NB : L’ordonnance ici rapportée (TA Nice 26 mars 2015) a été annulée par une ordonnance du Conseil d’Etat du 16 avril 2015 SARL « Grasse Boulange ». Les développement de couleur rouge sont ajoutés le 21 avril 2015 suite à la lecture de l’ordonnance du Conseil d’Etat.
Le principe de dignité de la personne humaine est atteint en France, comme en Allemagne où il a acquis sa renommée et reçu son plein effet, du mal qui en fait la faiblesse : il sert à tout. Les faits de l’espèce ayant donné lieu à l’ordonnance de référé du Tribunal administratif de Nice du 26 mars 2015 illustrent le mélange de grandeur et de tragicomique qui accompagnent la notion.
Un boulanger pâtissier de la Ville de Grasse fabrique depuis près de 15 ans des pâtisseries recouvertes de chocolat noir, en forme de personnages représentant un homme et une femme. Ces « figurines » appelées « Dieu » et « Déesse » semblent inspirés de quelque figurine de divinité de type préhistorique. La femme, callipyge est certes un peu avachie. L’homme, lui, dispose d’un sexe surdimensionné. Les détails en crême mettent en valeur les organes génitaux des deux personnages nus. Le tout peut être jugé comme très vulgaire et plutôt maladroit.
Le Conseil représentatif des associations noires (CRAN) a introduit une action en référé-liberté, en sa qualité d’association dont l’objet statutaire est la défense des populations noires de France contre les discriminations dont elles sont victimes. L’objet de ce référé était de mettre en demeure le maire de la ville de Grasse d’avoir à prendre un arrêté de police interdisant l’exposition au public des deux pâtisseries.
Le CRAN obtient gain de cause et le maire de Grasse est mis en demeure d’adopter un tel arrêté, sous astreinte de 500 € par jour de retard.
Le juge du référé se fonde sur l’atteinte à la dignité de la personne humaine que représenterait l’exposition au public des deux pâtisseries.
* * *
Il ne s’agit ici « que » d’une ordonnance de référé d’un Tribunal administratif. Mais précisément c’est pensons-nous en celà aussi qu’elle est intéressante : elle illustre la banalisation du recours au principe de dignité et son usage protéïforme.
Ce n’est que la quatrième fois que le juge administratif fonde une décision restrictive des libertés individuelles sur l’atteinte à la dignité de la personne humaine après les très célèbres décisions Morsang-sur-Orge (CE Ass. 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, requête numéro 136727, rec. ), Solidarité des français (CE, ORD., 5 janvier 2007, Ministre de l’Intérieur c. Association « Solidarité des Français», requête numéro 300311, T.) et bien sûr Dieudonné (CE, ORD., 10 janvier 2014, SARL Les Productions de la Plume et M. D., requête numéro 374528).
Mais c’est la première fois que la jurisprudence Ville de Paris est utilisée pour faire cesser une atteinte manifeste à une liberté fondamentale en matière de dignité (CE Sect., 16 novembre 2011, Ville de Paris, requête numéro 353172, rec.; pour un rejet v. CE, ORD., 11 décembre 2014, Centre Dumas-Pouchkine des Diasporas et Cultures Africaines (CDPDCA), requête numéro 386328, inédit; LE ROY (Marc), « Police administrative des spectacles : le Conseil d’État dans la tête de l’artiste », note sous CE, ord. 11 déc. 2014, n° 386328, RLDI février 2015 n°112, pp.12-14.).
L’ordonnance du 26 mars 2015 présente donc plusieurs intérêts. Celui qui retiendra légitimement l’attention sera l’application du principe de dignitité au domaine de la patisserie (v. infra 2).
Mais en procédant dans l’ordre, nous rappellerons la particularité procédurale du présent contentieux dans lequel le juge des référés du TA de Nice était invité à exercer ses pouvoirs d’injonction au titre du référé-liberté en cas d’abstention fautive du maire à exercer ses pouvoirs de police (1).
Dans ce cadre, et pour enjoindre au maire de Nice d’exercer ses pouvoirs, le juge a dû reconnaître la nécessité de faire cesser en urgence une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. Ces trois conditions ont été jugées remplies en l’espèce. Leur réunion pouvait pourtant être discutée point par point : l’atteinte à une liberté fondamentale (2), une atteinte grave et manifestement illégale (3) et l’urgence à agir (4).
Le Conseil d’Etat, dans son ordonnance du 16 avril 2015 annule l’ordonnance du TA. Reconnaissant que les figurines pâtissières étaient effectivement obscènes et « s’inscriv[aient] délibérément dans l’iconographie colonialiste … de nature à choquer », il conteste qu’il relève d’une obligation du maire de mettre fin à leur exposition (5).
1) Sur les pouvoirs du juge du référé liberté en cas d’abstention fautive de l’autorité de police
C’est en 1959 que le Conseil d’Etat a reconnu formellement la possibilité d’engager la responsabilité de l’administration en cas d’abstention fautive de l’autorité de police. Dans la célèbre décision Doublet (CE, SSR., 23 octobre 1959, Sieur Doublet, requête numéro 40922, rec.). La responsabilité de la personne morale dont dépend l’autorité de police pouvait être engagée pour faute lourde lorsque son abstention interdisait de mettre fin à un péril grave « résultant d’une situation particulièrement dangereuse pour le bon ordre, la sécurité ou la salubrité publique ». En l’espèce l’abstention du maire de Saint-Jean-de-Monts à faire cesser les graves troubles causés par le fonctionnement d’un camping engageait la responsabilité de la commune.
De la faute lourde, le Conseil d’Etat passait à la faute simple (CE SSR., 28 novembre 2003, Commune de Moissy-Cramayel, requête numéro 238349, rec.).
Mais comme dans de nombreux autres domaines, le recours pour excès de pouvoir et le régime de la responsabilité ne pouvaient constituer une solution satisfaisante face à l’inaction de l’administration et en particulier à l’abstention d’un maire refusant d’exercer ses pouvoirs de police administrative.
Les référés d’urgence étaient appelés à jouer leur plein effet dans ce domaine. C’est ce qu’a rappelé avec force le Conseil d’Etat dans sa décision précitée Ville de Paris du 16 novembre 2011 (CE Sect., 16 novembre 2011, Ville de Paris, requête numéro 353172, rec). Dans cette affaire le Conseil d’Etat était saisi d’une demande d’annulation de l’ordonnance du TA de Paris ayant ordonné la suspension de travaux sur le forum des Halles en raison de risques d’effondrement de la dalle servant de plafond à des magasins. A cette occasion, le Conseil rappelle le potentiel des trois référés d’urgence que constituent le référé-suspension, le référé mesures utiles et le référé-liberté.
Concernant ce troisième référé, prévu à l’article L.521-2 CJA, le Conseil pose que « le droit au respect de la vie […] constitu[ant] une liberté fondamentale au sens des dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative ; que, lorsque l’action ou la carence de l’autorité publique crée un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes, portant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à cette liberté fondamentale, et que la situation permet de prendre utilement des mesures de sauvegarde dans un délai de quarante-huit heures, le juge des référés peut, au titre de la procédure particulière prévue par cet article, prescrire toutes les mesures de nature à faire cesser le danger résultant de cette action ou de cette carence […] ».
Malgré la rédaction prudemment restrictive de ce considérant, qui n’évoque pas toutes les atteintes à une liberté fondamentale mais un danger imminent pour la vie des personnes, l’usage du référé-liberté semble bien désormais possible pour obliger l’autorité administrative à agir dans les cas les plus caractérisés d’abstention.
Le référé-liberté comme arme permettant de pallier une carence de l’administration a par exemple été utilisé pour tenter de mettre fin aux conditions déplorables de détention à la prison des Baumettes (CE ORD., 22 décembre 2012, Section française Observatoire international des prisons et autres, requête numéro 364584, rec.). En matière de carence de l’autorité de police administrative en revanche son usage est rare, voire inédit.
Aux termes de l’article L.521-2 du code de justice adminisrative :
Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures.
Trois conditions doivent donc être remplies pour que la carence de l’autorité de police puisse fonder des mesures provisoires du juge administratif : une carence permettant la création ou le maintien d’une atteinte grave et manifestement illégale, que cette atteinte porte sur une liberté fondemantale et qu’il y ait urgence à y mettre fin.
2) Sur l’atteinte à une liberté fondamentale
La liste des « libertés fondamentales » pouvant être prises en compte par le juge du référé-liberté est allée en s’étendant bien au-delà de la liste restreinte des quelques principes constitutionnels auxquels on pouvait initialement imaginer la contraindre. Font ainsi partie des libertés fondamentales protégées au titre de l’article L.521-2 CJA le droit de propriété ou le droit d’asile (CE ORD., 12 janvier 2001, Hyacinthe, requête numéro 229039, rec.) puis des droits créances comme l’hébergement d’urgence reconnu par la loi à toute personne sans abri qui se trouve en situation de détresse médicale, psychique et sociale (CE, ORD.,10 février 2012, Karamoko F., requête numéro 356456, T. ).
Eu égard à l’extension progressive du champ d’application matériel du référé-liberté, il n’est pas choquant que le principe de dignité de la personne humaine puisse recevoir protection à ce titre.
Mais ce qui fait évidemment le sel (ou le sucre) de cette affaire réside dans le difficile processus de qualification juridique des faits. La représentation, même maladroite et caricaturale, de personnes noires dans des attitudes jugées grotesques constitue-t-elle une atteinte à la dignité humaine ? Le juge du référé du TA de Nice répond que oui. Cette analyse peut ne pas emporter la conviction.
Ce point de l’affaire mérite à lui seul une analyse longue et détaillée, à laquelle une partie de la doctrine se consacrera peut-être. La motivation de l’ordonnance est quelque peu elliptique, ce qui illustre que tout est ici question d’opinion : « L’exposition dans la vitrine de la boulangerie à Grasse de deux figurines en chocolat noir dénommées respectivement « Dieu » et « Déesse » prenant la forme de deux personnes de couleur représentées dans des attitudes grotesques et obscènes porte atteinte, et cela en l’absence même de volonté malveillante de leur créateur, à la dignité de la personne humaine et plus particulièrement à celle des personnes africaines ou d’ascendance africaine […] ».
Nous ne pouvons pas ici continuer notre commentaire sans reproduire l’image des pâtisseries concernées :

Notons en premier lieu que la volonté de porter atteinte à la dignité de la personne humaine est indifférente. La dignité humaine fait l’objet d’une protection objective, ce qui signifie que l’on peut être amené à protéger une personne contre elle-même (Morsang-sur-Orge) mais également que la dignité doit faire l’objet d’une protection à l’égard de toute manifestation lui portant atteinte, même in abstracto.
Celà signifie qu’il existe selon le Tribunal des représentations-type que l’on peut appeler des préjugés, des formes d’expression qui sont interdites quel que soit le contexte de leur usage et la bonne foi de leur usage. L’on peut penser dans ce cadre au nom « tête de nègre » longtemps utilisé pour désigner des meringues couvertes de chocolat (v. le film « Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu » dans lequel une scène moyennement drôle représente les deux pères de famille à la recherche de « têtes de nègre » dans la vitrine d’une boulangerie et accusent le boulanger de racisme. La scène ne se passe pas à Grasse). Mais plus largement, d’autres stéréotypes pourraient être concernés, que l’on utilise il est vrai de moins en moins innocemment tant l’évolution des moeurs pousse aujourd’hui à la prudence : la taille des chinois ou des portugais, les moeurs supposés des Roms, etc. qui font le succès désormais de quelques humoristes, transgressifs par le fait même de continuer à utiliser ce genre de représentations (est très lointaine l’époque, que nous ne regrettons pas, où l’humoriste familial Michel Lebb pouvait imiter un noir africain en disant « ce ne sont pas mes lunettes, ce sont mes narines »).
On peut au demeurant se demander ce qui, dans les représentations en cause en l’espèce, est déterminant pour juger que la dignité humaine est atteinte. Est-ce la nudité des corps noirs : il est difficile de le soutenir. Quant aux « attitudes » jugées « grotesques », nous ne les voyons pas. Les deux personnages sont assis. Leurs yeux sont exorbités et leurs lèvres sont massives : il ne faut pas oublier qu’il s’agit-là de petites patisseries de 10 cm à peine recouvertes de chocolat dont les parties claires sont réalisés en crême.
Ce qui nous semble déterminant, mais peut-être nous trompons-nous puisqu’il n’y a pas en l’espèce de conclusions à lire pour voir « dans la tête du juge », est ici la taille du sexe du « Dieu », manifestement démesurée par rapport à son corps. C’est semble-t-il ici l’élément d’obscenité relevé par la décision.
Les visas très complets permettant de rapporter l’essentiel des moyens de chacune des trois parties (le maire, le CRAN et le boulanger) il est instructif de lire que le CRAN dans sa requête soutenait que « la boulangerie située à Grasse expose depuis plusieurs années dans sa vitrine, qui donne sur la voie publique, des pâtisseries en chocolat représentant de façon caricaturale et obscène un couple de personnes de couleur noire ; une femme et un homme sont représentés nus, dans une posture obscène voire pornographique, et pourvus d’appareils génitaux surdimensionnés ; ».
Sur le moyen tiré de l’atteinte à la dignité humaine, le CRAN soutenait que « ces pâtisseries sont basées sur des a priori racistes ; elles s’inscrivent dans un processus historique hiérarchisant l’esthétique du genre humain sur des critères racistes ; ».
L’on peut regretter que le juge n’ait pas été plus explicite sur son appréciation de l’atteinte à la dignité. L’analyse proposée par le CRAN, qui fera probablement hurler les identitaires, était bien plus riche quoi que l’on puisse en penser en l’espèce.
3) Sur l’existence d’une atteinte grave et manifestement illégale
Il y a un pas entre la reconnaissance d’une atteinte à la dignité humaine et la caractérisation d’une atteinte grave et manifestement illégale dans l’abstention du maire à interdire l’exposition au public des pâtisseries. C’est le pas que le juge franchit sans plus, là encore, en justifier vraiment. Selon l’ordonnance : « L’abstention du maire de Grasse à prendre, dans le cadre des pouvoirs de police qu’il tient de l’article L. 2212-2 du code général des collectivités territoriales, une mesure de nature à mettre fin à l’exposition de ces pâtisseries porte, dans les circonstances de l’espèce, une atteinte grave et manifestement illégale à la sauvegarde d’une liberté fondamentale au sens des dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative ».
On l’a vu il relève bien de l’office du juge du référé-liberté de prononcer toutes mesures provisoires destinées à mettre fin ou prévenir une atteinte à une liberté fondamentale, y compris par voie d’injonction avec astreinte envers l’administration. Mais ces pouvoirs, qui doivent rester exceptionnels, ne sont justifiés qu’en cas d’atteinte grave à l’ordre public dont la dignité est une composante.
Là encore, tout est une question de mesure et la qualification juridique retenue par le juge du référé n’est pas en soi techniquement criticable. Mais la faiblesse, selon nous, de la caractérisation de l’atteinte à la dignité aurait pu interdire que l’on y voie en outre une atteinte grave et manifeste. Le juge du référé d’urgence doit rester le juge de l’évidence. Tout se passe comme si l’appréciation du juge avait été construite en cascade : de l’appréciation sur une atteinte à la dignité consistant en une représentation obscène de figurines symbolisant des personnes noires, l’on passe à la constatation sans motivation d’une atteinte grave et manifeste; en découle également nous allons le voir, l’urgence à interrompre la représentation des figurines en vitrine.
Le moins que l’on puisse dire est que l’enchaînement des trois qualifications ne donne aucune nuance à une appréciation qui aurait en être emprunte. Il eut été possible de constater une atteinte à la dignité humaine (ce qui est déjà en soi discutable) sans toutefois impliquer à ce point le pouvoir de police administrative.
4) Sur l’urgence
Dernière condition au prononcé de mesures provisoires par le juge du référé-liberté, la caractérisation d’une situation d’urgence.
En l’espèce, il ressort des visas et de l’exposé des faits que les pâtisseries litigieuses étaient produites et exposées depuis plus de 15 ans, le week-end, dans la vitrine de la boulangerie. La condition d’urgence est pourtant remplie : « Compte tenu de la gravité même de cette atteinte et de son caractère concret et continu, la condition d’urgence à laquelle est subordonné le prononcé de mesures sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative est remplie en l’espèce ».
Le juge procède comme nous l’avons dit, en cascade. L’atteinte à la dignité étant caractérisée, le caractère grave et manifeste sont constatés et il en découle « compte tenu de la gravité même de cette atteinte », une situation d’urgence.
* * *
La portée de l’ordonnance du 26 mars 2015 ne doit pas être exagérée. En dehors du milieu carcéral où il a une utilité évidente et quasi quotidienne (V. Philippe Cossalter, ‘ La dignité humaine en droit public français : l’ultime recours, Intervention à la 7ème conférence-débat du Centre de droit public comparé, Université Panthéon-Assas Paris II, 30 octobre 2014 ‘ : Revue générale du droit on line, 2014, numéro 18309 (www.revuegeneraledudroit.eu/?p=18309)), la dignité humaine appliquée à la matière de la police administrative semble condamnée aux affaires particulières, loin du main stream de la jurisprudence administrative.
Mais il faut prendre garde à ce que l’usage de la notion, surtout alliée aux potentialités énormes de l’article L.521-2 CJA, n’aboutisse au rétablissement d’un ordre moral qui, précisément, ne caractérise pas l’exercice de la police administrative générale en France.
Heureusement, ni les pâtisseries à la crème appelées « chinois » ni les « congolais » ne font référence à des caractéristique physiques réelles ou supposées qui puissent renvoyer à une représentation hiérarchisée des races. Si le passé colonialiste de la France peut probablement expliquer le nom de ces douceurs, elles ne sont pas pour l’heure mises en cause.
Mais au-delà de l’anecdote, la question peut se poser de la possibilité de représenter, même sans esprit de polémique, des objets comestibles ou non qui seraient « basées sur des a priori racistes » et s’inscrivant « dans un processus historique hiérarchisant l’esthétique du genre humain sur des critères racistes » pour reprendre le résumé des moyens du CRAN.
Précisément, en refusant de porter une analyse aussi poussée et en se contentant de parler de grotesque et d’obscénité, le juge du référé a désactivé la charge qui aurait pû être trop générale dans son analyse. Autrement dit la faiblesse de l’analyse du juge en interdit la reproduction.
Il n’en reste pas moins que l’usage de la dignité humaine en matière de police a ouvert la boite de Pandore et que l’on ne sait jamais, précisément, ce qui va en sortir. C’est le propre de la vie et rien n’est aussi imprévisible que l’art d’un pâtissier ou la volonté d’éviter la misère d’une personne de petite taille.
Le Conseil d’Etat pourra-t-il remettre de l’ordre, à condition bien sûr d’être saisi ? Nous ne le pensons pas. Si juridiquement l’analyse du premier juge est criticable, nous la pensons politiquement intouchable. Après avoir commis l’erreur de vouloir s’immiscer trop avant dans le fonctionnement de la société avec l’affaire Dieudonné (mais son péché originel remonte à Morsang-sur-Orge), le Conseil d’Etat pourra difficilement remettre en cause une décision aussi politisée que l’ordonnance commentée, qui vise à protéger la dignité humaine des « personnes africaines et d’ascendance africaine ». Le juge administratif devient progressivement victime de sa volonté de s’occuper de tout, au risque de frôler parfois le ridicule. (Ci-dessus version initiale « barrée » le 21 avril 2015. Ce paragraphe n’a plus lieu d’être, alors que le Conseil d’Etat a annulé l’ordonnance du TA. Nous assumons son contenu).
5) Les raisons de l’annulation de l’ordonnance
Finalement, appel a été interjeté de l’ordonnance du TA devant le Conseil d’Etat, dont le juge du référé-liberté s’est prononcé par une ordonnance du 16 avril 2015.
Notons avant tout que le Conseil d’Etat maintient sans surprise sa jurisprudence faisant de la protection de la dignité humaine l’un des objets de la police administrative générale.
Mais au cas d’espèce le Conseil d’Etat réussit, au prix d’une motivation elliptique dont il a le secret, à se sortir du piège dans lequel le TA l’avait attiré.
D’une part, le Conseil d’Etat reconnait que « l’exposition, dans la vitrine de la boulangerie située 5 rue Thouron à Grasse, de pâtisseries figurant des personnages de couleur noire présentés dans une attitude obscène et s’inscrivant délibérément dans l’iconographie colonialiste est de nature à choquer » (notons au passage que l’on constate ici que l’absence de nécessité d’anonymiser les décisions relatives à des personnes morales aboutit à cette conséquence absurde que tous les successeurs du pâtissier, en liquidation, pourront faire l’objet de représailles puisque l’adresse le la boulangerie est rappelée, dans les motifs mêmes ce qui est très rare).
Mais d’autre part, le Conseil note que « l’abstention puis le refus du maire de Grasse de faire usage de ses pouvoirs de police pour y mettre fin ne constituent pas en eux-mêmes une illégalité manifeste portant atteinte à une liberté fondamentale qu’il appartiendrait au juge administratif des référés de faire cesser« .
Sur la première partie de la motivation, nous avons assez exprimé nos doutes. Le Conseil d’Etat « réhausse » certes le niveau d’analyse en reconnaissant une volonté manifeste de choquer en utilisant une iconographie colonialiste. C’est pensons-nous le prix de la deuxième partie de son analyse, le « gage » rendu aux requérants pour ne pas risquer de se voir taxer de racisme, ou d’accréditer le « deux poids deux mesures » dans le contrôle des pouvoirs de police administrative générale. La « remise en ordre » de la jurisprudence Dieudonné (v. Nicolas Paris, ‘ Vers un recentrage de la jurisprudence Dieudonné ?, Note sous CE Ord., 6 février 2015, Commune de Cournon d’Auvergne n°387726 ‘ : Revue générale du droit on line, 2015, numéro 21338 (www.revuegeneraledudroit.eu/?p=21338)) l’aide dans cette entreprise.
Sur la seconde partie de la motivation, nous ne pouvons que partager la position du Conseil d’Etat. L’on aurait apprécié que le juge du référé soit moins elliptique et explique en quoi l’abstention du maire à exercer ses pouvoirs de police ne constituait pas en elle-même une illégalité manifeste portant atteinte à une liberté fondamentale. Mais on en comprend l’esprit : si une atteinte à la dignité humaine peut être déduite de l’exposition des pâtisseries (le Conseil d’Etat ne le dit pas mais le laisse entendre) l’abstention de l’autorité de police administrative ne constitue pas une telle atteinte.
L’on comprend en tout cas que le contrôle sur l’abstention de l’autorité de police est plus lâche que sur l’exercice des pouvoirs de police, d’autant plus lorsque ce contrôle s’exerce à travers le prisme très particulier du référé-liberté. Il est possible qu’en cas d’interdiction de l’exposition des pâtisseries par le maire, le Conseil aurait rejeté le recours exercé à l’encontre de l’arrêté de police. Mais l’intensité de l’atteinte à l’ordre public que doit consacrer l’abstention de l’autorité pour être considérée comme illégale reste très élevée même si, sur le plan indemnitaire, une faute simple suffit.
L’usage du référé-liberté reste un chemin complexe pour obtenir, en urgence, l’intervention de l’autorité de police.
L’affaire n’est, à cet égard, peut-être pas finie. Il est encore loisible au CRAN de demander l’indemnisation du préjudice lié à l’abstention du maire d’exercer ses pouvoirs de police.
Les conditions spécifiques d’intervention du juge du référé-liberté, qui consistent en une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, n’auront plus alors à être remplies et il suffira alors au CRAN de prouver que le maire de Nice, en s’abstenant d’intervenir, a « commis une faute de nature à engager la responsabilité de la commune », sans avoir à « qualifier celle-ci de faute lourde » (CE SSR., 28 novembre 2003, Commune de Moissy-Cramayel, requête numéro 238349, rec.) ni a fortiori de faute constituant une atteinte manifestement illégale à la dignité de la personne humaine.
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