Le jeu des compétences force d’analyser de près la nature des opérations et révèle de la complexité là où, d’abord, on n’en avait point soupçonné. Il s’agit des marchés ou des contrats de vente passés par adjudication. Il y a, dans ces opérations, l’élément marché ou contrat de vente et il a l’élément adjudication et il se peut que chacun de ces éléments soit l’occasion d’un contentieux différent devant un juge différent.
Le contentieux du marché ou du contrat de vente est, comme celui de tous les contrats, un contentieux de pleine juridiction. Pour un marché de travaux publics, ce contentieux ressortira au conseil de préfecture en premier ressort; pour un marché de fournitures de l’Etat et des colonies, il ressortira au Conseil d’Etat; pour un marché de fournitures des départements et des communes, il ressortira aux tribunaux judiciaires, et, enfin, pour une vente de coupe des bois communaux, ce qui est notre hypothèse, il ressortira aussi aux tribunaux judiciaires, vu qu’il s’agit d’une opération faite pour le domaine privé.
Quant au contentieux de l’élément adjudication, on peut se demander s’il est séparable de celui du marché ou contrat de vente. Sans doute, la formalité de l’adjudication, toutes les fois qu’elle se déroule sous la présidence et direction d’une autorité administrative, comporte des décisions exécutoires de cette autorité. Dans notre affaire, il était intervenu deux décisions exécutoires de cette autorité administrative, comporte des décisions exécutoires de cette autorité. Dans notre affaire, il était intervenu deux décisions du sous-préfet présidant à l’adjudication de la coupe de bois. Par une première décision, usant des pouvoirs, à lui conférés par l’art. 20, C. forest., il avait déclaré prématurée l’offre du sieur Légal comme étant intervenue avant l’énonciation, par le crieur, d’une mise à prix quelconque, ce qui avait entraîné l’éviction du requérant; par une seconde décision, il avait prononcé l’adjudication au profit des sieurs Reydon. Par leur nature, les décisions exécutoires administratives sont susceptibles de recours pour excès de pouvoir, à la condition qu’elles soient séparables de l’opération du marché ou de la vente. Si elles ne sont pas séparables, on ne pourra faire valoir les causes de nullité que par le contentieux de pleine juridiction né du contrat. C’est, d’abord, à propos des marchés de travaux publics passés par adjudication, que le Conseil d’Etat a eu l’occasion d’examiner la recevabilité du recours pour excès de pouvoir séparé contre les décisions qu’implique l’adjudication (Cons. d’Etat, 21 mars 1890, Caillette, S. et P. 1892.3.87; Pand. pér., 1890.4.13; 30 mars 1906, Ballande, S. et P. 1908.3.87; Pand. pér., 1908.3.87, avec les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Romieu). Sa jurisprudence sur ce point, lui a été dictée par deux principes : d’une part, celui que toute décision exécutoire est susceptible de recours pour excès de pouvoir (V. Laferrière, Tr. de la jurid. admin., 11e éd., p. 404; d’autre part, celui de la fin de non-recevoir tirée de l’existence d’un recours parallèle (V. Cons. d’Etat, 16 mars 1917, Iphate, S. et P. 1923.3.42; Pand. pér., 1923.3.42, et les renvois). C’est-à-dire, en principe, séparabilité de l’élément décision d’adjudication et possibilité d’un recours séparé à l’occasion du vice de cet élément, mais, en fait, non-recevabilité de ce recours séparé toutes les fois que l’intéressé pourra obtenir satisfaction par le recours de pleine juridiction qui naît de l’élément marché ou contrat et qui englobera les réclamations suscitées par l’adjudication. Pratiquement, le recours pour excès de pouvoir séparé ne sera recevable que de la part d’adjudicataires évincés qui auront pris part à la formalité de l’adjudication, mais qui, n’ayant pas été déclarés adjudicataires, n’auront pas été parties au contrat de marché ou de vente, et ainsi n’auront pas à leur disposition le contentieux de pleine juridiction né du contrat (Cfr. Cons. d’Etat, 5 déc. 1884, Latécoère, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 881. Tel est bien le cas du requérant dans notre affaire Légal : c’est un adjudicataire évincé qui ne peut pas user du contentieux de pleine juridiction pour porter devant le tribunal judiciaire sa réclamation relative à l’adjudication, puisque ce contentieux de pleine juridiction est celui de la vente et que, quant à lui, il est resté en dehors de la vente. Alors, le Conseil d’Etat le déclare recevable dans le recours pour excès de pouvoir séparé qu’il a intenté pour demander l’annulation de l’adjudication. Sans doute il ne lui donne pas satisfaction au fond, il ne prononce pas l’annulation de l’adjudication, mais le principe du recours séparé reste posé.
Ce qu’il y a d’intéressant, au point de vue doctrinal, dans notre décision, c’est qu’elle met bien en relief, d’une part, la consistance véritable de l’élément adjudication, considéré comme séparé du contrat, et, d’autre part, le lien nécessaire qui subsiste, cependant, entre cet élément et le contrat.
I. — Observons, d’abord, la consistance véritable de l’élément adjudication en tant que séparable de l’élément contrat. Il se présente tout de suite à l’esprit que l’adjudication est l’élément formel du contrat et que l’opposition entre l’adjudication et le contrat équivaut à celle de la forme et du fond concernant un même objet. A la réflexion, toutefois, on s’aperçoit que, dans la formalité de l’adjudication, quelque chose dépasse le contrat; que si elle sert de forme à celui-ci, elle lui ajoute aussi une sorte de préambule, qui est la cérémonie de l’enchère, destinée à réaliser la concurrence. Voici en quoi la formalité de l’enchère peut être envisagée comme le préambule du contrat. Le contrat sera conclu avec le soumissionnaire déclaré adjudicataire, mais le mécanisme de l’enchère par lequel sera désigné celui des soumissionnaires qui sera déclaré adjudicataire peut être considéré comme jouant préliminairement au contrat. Il en est ainsi, du moins, quand l’adjudication est prononcée par l’autorité administrative ou par l’autorité judiciaire. Sans doute, dans une adjudication privée organisée par un particulier, par exemple, par un propriétaire voulant faire construire une maison par devis et marchés (C. civ., 1787 et s.), force sera bien de faire rentrer dans le contrat l’opération de l’enchère, car le maître de la chose n’a aucune autorité administrative ni aucune juridiction à exercer sur les soumissionnaires, et l’enchère ne peut avoir de caractère juridique que comme englobée dans le contrat. Mais il n’en est pas de même dans une adjudication par autorité administrative ou par autorité de justice; là, le maître de la chose a un pouvoir à exercer et c’est par ce pouvoir que l’enchère est réglée, par ce pouvoir qu’elle prend un caractère juridique, simplement et directement, sans avoir besoin d’emprunteur ce caractère à la vertu d’un contrat qui n’est pas encore conclu. C’est un fait certain que l’autorité administrative exerce un pouvoir dans l’enchère; elle règle « par voie d’autorité » les incidents qui se produisent. L’art. 20, C. forest., statue : « Toutes les contestations qui pourront s’élever pendant les opérations d’adjudication, soit sur la validité desdites opérations, soit sur la solvabilité de ceux qui auront fait des offres et de leurs cautions, seront décidées immédiatement par le fonctionnaire qui présidera la séance d’adjudication. » Il y a donc bien, dans le mécanisme de l’enchère des adjudications publiques, un élément de réglementation par le pouvoir qui précède le contrat et qui, par conséquent, est séparé de celui-ci. Le choix du contractant comme préalable au contrat, est l’œuvre d’un pouvoir, et c’est ce qui permet au soumissionnaire évincé de former un recours pour excès de pouvoir.
De ce point de vue, un rapprochement s’impose entre le mécanisme de l’enchère, qui détermine le choix de l’adjudicataire, et celui du concours placé à l’entrée de certaines fonctions publiques, qui détermine le choix du fonctionnaire. Des recours pour excès de pouvoir de concurrents éliminés sont recevables contre la décision qui homologue les résultats du concours (V. Cons. d’Etat, 10 avril 1908, Sommier, S. et P. 1910.3.102; Pand. pér., 1910.3.102, et la note), de même que sont possibles les recours d’adjudicataires évincés contre la décision d’adjudication. D’un côté comme de l’autre, il y a concurrence organisée et opération préalable de choix. Ce serait un intéressant sujet d’étude que de rechercher jusqu’à quel point l’autorité administrative est obligée de réaliser la nomination d’un fonctionnaire désigné à son choix par le procédé d’un concours, et jusqu’à quel point elle est obligée d’accepter comme adjudicataire le soumissionnaire désigné à son choix par le procédé d’une enchère. Ce n’est pas ici le lieu d’établir cette discussion doctrinale. Bornons-nous à constater que la question se pose; qu’au surplus, les adjudications pour les marchés de travaux publics, si elles lient immédiatement l’adjudicataire (Cons. d’Etat, 15 févr. 1907, Monin, Rec. des arrêts du Cons d’Etat, p. 163), ne sont définitives pour l’Administration qu’après une approbation du ministre ou du préfet (Ordonn., 14 nov. 1837, art. 10, S. 2e vol. des Lois annotées, p. 388), et que, après la décision d’un jury de concours dressant une liste de candidats admis pour une fonction publique, il faut qu’interviennent des décrets ou des arrêtés de nomination de ces candidats; tellement l’enchère et le concours sont des opérations préliminaires de choix qui doivent être distinguées du contrat avec l’adjudicataire ou de la nomination du fonctionnaire choisi.
II. — Cependant il ne faut pas exagérer le caractère séparable de l’enchère et du contrat conclu avec l’adjudicataire. Déjà, nous venons de voir que, dans les marchés de travaux publics passés par adjudication, l’adjudicataire désigné par l’enchère est immédiatement lié par le contrat, de telle sorte que, pour lui, sinon pour l’Administration, l’enchère conclut à la fois le choix du contractant et le contrat. Notre décision, sieur Légal, nous rappelle, elle aussi, à quel point la formalité de l’enchère est liée au contrat. Le sieur Légal a été exclu de l’adjudication pour offre prématurée, intervenue avant l’énonciation, par le crieur, de la mise à prix. Qu’est-ce à dire ? Cela signifie que la vente par adjudications d’une coupe de bois, à l’envisager comme contrat, suppose un cahier des charges dans lequel une mise à prix est contenue, et que l’enchère, étant un moyen de conclure le contrat, en même temps qu’elle est un moyen de conclure le choix du contractant, ne saurait être engagée que sur la base de la mise à prix du cahier des charges, élément fondamental du contrat.
En somme, la formalité de l’enchère n’est préalable à la formation du contrat que a parte administrationis; elle ne l’est pas a parte publicani, puisque celui-ci est lié par l’enchère. D’autre part, la formalité de l’enchère est ajustée aux éléments du contrat et notamment au cahier des charges. Il ne subsiste qu’un angle extrêmement étroit d’où puisse apparaître la séparabilité des décisions exécutoires administratives intervenues dans l’enchère, mais cet angle est suffisamment ouvert, cependant, pour que le recours pour excès de pouvoir s’y glisse au profit de l’adjudicataire évincé.