« Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite. Car je vous le dis, beaucoup chercheront à entrer et ne le pourront pas… ». Cette parabole de la porte étroite, tirée du verset 24 du chapitre 13 de l’Évangile de Jésus-Christ selon Saint-Luc, la doctrine constitutionnaliste se l’est appropriée afin de désigner « les textes, mémoires, consultations, argumentaires provenant de toutes sortes de personnes, institutions, groupes de pression représentant des intérêts favorables ou opposés à la loi ou simplement cherchant à éclairer le Conseil sur tel point de la loi ou de la saisine et qui sont déposés au Conseil constitutionnel de façon informelle, parfois sous le timbre d’un avocat aux Conseils » (G. DRAGO, Contentieux constitutionnel français, 4e éd., PUF, 2016, p. 397.). Si cette pratique a été mise en évidence très tôt par le doyen Vedel (G. VEDEL, « L’accès des citoyens au juge constitutionnel. La porte étroite », in : La vie judiciaire 1991, n° 2344, p. 1, 13-14.), le statut de ces « saisines sauvages » (G. DRAGO, ouv. préc., pp. 396-397.), a récemment fait l’objet de réflexions (D. DE BECHILLON, Réflexions sur le statut des “portes étroites” devant le Conseil constitutionnel, Le club des juristes, 2017, 76 p.).
C’est dans ce contexte qu’en l’espèce, le Conseil d’État était saisi d’un recours pour excès de pouvoir dirigé contre la décision implicite de rejet née du silence gardé par le secrétaire général du Conseil constitutionnel sur la demande de l’association Les Amis de la Terre en date du 22 juin 2018 tendant à ce que soit adopté, sur le fondement de l’article 56 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, un règlement intérieur visant à régir la procédure relative aux « contributions extérieures » transmises au Haut Conseil. Ledit article 56 dispose, notamment, que « le Conseil constitutionnel complétera par son règlement intérieur les règles de procédure applicables devant lui édictées par le titre II de la présente ordonnance ». Comme souvent lorsqu’est en cause devant le juge administratif une décision de refus, la demande d’annulation dirigée contre cette dernière était assortie d’une demande d’injonction ordonnant au secrétaire général du Conseil constitutionnel, à titre principal, de faire adopter un règlement intérieur sur le fondement de l’article 56 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 et déterminant la procédure relative aux contributions extérieures qui lui sont adressées et, à titre subsidiaire, d’instruire la demande d’adoption d’un tel règlement intérieur et de lui adresser une réponse écrite.
Par son arrêt du 11 avril 2019, le Conseil d’État a rejeté la demande de l’Association Les Amis de la Terre, au motif qu’« il n’appartient pas à la juridiction administrative de connaître des actes qui se rattachent à l’exercice par le Conseil constitutionnel des missions qui lui sont confiées par la Constitution ou par des lois organiques prises sur son fondement ». Ce faisant, le juge administratif a réitéré son incompétence pour connaître d’un acte rattachable à l’office du Conseil constitutionnel (I), réitération qui permet de mettre en lumière une catégorie d’actes non administratifs d’un nouveau type : les actes rattachables à l’office du Conseil constitutionnel (II).
I – L’incompétence du juge administratif pour connaître d’un acte rattachable à l’office du Conseil constitutionnel
L’incompétence du juge administratif pour connaître d’un acte rattachable à l’office du Conseil constitutionnel, si elle est polymorphe (A), est unifiée autour du rattachement de l’acte à l’office du Conseil constitutionnel (B).
A. – Une incompétence polymorphe
L’incompétence du juge administratif pour connaître d’un acte rattachable à l’office du Conseil constitutionnel est polymorphe. Cela signifie qu’elle prend plusieurs formes différentes selon qu’elle se manifeste dans le contentieux du recours pour excès de pouvoir, voie de droit dans laquelle elle est née, ou dans celui des référés, procédures dans lesquelles elle vaut également.
L’incompétence du juge administratif pour connaître d’un acte rattachable à l’office du Conseil constitutionnel est née dans le contentieux du recours pour excès de pouvoir. Dans ce cadre, le juge de l’excès de pouvoir refuse de connaître une demande tendant à l’annulation d’un acte rattachable à l’office du Conseil constitutionnel. Tel est le cas de la décision par laquelle le secrétaire général du Conseil constitutionnel rejette une requête tendant à ce qu’il déclare non conforme à la Constitution l’article 2 de la loi du 12 juillet 1988 relative à la Nouvelle-Calédonie (CE, 7 juin 1989, n° 101123, Front calédonien, Rec T. 532.), de la décision par laquelle le secrétaire général du Conseil constitutionnel refuse d’enregistrer et de soumettre au jugement dudit Conseil la requête par laquelle un requérant demande l’annulation du refus opposé par le préfet de la Martinique à sa demande d’une modification des horaires d’ouverture de bureaux de vote (TA de Paris, 11 oct. 2002, Feier, RFDA 2003. 22, p. 8, note Favoreu, p. 14, note Gonod et Jouanjan.), de la décision par laquelle le Conseil constitutionnel adopte un règlement intérieur organisant l’accès à ses archives (CE Ass. 25 oct. 2002, n° 235600, Brouant, Rec. 345, concl. Goulard ; RFDA 2003. 1, concl., p. 8, note Favoreu, p. 14, note Gonod et Jouanjan ; AJDA 2002. 1332, chronique Donnat et Casas ; Dalloz 2002. 3287, chronique Favoreu ; AJDA 2002. 1429, étude Jacquelot ; RDP 2002. 1855, note Camby ; JCP éd. G 2003. 85, note Chaminade.), de la publication sur son site internet de commentaires concernant le sens et la portée de sa jurisprudence (CE, 9 nov. 2005, n° 258180, Moitry, Rec. 496 ; AJDA 2006. 147, concl. Donnat ; JCP A 2006. 263, étude Cassia.), ainsi que de la publication par les services du Conseil constitutionnel du « bilan de l’année 2004 » en tant qu’il ne mentionne pas certaines informations (CE, 2 juill. 2008, n° 275127, M. René A.). Dans le contentieux du recours pour excès de pouvoir, l’incompétence du juge administratif de connaître d’un acte rattachable à l’office du Conseil constitutionnel découle de la « nature particulière du recours pour excès de pouvoir » (CE Sect. 24 nov. 1967, n° 66271, Sieur Noble, Rec. 443 ; Dalloz-Sirey 1968, j., p. 142, concl. Baudouin.), « recours qui est ouvert même sans texte contre tout acte administratif » (CE Ass. 17 fév. 1950, n° 86949, Ministre de l’Agriculture contre dame Lamotte, Rec. 111 ; RDP 1951. 478, concl. Delvolvé, note Waline ; GAJA, 22e éd., Dalloz, 2019, p. 366, obs. ; GADLF, 2e éd., Dalloz, 2019, p. 442, obs. Dupré de Boulois.).
L’incompétence du juge administratif pour connaître d’un acte rattachable à l’office du Conseil constitutionnel vaut également dans le contentieux des « référés d’urgence de droit commun » (R. CHAPUS, Droit du contentieux administratif, 15e éd., Montchrestien, 2008, p. 1379.).
Dans le cadre de ces trois procédures, le juge des référés refuse de prescrire une mesure d’urgence relative à un acte rattachable au Conseil constitutionnel. C’est ainsi qu’intervenant en vertu de l’article L. 521-1 du C.J.A., le Conseil d’État a rejeté des requêtes tendant à ce qu’il ordonne la suspension d’un acte rattachable à l’office du Conseil constitutionnel. Tel a été le cas en ce qui concerne, non seulement la décision de Mme Simone Veil de suspendre ses fonctions de membres du Conseil constitutionnel à compter du 1er mai 2005 jusqu’à la proclamation des résultats du référendum du 29 mai 2005 sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe (CE, ord. du 6 mai 2005, n° 280214, Hoffer, Rec. 185.), mais également la décision du secrétaire général du Conseil constitutionnel de rendre publics sur le site de cette institution, avant la proclamation des résultats par le Conseil, les totaux arrêtés par les commissions locales de recensement (CE, ord. du 2 juin 2005, n° 281044, M. B…A...). Saisi sur le fondement de l’article L. 521-1 du C.J.A., le juge des référés a même rejeté une demande d’un requérant tendant à ce qu’il enjoigne au président du Conseil constitutionnel de lui remettre le récépissé du dépôt de sa lettre de candidature en date du 9 février 2017, en vue de l’élection du Président de la République (CE, ord. du 15 fév. 2017, n° 407815, M. A…B…).
De même, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du C.J.A., le juge administratif suprême a rejeté une requête tendant à ordonner le renvoi d’une audience fixée le 7 juin 2016 devant le Conseil constitutionnel, ainsi qu’à ordonner au Secrétaire général du Conseil constitutionnel de délivrer au requérant l’avis mentionné à l’article 1 du règlement intérieur sur la procédure suivie devant le Conseil Constitutionnel pour les Q.P.C. (CE, ord. du 6 juin 2016, n° 400382, M. B…A…).
De surcroît, saisi en vertu de l’article L. 521-3 du C.J.A., le juge des référés a rejeté une requête tendant à ce qu’il ordonne au Secrétaire général du Conseil constitutionnel de faire figurer au nombre des affaires en instance sur le site internet de cette institution le recours en rectification d’erreur matérielle qu’un requérant avait formé à l’encontre de la décision n° 2004-3389/3400 du 25 novembre 2004 par laquelle le Conseil constitutionnel avait rejeté sa requête tendant à l’annulation des opérations électorales auxquelles il avait été procédé le 26 septembre 2004 pour la désignation des sénateurs représentant les Français établis hors de France (CE, ord. du 20 janv. 2005, n° 276667, M. René Georges A.), ainsi que de lui communiquer la décision par laquelle il avait désigné un rapporteur pour instruire ce recours (CE, ord. du 3 fév. 2005, n° 277167, M. René Georges X.). Tel a été également le cas à propos d’une requête tendant à ce qu’il ordonne au président du Conseil constitutionnel de faire délibérer à nouveau le Conseil constitutionnel, hors la présence de Mme Simone Veil, sur la requête dont le Conseil avait été saisi relative au traité établissant une Constitution pour l’Europe, ainsi que sur les demandes d’avis relatives à ce traité émanant du Secrétaire général du Gouvernement (CE, ord. du 9 mai 2005, n° 280215, M. René Georges X.).
Dans le contentieux des référés, l’incompétence du juge administratif pour connaître d’un acte rattachable à l’office du Conseil constitutionnel résulte moins de la nature des référés d’urgence de droit commun, que de l’article L. 522-3 du C.J.A., qui prévoit, notamment, que le juge des référés peut rejeter une demande ne relevant pas de la compétence de la juridiction administrative (voir, notamment, à propos d’actes de gouvernement, CE, ord. du 10 avr. 2003, n° 255905, Comité contre la guerre en Irak et autres, Rec. T. 707 et 914 ; CE, ord. du 22 fév. 2005, n° 277842, Hoffer, Rec. T. 691 et 1023.).
En tout état de cause, qu’elle se manifeste dans le contentieux du recours pour excès de pouvoir ou dans le contentieux des référés d’urgence de droit commun, l’incompétence du juge administratif pour connaître d’un acte rattachable à l’office du Conseil constitutionnel est unifiée autour de l’existence d’un tel lien.
B. – Une incompétence unifiée autour du caractère rattachable de l’acte à l’office du Conseil constitutionnel
Unifiant l’incompétence du juge administratif pour en connaître, le caractère rattachable de l’acte à l’office du Conseil constitutionnel est cependant exprimée différemment. C’est ainsi que ce dernier se réfère tant au « rattachement à l’exercice des attributions confiées au Conseil constitutionnel par l’article 62 de la Constitution » (CE, 7 juin 1989, Front calédonien, arrêt préc.), au « concours direct à l’exercice d’attributions juridictionnelles » (TA de Paris, 11 oct. 2002, Feier, jugement préc.), à « l’indissociabilité des conditions dans lesquelles le Conseil constitutionnel exerce les missions qui lui sont confiées par la Constitution » (CE Ass. 25 oct. 2002, Brouant, arrêt préc., p. 346 ; CE, 6 juin 2016, M. B…A…, ord. préc.), ainsi qu’au « rattachement à l’exercice par le Conseil constitutionnel des missions qui lui sont confiées par la Constitution ou par des lois organiques prises sur son fondement » (CE, 20 janv. 2005, M. René Georges A, ord. préc. ; CE, 3 fév. 2005, M. René Georges X, ord. préc. ; CE, 9 mai 2005, M. René Georges X, ord. préc. ; CE, 9 nov. 2005, Moitry, arrêt préc., p. 496 ; CE, 2 juill. 2008, M. René A, arrêt préc. ; CE, 15 fév. 2017, M. A…B…, ord. préc.).
Également utilisée par l’arrêt Association Les Amis de La Terre, cette dernière formule est celle qui est la plus adaptée. Elle l’est, d’une part, dans la mesure où la référence aux « missions qui sont confiées au Conseil constitutionnel par la Constitution ou par des lois organiques prises sur son fondement » est plus adéquate que celle, soit à « l’exercice des attributions confiées au Conseil constitutionnel par l’article 62 de la Constitution », soit à « l’exercice d’attributions juridictionnelles ». D’ailleurs, la première est quelque peu surprenante, car c’est davantage l’article 61 qui confiait l’exercice d’attributions à la Haute instance à l’époque de l’arrêt Front calédonien. La seconde est, quant à elle, restrictive, parce que les missions constitutionnelles du Haut Conseil englobent et dépassent ses attributions juridictionnelles. La référence au « rattachement à l’exercice par le Conseil constitutionnel des missions qui lui sont confiées par la Constitution ou par des lois organiques prises sur son fondement » est la plus adaptée, d’autre part, en ce que le vocable de « rattachement » est plus approprié que celui d’« indissociabilité ». En effet, comme le soulignaient les professeurs Pascale Gonod et Olivier Jouanjan dans leur note sous l’arrêt Brouant, le caractère rattachable suppose l’existence d’un ensemble auquel pourrait être soustrait un de ses éléments tandis que l’indissociabilité implique plus, une unité dont la désagrégation rend difficile la perception d’éléments autonomes la représentant (P. GONOD, O. JOUANJAN, note préc., p. 19.). Toutefois, si les formules employées par le juge administratif sont différentes pour caractériser le rattachement actes attaqués à l’office du Conseil constitutionnel, il ne faut pas voir là, pour reprendre une formule utilisée par le doyen Vedel sur un tout autre sujet, « autre chose que des variations sémantiques sur le même thème sans portée juridique véritable » (G. VEDEL, « Doctrine et jurisprudence constitutionnelles », in : RDP 1989. 16.).
Unifiant l’incompétence du juge administratif pour en connaître, le caractère rattachable d’un acte à l’office du Conseil constitutionnel est parfois critiquable, comme l’illustre l’arrêt Brouant, dans lequel était attaquée la décision par laquelle le Conseil constitutionnel adopte un règlement intérieur organisant l’accès à ses archives. Particulièrement controversé au sein même de la juridiction administrative, l’arrêt Brouant fut d’ailleurs rendu sur conclusions contraires. Dans celles-ci, le commissaire du gouvernement Guillaume Goulard développa les raisons qui justifiaient, selon lui, que le juge administratif accepte de connaître de ladite décision et qu’il l’annule pour incompétence. Si ces conclusions n’ont pas été suivies par la formation de jugement, l’incompétence du juge administratif pour connaître du règlement intérieur du Haut Conseil apparaît ici nettement comme étant le fruit de la volonté du juge, dans la mesure où il aurait pu prendre, de manière tout aussi convaincante, une décision inverse affirmant la justiciabilité de l’acte. De ce fait, un développement du champ de compétence du juge administratif en la matière n’est pas exclu. Mais, en l’état actuel de la jurisprudence, l’incompétence du juge administratif pour connaître d’un acte rattachable à l’office du Conseil constitutionnel demeure générale et absolue. D’ailleurs, s’il était également question de l’exercice par le Conseil constitutionnel de son pouvoir réglementaire dans l’arrêt Association Les Amis de la Terre, l’incompétence du juge administratif semble là moins critiquable, en ce que la procédure relative aux contributions extérieures qui lui sont transmises est davantage liée à l’exercice par la Haute instance de ses missions constitutionnelles que ne l’est la définition par le Haut Conseil d’un régime particulier pour l’accès à l’ensemble de ses archives.
Le rappel par le juge administratif de son incompétence pour connaître d’un acte rattachable à l’office du Conseil constitutionnel permet de mettre en lumière une catégorie d’actes non administratifs d’un nouveau type : les actes rattachables à l’office du Conseil constitutionnel.
II – Les actes rattachables à l’office du Conseil constitutionnel, une catégorie d’actes non administratifs d’un nouveau type
Les actes rattachables à l’office du Conseil constitutionnel constituent une catégorie d’actes non administratifs d’un nouveau type. En effet, ces actes se fondent difficilement dans les catégories classiques d’actes dont le juge administratif est incompétent pour connaître. Ils se fondent, en premier lieu, difficilement dans la catégorie des « actes de gouvernement », dans la mesure où « sont seuls susceptibles de recevoir cette qualification des actes émanant du pouvoir exécutif » (F. DONNAT et D. CASAS, chronique préc., p. 1335.). De plus, les actes rattachables à l’office du Conseil constitutionnel ne concernent pas les relations entre les pouvoirs publics constitutionnels mais portent « sur le fonctionnement d’un pouvoir public constitutionnel » (J.-P. CAMBY, note préc., p. 1861.). Les actes rattachables à l’office du Conseil constitutionnel se fondent difficilement, en second lieu, dans la catégorie des actes non détachables de l’exercice de la fonction juridictionnelle née avec l’arrêt dit « Préfet de la Guyane ». S’apparentant difficilement à de tels actes (A), les actes rattachables à l’office du Conseil constitutionnel sont des actes « non classables » (L. FAVOREU, note préc., p. 11.), qui constituent une catégorie sui generis d’actes non administratifs (B).
A. – Des actes s’apparentant difficilement aux actes non détachables de l’exercice des fonctions juridictionnelles
Les actes rattachables à l’office du Conseil constitutionnel s’apparentent difficilement aux actes non détachables de l’exercice de la fonction juridictionnelle, catégorie d’actes non administratifs issue de la jurisprudence dite « Préfet de la Guyane ». En effet, l’arrêt Officiers ministériels de Cayenne distingue les actes relatifs à l’exercice de la fonction juridictionnelle de ceux relatifs à l’organisation du service public de la justice (TC, 27 nov. 1952, n° 1420, Officiers ministériels de Cayenne, Rec. 642 ; JCP éd. G 1953, n° 7598, note Vedel.). Qu’ils soient édictés par un organe juridictionnel ou un organe administratif, le juge administratif est incompétent pour connaître des premiers, tandis qu’il l’est pour connaître des seconds. Sont, par exemple, des actes non détachables de l’exercice de la fonction juridictionnelle, la décision prise par le Président du Gouvernement provisoire de la République française de rejeter le recours en grâce présenté au nom d’un requérant condamné à la peine de mort (CE, 28 mars 1947, Sieur Gombert, Rec. 138 ; Sirey 1947, III, p. 89, concl. Célier ; RDP 1947. 87, note Waline.), le décret déférant le général Salan au Haut Tribunal Militaire (CE Sect. 11 mai 1962, Sieur Salan, Rec. 317 ; RDP 1962. 542, concl. Henry.), ainsi que la plainte adressée par une commune au procureur de la République aux fins de poursuites (TC, 19 nov. 2001, n° 01-03255, Visconti c/ Commune de Port-Saint-Louis du Rhône et autres, Rec. 754.). Sont, en revanche, des actes détachables de l’exercice de la fonction juridictionnelle, et donc, des actes à caractère administratif, un décret portant suppression d’un tribunal (CE Sect. 23 mai 1952, Ville de Die, Rec. 278.), le défaut de constitution des tribunaux de première instance et d’appel dans le ressort de la Guyane, résultant du fait que le gouvernement n’a pas pourvu effectivement ces juridictions des magistrats qu’elles comportaient normalement (TC, 27 nov. 1952, Officiers ministériels de Cayenne, arrêt préc.), les décisions du bureau institué pour la vérification des résultats des opérations électorales au Conseil supérieur de la magistrature et leur proclamation (CE Ass. 17 avr. 1953, n° 24044, Sieurs Falco et Vidaillac, Rec. 175 ; RDP 1953. 448, concl. Donnedieu de Vabres, note Waline ; Dalloz 1953, j., p. 683, note Eisenmann ; JCP éd. G 1953, n° 7598, note Vedel.), ainsi que la décision par laquelle un procureur général près une Cour d’appel adresse un avertissement à un magistrat du parquet (CE Sect. 1er déc. 1972, n° 80195, Demoiselle Obrego (Nicole), Rec. 771 ; RDP 1973. 516, concl. Grévisse ; AJDA 1973. 37, concl. ; DS 1973. 346, concl. ; AJDA 1973. 31, chronique Cabanes et Léger ; AJDA 1973. 339, note Bréchon-Moulène ; Dalloz 1973, j., p. 190, note Robert ; DO 1973. 93, note Manville ; JCP éd. G 1973, n° 17324, note Blin.).
En apparence, la transposition de la jurisprudence dite « Préfet de la Guyane » aux actes rattachables à l’office du Conseil constitutionnel est séduisante, dans la mesure où, comme le soulignait le professeur François Terré dès 1992, « si des doutes subsistent encore dans l’esprit de certains, sur la nature de cet organe, force est de constater qu’on ne conteste plus sérieusement son caractère de juridiction » (F. TERRE, « Le malaise des juges », in : Commentaires, 1992, n° 58, p. 392.). De surcroît, la spécificité de la justice constitutionnelle ne constitue pas un obstacle dirimant à la transposition de la jurisprudence dite « Préfet de la Guyane » si l’on se propose de distinguer, comme le fit le professeur Denys de Béchillon dans sa thèse de doctorat, « la fonction de justice ordinaire » (D. DE BECHILLON, Hiérarchie des normes et hiérarchie des fonctions normatives de l’État, Economica, 1996, p. 138.) et « la fonction de justice constitutionnelle » (préc., p. 169.), à condition que cette dernière soit largement entendue pour y inclure la fonction de justice électorale.
En apparence séduisante, la transposition de la jurisprudence dite « Préfet de la Guyane » aux actes rattachables à l’office du Conseil constitutionnel connaît, en réalité, deux limites.
Le premier obstacle auquel se heurte la transposition de la jurisprudence dite Préfet de la Guyane aux actes rattachables à l’office du Conseil constitutionnel est son absence de conséquences sur la compétence du juge administratif pour en connaître. En effet, ce dernier est, en tout état de cause, incompétent pour connaître des actes relatifs à l’office du Conseil constitutionnel, qu’ils soient non détachables de l’exercice de la fonction de justice constitutionnelle ou relatifs à l’organisation du service public de la justice constitutionnelle. Constituent, notamment, des actes relatifs à l’organisation du service public de la justice constitutionnelle, dont le juge administratif est pourtant incompétent pour connaître, non seulement la décision du Président de la République portant nomination d’un membre du Conseil constitutionnel (CE Ass., 9 avr. 1999, n° 195616, Mme Ba, Rec. 124 ; RFDA 1999. 566, concl. Salat-Baroux ; AJDA 1999. 409, chronique Raynaud et Fombeur ; Dalloz 2000. 335, note Serrand ; RDP 1999. 1573, note Camby ; CCC 1999, n° 7, p. 109, note Robert.), mais également la décision du Président de la République de s’abstenir de déférer une loi au Conseil constitutionnel (CE, ord. du 7 nov. 2001, n° 239761, Tabaka, Rec. 789 ; RDP 2001. 1645, note Jan ; LPA 2002, n° 59, p. 15, note Curtil.). Dans ces deux espèces, l’incompétence du juge de l’excès de pouvoir est justifiée par la théorie de l’acte de gouvernement. Tel est particulièrement le cas dans la seconde, dans laquelle le Conseil d’État considère explicitement que l’acte, « indissociable de l’ensemble de la procédure législative », « touche ainsi aux rapports entre les pouvoirs publics constitutionnels » (arrêt préc.).
La seconde limite que connaît la transposition de la jurisprudence dite « Préfet de la Guyane » aux actes rattachables à l’office du Conseil constitutionnel est que cette jurisprudence s’est étendue temporairement au Conseil économique, social et environnemental, autre organe constitutionnel pourtant dépourvu de fonctions juridictionnelles. C’est ainsi que, saisi d’un recours pour excès de pouvoir dirigé contre une délibération par laquelle le bureau de ce Conseil se prononce sur la recevabilité d’une pétition présentée en application des dispositions précitées du troisième alinéa de l’article 69 de la Constitution et de l’article 4-1 de l’ordonnance du 29 décembre 1958 portant loi organique sur le Conseil économique, social et environnemental, la Cour administrative d’appel de Paris a considéré « qu’il n’appartient pas à la juridiction administrative de connaître des actes qui se rattachent à l’exercice pas le Conseil économique, social et environnemental des missions qui lui sont confiées par la Constitution et les lois organiques prises sur son fondement » (CAA de Paris, 6 juin 2016, n° 14PA03850, M. Philippe Brillault c/ Président du Conseil économique, social et environnemental, RFDA 2016. 810, p. 799, concl. Romnicianu, p. 811, note anonyme.). La rédaction de l’arrêt M. Philippe Brillault c/ Président du Conseil économique, social et environnemental laissait néanmoins entendre que le fondement de l’incompétence du juge administratif pour connaître d’un acte rattachable à l’office du Conseil économique, social et environnemental, lié à son statut d’organe constitutionnel, était identique à celui de l’injusticiabilité des actes rattachables à l’office du Conseil constitutionnel. Toutefois, les conclusions du rapporteur public Michel Romnicianu affirmaient, quant à elles, qu’une telle justification était « liée non au statut d’organe constitutionnel du Conseil constitutionnel, mais à celui d’organe à caractère juridictionnel, n’est […] pas transposable au CESE » (M. ROMNICIANU, concl. préc., p. 804.).
S’apparentant difficilement aux actes non détachables de l’exercice des fonctions juridictionnelles, les actes rattachables à l’office du Conseil constitutionnel sont, en réalité, des actes « non classables » constitutifs d’une catégorie sui generis d’actes non administratifs.
B. – Des actes non classables constitutifs d’une catégorie sui generis d’actes non administratifs
Les actes rattachables à l’office du Conseil constitutionnel sont des actes « non classables » constitutifs d’une catégorie sui generis d’actes non administratifs.
Pourtant, à la suite de l’arrêt Brouant, deux représentants de l’école aixoise de droit constitutionnel ont procédé à des tentatives de qualification, tentatives dont ont émergé les concepts respectifs d’« actes injusticiables institutionnels » (L. FAVOREU, « Pour en finir avec la “théorie” des actes de gouvernement », in L’esprit des institutions, l’équilibre des pouvoirs : mélanges en l’honneur de Pierre Pactet, Dalloz, 2003, p. 616 ; L. FAVOREU, note préc.) et d’« actes constitutionnels institutionnels » (É. CARPENTIER, « L’acte de gouvernement n’est pas insaisissable », in : RFDA 2006. 661.). Le premier a d’ailleurs été repris, sous l’expression à peine différente, bien qu’inversée, d’« actes institutionnels injusticiables », par le rapporteur public Michel Romnicianu dans sa note sur l’arrêt M. Philippe Brillault c/ Président du Conseil économique, social et environnemental (note anonyme préc., p. 813.). Le second est, quant à lui, une déclinaison de la catégorie des « actes constitutionnels », qui désignent les « actes pris par les organes constitutionnels dans l’exercice de leurs attributions constitutionnelles spécifiques » (É. CARPENTIER, art. préc., p. 663.). Cependant, nonobstant leur pertinence théorique, notamment dans une perspective comparatiste, ni l’un, ni l’autre, ne sont propres à cerner la spécificité des actes rattachables à l’office du Conseil constitutionnel.
D’abord, l’épithète « injusticiable », proposé par le doyen Favoreu et repris par le rapporteur public Romnicianu, embrasse un spectre beaucoup plus large que celui des seuls actes rattachables à l’office du Conseil constitutionnel. En effet, il inclut également les actes de gouvernement et les actes parlementaires (sur cette dernière catégorie, voir CE Ass. 5 mars 1999, n° 163328, Président de l’Assemblée nationale, Rec. 41, concl. Bergeal ; RFDA 1999. 333, CJEG 1999. 181, concl. ; AJDA 1999. 409, chronique Raynaud et Fombeur ; RDP 1999. 1785, note Thiers ; RA 1999. 164, obs. Molandin ; JCP éd. G 1999. 976, note Desclodures ; Dalloz 1999, j., p. 627, note Brunet ; DA 1999, n° 12, p. 6, chronique Haquet ; GAJA, 22e éd, Dalloz, 2019, p. 694, obs.). C’est ainsi que, selon l’auteur, constituent, notamment, des « actes injusticiables institutionnels », le dépôt ou le retrait des projets de lois, l’utilisation de la procédure de l’article 49-3, ce qui a trait aux prérogatives du gouvernement en matière de vote de la loi, la promulgation de la loi, le décret de dissolution, ainsi que les actes ayant trait aux rapports entre le Président de la République et le Gouvernement. Aussi et surtout, le concept d’« acte injusticiable » peut également être source de confusion entre la nature de l’acte et son régime contentieux, « alors que si celle-là est immuable, celui-ci est assurément contingent » (É. CARPENTIER, art. préc.).
S’il échappe à cette dernière critique, le concept d’« actes constitutionnels institutionnels », proposé par Élise Carpentier, par opposition à celui d’« actes constitutionnels individuels » (préc., p. 664.), n’est néanmoins pas exempt de tout reproche. À l’instar du précédent, il englobe non seulement les actes rattachables à l’office du Conseil constitutionnel mais également, toujours selon l’auteure, notamment, les règlements des assemblées parlementaires, les lois quelles qu’elles soient dès lors qu’elle sont entrées en vigueur après la Constitution, le dépôt ou l’adoption d’une motion de censure, les actes législatifs pris par les organes gouvernementaux, les décrets de promulgation, de dissolution, les actes pris dans l’exercice du pouvoir juridictionnel ordinaire, la décision de ratifier ou approuver un engagement international, la décision d’opposer le secret-défense, la décision d’engager la procédure de délégalisation de même que celle d’engager la procédure d’empêchement du Président de la République.
L’incapacité des concepts d’« actes institutionnels injusticiables » et d’« actes constitutionnels institutionnels » à saisir la spécificité des « actes rattachables à l’office du Conseil constitutionnel » dont le juge administratif est incompétent pour connaître démontre, en définitive, la pertinence de cette expression afin de les qualifier juridiquement. « Faute de mieux » pour reprendre une expression du doyen Favoreu dans sa note sous l’arrêt Brouant (L. FAVOREU, note préc.), c’est ce concept qui doit être utilisé pour rendre compte de la jurisprudence administrative en la matière. Ce qualificatif a pour mérite d’être fidèle aux décisions Front calédonien, Feier, Brouant, Moitry et Hoffer, dont l’arrêt Association Les Amis de la Terre n’est qu’un prolongement. Car en l’espèce, c’est bien parce que le refus du Conseil constitutionnel d’adopter des dispositions de son règlement intérieur visant à régir la procédure relative aux « contributions extérieures » qui lui sont transmises se rattache à l’exercice par le Haut Conseil des missions qui lui sont confiées par la Constitution ou par des lois organiques prises sur son fondement que le Conseil d’État considère qu’il ne lui appartient pas d’en connaître. Les actes dont le juge administratif est incompétent pour connaître sont donc, outre les actes de droit privé, non seulement les actes législatifs, les actes parlementaires, les actes de gouvernement, mais également les actes rattachables à l’office du Conseil constitutionnel.
En dépit de ce refus pleinement justifié faisant que, pour l’instant, « les portes étroites restent dans l’ombre » (M.-C. DE MONTECLER, « Les portes étroites restent dans l’ombre », obs. sous CE, 11 avr. 2019, n° 425063, Association Les Amis de la Terre, in : AJDA 2019. 839.), l’adoption de ce règlement intérieur semble, dans un souci de transparence, et compte tenu de l’importance croissante du lobbying rue de Montpensier, toutefois nécessaire. D’ailleurs, le Conseil constitutionnel a, depuis la date d’introduction de la requête de l’Association Les Amis de la Terre, pris acte de cette volonté de transparence accrue. Déjà, la Haute instance a décidé, dans son communiqué du 23 février 2019, de porter désormais à la connaissance du public la liste des « contributions extérieures » qui lui sont adressées. Dorénavant, cette liste est mise en ligne sur le site Internet du Conseil constitutionnel, en même temps que sa décision. Aussi et surtout le Haut Conseil a décidé, dans son communiqué du 24 mai 2019, de rendre désormais publiques les contributions extérieures qu’il reçoit dans le cadre de son contrôle a priori des lois. Également exhorté en ce sens par la doctrine (T. PERROUD, « Pour la publication des “portes étroites” devant le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État », in : Dalloz 2015, pp. 2511-2512.), le Conseil d’État a, quant à lui, fait partiellement droit à une demande de communication de « portes étroites » qui lui avaient été communiquées (S. PUGEAULT, « Conseil d’État : un peu de lumière sur les “portes étroites” », in : AJDA 2018. 2097.).
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