TRIBUNAL ADMINISTRATIF DE NICE
N° 1501179
CONSEIL REPRESENTATIF DES ASSOCIATIONS NOIRES (CRAN)
M. Parisot
Juge des référés
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
Le juge des référés
Ordonnance du 26 mars 2015
C +
49-03-02
Vu la procédure suivante :
Par une requête, enregistrée le 23 mars 2015 sous le n° 1501179, le conseil représentatif des associations noires (CRAN), dont le siège est situé au 8, rue du Général Renault, à Paris (75011), représenté par Me Tamegnon Hazoume, avocat au barreau de Paris, demande au juge des référés, saisi en application de l’article L. 521-2 du code de justice administrative :
– 1°) d’enjoindre au maire de Grasse de prendre toutes les mesures appropriées et nécessaires pour faire cesser l’exposition au public des produits fabriqués et commercialisés au sein de l’établissement situé à Grasse (06130), et ce, sous astreinte de 1000 euros par jour de retard à compter du prononcé de l’ordonnance à intervenir ;
– 2°) de condamner la commune de Grasse à lui verser une somme de 3000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Le CRAN soutient que :
la boulangerie située à Grasse expose depuis plusieurs années dans sa vitrine, qui donne sur la voie publique, des pâtisseries en chocolat représentant de façon caricaturale et obscène un couple de personnes de couleur noire ; une femme et un homme sont représentés nus, dans une posture obscène voire pornographique, et pourvus d’appareils génitaux surdimensionnés ;
par un communiqué de presse en date du 2 mars 2015, le CRAN s’est ému de la commercialisation de ces produits et a demandé à l’exploitant de cet établissement d’arrêter de les vendre et de les exposer au public, notamment aux plus jeunes puisque non loin de ce commerce se situe un établissement scolaire ; le commerçant a opposé un refus catégorique à cette demande ;
dans ces conditions, le CRAN a, par un courrier du 7 mars 2015, demandé au maire de Grasse d’exercer ses pouvoirs de police administrative générale afin d’assurer le respect de la moralité publique, partie intégrante de l’ordre public dont le maire est garant sur le territoire communal ; cette demande est restée sans réponse ;
sur l’atteinte manifestement grave et illégale à des libertés fondamentales :
◦ sur l’atteinte portée à la liberté des mineurs : l’exposition de ces figurines en chocolat
constitue une atteinte au droit pour un mineur de ne pas être exposé à la vue de produits ou objets à caractère obscène ou pornographique ;
◦ sur l’atteinte au droit à la dignité de la personne humaine : ces pâtisseries sont basées sur des à priori racistes ; elles s’inscrivent dans un processus historique hiérarchisant l’esthétique du genre humain sur des critères racistes ;
sur l’urgence :
◦ l’inertie du maire de Grasse prolonge le dommage et le péril moral causé aux mineurs qui se trouvent confrontés à la vue de ces figurines obscènes ;
◦ la boulangerie en cause ne dispose d’aucune autorisation d’exploitation ; elle est en situation de liquidation judiciaire ; l’activité commerciale de cet établissement revêt ainsi un caractère irrégulier voire frauduleux ;
sur l’intérêt à agir du CRAN :
◦ la requête du CRAN s’inscrit dans le cadre de son objet social, à savoir la protection des intérêts des populations africaines ou d’ascendance africaine ;
Par un mémoire en défense, enregistré le 25 mars 2015, la commune de Grasse, prise en la personne de son maire en exercice, représentée par Me Suarès de la SELARL Plenot, Suarès, Blanco, Orlandini, avocats au barreau de Nice conclut au rejet de la requête et à la condamnation du CRAN à lui verser une somme de 3000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;
La commune de Grasse soutient que :
sur l’absence d’urgence :
◦ le moyen soulevé par le CRAN tiré de l’absence d’autorisation d’exploitation ne saurait être pris en compte par le juge des référés dans l’appréciation de l’urgence ;
◦ ces gâteaux sont fabriqués par l’exploitant depuis plus de quinze ans ; l’urgence exigée au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative n’est pas démontrée ;
sur l’absence d’atteinte manifestement grave et illégale à des libertés fondamentales :
◦ le maire de Grasse n’a pris aucun acte ni aucune mesure de nature à porter une atteinte grave à une liberté fondamentale ; à l’inverse, si le maire était intervenu, il aurait porté atteinte à la liberté du commerce et de l’industrie ;
◦ sur l’absence d’atteinte à la liberté des mineurs : la liberté des mineurs telle qu’elle est invoquée par l’association requérante ne correspond à aucune liberté fondamentale au sens de l’article
L. 521-2 du code de justice administrative ;
◦ sur l’absence d’atteinte à la dignité humaine : ces figurines n’ont provoqué aucun trouble à l’ordre public qui justifierait une mesure de police administrative ; la représentation caricaturale de personnages sous forme de figurines en chocolat n’est pas attentatoire à la dignité humaine ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la Constitution, notamment le Préambule ; Vu le code général des collectivités territoriales ; Vu le code de justice administrative ;
Vu la décision par laquelle le président du tribunal a désigné M. Parisot, vice-président, pour statuer sur les demandes de référé ;
Après avoir convoqué à une audience publique :
– Me Tamegnon Hazoume, représentant le CRAN ;
– la commune de Grasse ;
– M. Yannick T. en sa qualité de liquidateur de la SARL « Grasse Boulange » ; Après avoir entendu, lors de l’audience publique du 25 mars 2015 :
– le rapport de M. Parisot, juge des référés ;
– les observations de M. X., vice-président du CRAN, et de Me Tamegnon Hazoume pour le CRAN ; ils font valoir que :
dans les premiers jours de mars 2015, le CRAN a été informé par des Grassois de la présence, dans la vitrine d’une boulangerie située en centre-ville, de figurines en chocolat noir représentant un homme et une femme sous des formes obscènes et grotesques portant atteinte à la dignité humaine du fait de la référence à des stéréotypes renvoyant à l’imagerie coloniale et infamantes pour les populations d’origine africaine ; les appareils génitaux de ces figurines faites de chocolat noir étaient mis en évidence par l’emploi d’un colorant rose ;
le directeur du CRAN a essayé de négocier avec l’exploitant de la boulangerie un retrait à l’amiable de ces figurines ; il s’est heurté à une fin de non-recevoir ;
le CRAN a alors saisi, par un courrier du 6 mars 2015, reçu en mairie le 7 mars 2015, le maire de Grasse pour lui demander d’interdire, dans le cadre de ses pouvoirs de police, l’exposition de ces figurines ; cette demande est restée sans réponse et un contact téléphonique avec la directrice du cabinet du maire s’est révélé infructueux ;
il y a urgence à mettre un terme à ce trouble manifestement illégal tant en ce qui concerne l’exposition à la vue de mineurs, dont des enfants de moins de cinq ans, d’objets pornographiques en violation de l’article 227-22 du code pénal, qu’en ce qui concerne une atteinte particulièrement grave à la dignité humaine ;
même dans l’hypothèse où ces figurines ne représenteraient pas des personnes de couleur, elles seraient tout de même attentatoires à la dignité humaine ;
la liberté du commerce et de l’industrie ne saurait prendre le pas sur la protection de la dignité humaine ;
– les observations de Me Suarès pour la commune de Grasse ; il fait valoir que :
il n’y a pas eu de volonté délibérée du maire de ne pas répondre à la demande du CRAN ;
si le maire n’a pas répondu au courrier du CRAN, sa réponse n’aurait pu, en tout état de cause, qu’être négative ;
la protection des mineurs n’est pas une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative ;
il ne saurait y avoir d’atteinte à la dignité humaine s’agissant de simples pâtisseries qui, depuis quinze ans, n’avaient suscité aucune réprobation de la part des Grassois ;
– les observations de M. Yannick T., exploitant de la boulangerie à Grasse ; il fait savoir que :
il a créé les deux figurines en cause, dénommées respectivement « Dieu » et « Déesse », il y a plus de quinze ans en s’inspirant de pâtisseries traditionnelles ; elles ne mesurent qu’environ 10 cm de hauteur ; il ne les vend que le week-end ; elles ne sont pas particulièrement mises en valeur dans sa vitrine ;
il n’accepte pas les accusations de racisme alors qu’il est impliqué dans la vie associative à Plan-de-Grasse où réside une population de toutes origines ; il a déposé une plainte en diffamation à l’encontre du CRAN ;
il a mis sa boulangerie en vente ;
– les observations de Me Bargain pour la SARL Grasse Boulange et pour M. T. ; il fait
savoir que :
il s’étonne de cette action du CRAN entre les deux tours des élections départementales alors que ces figurines en chocolat sont exposées et vendues sans problème depuis plus de quinze ans ;
l’établissement scolaire auquel le CRAN fait référence dans sa requête ne se situe pas à proximité immédiate de la boulangerie de M. T. ;
l’emploi du chocolat noir est techniquement indispensable pour modéliser ces figurines ; il n’était pas possible d’utiliser du chocolat blanc ;
ces figurines ne dépassent pas le cadre de la caricature et ne présentent aucun caractère raciste ;
les pâtisseries de M. T. ne sont imprégnées d’aucune idéologie politique ;
le CRAN ne tient de ses statuts aucune compétence pour défendre la protection des mineurs ;
ces pâtisseries ne revêtent pas un caractère pornographique ;
Après avoir prononcé, à l’issue de l’audience, la clôture de l’instruction ;
Considérant ce qui suit :
Sur les conclusions présentées au titre de l’article L. 521-2 du code de justice administrative :
1- Aux termes de l’article L. 521-2 du code de justice administrative : « Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures. ». Aux termes de l’article L. 522-1 du même code :
« Le juge des référés statue au terme d’une procédure contradictoire écrite ou orale. Lorsqu’il lui est demandé de prononcer les mesures visées aux articles L. 521-1 et L. 521-2, de les modifier ou d’y mettre fin, il informe sans délai les parties de la date et de l’heure de l’audience publique (…) ». Aux termes de l’article L. 522-3 du même code : « Lorsque la demande ne présente pas un caractère d’urgence ou lorsqu’il apparaît manifeste, au vu de la demande, que celle-ci ne relève pas de la compétence de la juridiction administrative, qu’elle est irrecevable ou qu’elle est mal fondée, le juge des référés peut la rejeter par une ordonnance motivée sans qu’il y ait lieu d’appliquer les deux premiers alinéas de l’article L. 522-1 ». Enfin, aux termes du premier alinéa de l’article R. 522-1 du même code : « La requête visant au prononcé de mesures d’urgence doit (…) justifier de l’urgence de l’affaire ».
2- En vertu de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, il appartient au juge administratif des référés d’ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une autorité administrative aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale. L’usage par le juge des référés des pouvoirs qu’il tient de cet article est ainsi subordonné au caractère grave et manifeste de l’illégalité à l’origine d’une atteinte à une liberté fondamentale.
3- Aux termes de l’article L. 2212-2 du code général des collectivités territoriales : « La police municipale a pour objet d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publique ». Il appartient à l’autorité investie du pouvoir de police municipale de prendre toute mesure pour
prévenir une atteinte à l’ordre public. Le respect de la dignité de la personne humaine est une des composantes de l’ordre public.
4- Le respect de la dignité de la personne humaine, consacré par la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen et par la tradition républicaine, constitue une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-3 du code de justice administrative.
5- L’exposition dans la vitrine de la boulangerie à Grasse de deux figurines en chocolat noir dénommées respectivement « Dieu » et « Déesse » prenant la forme de deux personnes de couleur représentées dans des attitudes grotesques et obscènes porte atteinte, et cela en l’absence même de volonté malveillante de leur créateur, à la dignité de la personne humaine et plus particulièrement à celle des personnes africaines ou d’ascendance africaine, populations dont le CRAN s’est donné pour objet statutaire la défense. L’abstention du maire de Grasse à prendre, dans le cadre des pouvoirs de police qu’il tient de l’article L. 2212-2 du code général des collectivités territoriales, une mesure de nature à mettre fin à l’exposition de ces pâtisseries porte, dans les circonstances de l’espèce, une atteinte grave et manifestement illégale à la sauvegarde d’une liberté fondamentale au sens des dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative. Compte tenu de la gravité même de cette atteinte et de son caractère concret et continu, la condition d’urgence à laquelle est subordonné le prononcé de mesures sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative est remplie en l’espèce.
6- Il y a lieu, compte tenu de ce qui a été dit aux points précédents, d’enjoindre au maire de Grasse d’interdire, dès la notification de la présente ordonnance et sous astreinte de 500 euros par jour de retard, l’exposition au public dans la boulangerie à Grasse des deux figurines en chocolat respectivement dénommées « Dieu » et « Déesse ». Cette interdiction ne concerne pas la fabrication ni la vente de ces figurines, qui constitue une très faible part de l’activité de la boulangerie, et ne porte, dès lors, qu’une atteinte très limitée à la liberté d’entreprendre, justifiée, en tout état de cause, par l’atteinte à la dignité humaine.
Sur les conclusions présentées au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :
7- Aux termes de l’article L. 761-1 du code de justice administrative : « Dans toutes les instances, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou, à défaut, la partie perdante, à payer à l’autre partie la somme qu’il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Le juge tient compte de l’équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d’office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu’il n’y a pas lieu à cette condamnation. ».
8- Ces dispositions font obstacle à ce que le CRAN, qui n’est pas la partie perdante dans la présente instance de référé, soit condamné à verser à la commune de Grasse une somme au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.
9- Dans les circonstances de l’espèce, il y a lieu de condamner la commune de Grasse à verser au CRAN une somme de 1000 euros au titre des mêmes dispositions.
O R D O N N E
Article 1er : Il est enjoint au maire de Grasse d’interdire, dès la notification de la présente
ordonnance et sous astreinte de 500 euros par jour de retard, l’exposition au public dans la boulangerie à Grasse des deux figurines en chocolat respectivement dénommées « Dieu » et
« Déesse ».
Article 2 : La commune de Grasse est condamnée à verser au conseil représentatif des associations noires (CRAN) une somme de 1000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Les conclusions de la commune de Grasse tendant à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée au conseil représentatif des associations noires (CRAN), à la commune de Grasse, à la SARL Grasse Boulange et à M. Yannick T..
Copie en sera faite au procureur de la République près le tribunal de grande instance de Grasse et au préfet des Alpes-Maritimes.
Fait à Nice, le 26 mars 2015.
Le juge des référés,
B. Parisot
La greffière,
J. Sinagoga
La République mande et ordonne au préfet des Alpes-Maritimes en ce qui le concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l’exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme, Pour le greffier en chef.