raison de leurs fonctions, avait disposé : « Les agents du Gouvernement, autres que les ministres, ne peuvent être poursuivis pour des faits relatifs à leurs fonctions qu’en vertu d’une décision du Conseil d’Etat ; en ce cas, la poursuite a lieu devant les tribunaux ordinaires ; »
Considérant que l’ensemble de ces textes établissait deux prohibitions distinctes qui, bien que dérivant l’une et l’autre du principe de la séparation des pouvoirs dont elles avaient pour but d’assurer l’exacte application, se référaient néanmoins à des objets divers et ne produisaient pas les mêmes conséquences au point de vue de la juridiction ;
Que la prohibition faite aux tribunaux judiciaires de connaître des actes d’administration de quelque espèce qu’ils soient, constituait une règle de compétence absolue et d’ordre public, destinée à protéger l’acte administratif, et qui trouvait sa sanction dans le droit conféré à l’autorité administrative de proposer le déclinatoire et d’élever le conflit d’attribution, lorsque, contrairement à cette prohibition, les tribunaux judiciaires étaient saisis de la connaissance d’un acte administratif ;
Que la prohibition de poursuivre des agents du Gouvernement sans autorisation préalable, destinée surtout à protéger les fonctionnaires publics contre des poursuites téméraires, ne constituait pas une règle de compétence, mais créait une fin de non-recevoir formant obstacle à toutes poursuites dirigées contre ces agents pour des faits relatifs à leurs fonctions, alors même que ces faits n’avaient pas un caractère administratif et constituaient des crimes ou délits de la compétence des tribunaux judiciaires ;
Que cette fin de non-recevoir ne relevait que des tribunaux judiciaires et ne pouvait jamais donner lieu, de la part de l’autorité administrative à un conflit d’attribution ;
Considérant que le décret rendu par le Gouvernement de la Défense nationale, qui abroge l’article 75 de la Constitution de l’an 8, ainsi que toutes les autres dispositions des lois générales et spéciales ayant pour objet d’entraver les poursuites dirigées contre les fonctionnaires publics de tout ordre, n’a eu d’autre effet que de supprimer la fin de non-recevoir résultant du défaut d’autorisation avec toutes ses conséquences légales et de rendre ainsi aux tribunaux judiciaires toute leur liberté d’action dans les limites de leur compétence ; mais qu’il n’a pu avoir également pour conséquence d’étendre les limites de leur juridiction, de supprimer la prohibition qui leur est faite, par d’autres dispositions que celles spécialement abrogées par le décret, de connaître des actes administratifs et d’interdire, dans ce cas, à l’autorité administrative le droit de proposer le déclinatoire et d’élever le conflit d’attribution ;
Qu’une telle interprétation serait inconciliable avec la loi du 24 mai 1872 qui, en instituant le Tribunal des conflits, consacre à nouveau le principe de la séparation des pouvoirs et les règles de compétence qui en découlent ;
Considérant, d’autre part, qu’il y a lieu, dans l’espèce, de faire application de la législation spéciale sur l’état de siège ;
Considérant, en effet, que l’action formée par le sieur Y… devant le tribunal de Senlis, contre M. le général de Ladmirault, commandant l’état de siège dans le département de l’Oise, M. X…, préfet de ce département, et M. Leudot, commissaire de police de Creil, a pour objet de faire déclarer arbitraire et illégale, par suite nulle et de nul effet, la saisie du journal que Pelletier se proposait de publier, opérée, le 18 janvier 1873, en vertu de la loi sur l’état de siège ; en conséquence, de faire ordonner la restitution des exemplaires indûment saisis et de faire condamner les défendeurs, solidairement, en 2.000 francs à titre de dommages-intérêts ;
Considérant que l’interdiction et la saisie de ce journal, ordonnées par le général de Ladmirault, en sa qualité de commandant de l’état de siège dans le département de l’Oise, constituent une mesure préventive de haute police administrative prise par le général de Ladmirault, agissant comme représentant de la puissance publique, dans l’exercice et la limite des pouvoirs exceptionnels que lui conférait l’article 9, n° 4, de la loi du 9 août 1849 sur l’état de siège, et dont la responsabilité remonte au Gouvernement qui lui a délégué ces pouvoirs ;
Considérant que la demande de Pelletier se fonde exclusivement sur cet acte de haute police administrative ; qu’en dehors de cet acte il n’impute aux défendeurs aucun fait personnel de nature à engager leur responsabilité particulière, et qu’en réalité la poursuite est dirigée contre cet acte lui-même, dans la personne des fonctionnaires qui l’ont ordonné ou qui y ont coopéré ;
Considérant qu’à tous ces points de vue le tribunal de Senlis était incompétent pour connaître de la demande du sieur Y… ;
DECIDE : Article 1er : L’arrêté de conflit en date du 16 mai 1873 est confirmé. Article 2 : Le jugement du tribunal de Senlis du 7 mai 1873 et l’exploit introductif d’instance du 17 mars 1873 sont annulés. Article 3 : Transmission de la décision au Garde des Sceaux pour l’exécution.