Une adjudication a été ouverte au mois de nov. 1902 à la Nouvelle-Calédonie pour la fourniture de mille tonnes de ciment destinées au service des travaux publics de la colonie. Le 23 nov. 1902, à la séance d’adjudication, cinq soumissions ont été déposées et décachetées ; le prix-limite fixé était 110 F, deux soumissionnaires avaient offert des prix inférieurs, l’un le sieur Berthelin qui avait offert le prix de 104,90 F, l’autre le sieur Ballande qui avait proposé 104 F. Ces deux soumissions furent seules retenues, mais la commission d’adjudication ne statua pas immédiatement : elle renvoya, conformément au cahier des charges, les deux échantillons déposées avec les soumissions à l’examen d’une commission technique chargée de faire des épreuves. Ces épreuves furent faites et procès-verbal fut dressé le 9 déc. 1902. Sur le vu de ce procès-verbal, la commission d’adjudication déclara que le sieur Berthelin avait fait les offres les meilleures et que l’échantillon présente par lui réunissant les conditions de qualité exigées : elle proclama en conséquence le sieur Berthelin adjudicataire provisoire. Par arrête du 20 déc 1901, en conseil privé, le gouverneur de la Nouvelle-Calédonie déclara le sieur Berthelin adjudicataire définitif. Le sieur Ballande vous défère cet arrêté pour excès de pouvoir. Il soutient que le sieur Berthelin ne devait pas être proclamé adjudicataire, l’échantillon fourni par lui ayant été reconnu insuffisant par la commission technique d’épreuves et ne satisfaisant pas aux conditions exigées par le marché. La colonie conclut au rejet du recours comme non recevable, par le motif que le sieur Ballande est sans qualité pour demander l’annulation de l’adjudication, car il n’avait pas lui-même le droit d’être proclamé adjudicataire, et, en tout cas, comme mal fondé.
Avant d’entrer dans l’examen des faits de l’espèce, nous nous permettrons de vous rappeler les règles générales des recours contre les adjudications, règles bien établies par votre jurisprudence et qui ne sauraient être contestées.
I. Qui a qualité pour former un recours contentieux ?
Le recours n’est possible que de la part des soumissionnaires admis à prendre part à une adjudication. Il n’y a pas de recours au cas de marché de gré à gré, même si le marché a été passé illégalement ; en effet, les industriels n’ont pas de droit à se porter soumissionnaires. Il n’y en a pas non plus au cas de marchés dits « sur concours », l’Administration se réservant le droit de choisir et le marché n’étant en réalité qu’une variété de marché de gré à gré (Cons. d’État, Balmier, 16 févr. 1870, p. 108 ; Lanvin-Schraen, 8 août 1882, p. 108 ; Lhermitte, 16 mars 1894, p. 218 ; Crebessac, 17 mai 1895, p. 425 ; Société des anciens établissements Sâtre, 9 juin 1905, p. 529). Au cas d’adjudication, il n’y a pas de recours contre le refus de l’Administration d’admettre un industriel à prendre part à l’adjudication (art. 3, décret du 18 nov. 1882). L’Administration a ici un pouvoir discrétionnaire ; avant l’ouverture des plis elle rend aux industriels qu’elle ne veut pas admettre à l’adjudication la soumission qu’ils ont présentée sans la décacheter (Cons. d’État, Mangane, 16 févr. 1870, p. 106 ; Barralis, 28 avr. 1899, p. 327).
Mais il en est autrement lorsque des industriels ont été admis à prendre part à une adjudication. Ils peuvent alors former un recours contentieux. En effet, du moment qu’une adjudication a été ouverte régulièrement et que des soumissionnaires n’ont pas été exclus de la liste de ceux qui sont appelés à déposer leurs soumissions ; ils ont droit à ce que l’adjudication soit faite conformément à la loi, ils ont donc qualité, n’étant plus les premiers venus, n’étant plus des tiers, pour former un recours, s’ils estiment qu’il a été procédé irrégulièrement. Sans doute, ils n’ont pas un droit acquis à être choisis comme fournisseur ou entrepreneurs, car c’est le droit absolu de l’Administration d’approuver ou non l’adjudication (Cons. d’État, Lhermitte, 16 mars 1894, p. 218 ; Crébessac, 17 mai 1895, p. 425) ; mais ils ont le droit d’exiger que le résultat de l’adjudication soit légal, il leur appartient de soutenir que le concurrent proclamé adjudicataire l’a été irrégulièrement, que le décision de la commission d’adjudication ou l’acte d’approbation de l’adjudication émanant de l’autorité administrative sont illégaux. L’Administration, si le résultat de l’adjudication ne lui convient pas, peut ne prendre personne ; et alors elle fera procéder à une nouvelle adjudication ou passera, le cas échéant, un marché de gré à gré ; mais elle ne peut pas proclamer adjudicataire un des concurrents qui n’avait pas le droit d’être proclamé.
II. Quelle est la nature du recours contentieux ?
Ce sera un recours pour excès de pouvoir. Le requérant ne peut prétendre se faire déclarer adjudicataire, il ne peut que demander l’annulation de l’adjudication irrégulière. La circonstance que le contrat est en cours d’exécution n’empêchera pas que le recours soit recevable, car l’annulation de l’adjudication pour excès de pouvoir ne rompra point le contrat. L’annulation aura pour effet de faire disparaître l’irrégularité commise et, si le contrat n’est pas en cours d’exécution, de permettre de procéder à une adjudication nouvelle. Toutefois, si le requérant estimait qu’il a droit à des dommages-intérêts, il devrait intenter une action distincte devant le juge compétent : il ne pourrait s’agir, bien entendu, d’une indemnité représentant le lucrum cessans (puisque le soumissionnaire n’a pas de droit acquis à être chargé de l’entreprise, et que l’Administration aurait toujours pu discrétionnairement refuser d’approuver l’adjudication à son profit) mais seulement du remboursement des dépenses faites par lui en vue de l’adjudication, et, dans certains cas, de la réparation du préjudice moral. En général – et c’est le cas de l’espèce actuelle – il s’agit d’un recours pour excès de pouvoir proprement dit ne conduisant par lui-même qu’à l’annulation de l’adjudication (Servat, 9 janv. 1868, p. 12 ; Caillette, 21 mars 1890, p. 324 et les décisions Lhermitte en 1894, Crébessac en 1895 et Barralis en 1899, précitées) et vous n’hésitez pas, si le recours est fondé, à prononcer l’annulation (Caillette 21 mars 1890, p. 324 ; Plante, 16 mai 1890, p. 495).
III. Sur quels moyens peut être fondé le recours pour excès de pouvoir tendant à l’annulation d’une adjudication et formé par un concurrent non proclamé ?
Il peut l’être sur le fait que l’on a proclamé adjudicataire un concurrent qui n’était pas le premier, qui n’avait pas proposé le plus fort rabais, sur ce que l’on a écarté à tort celui qui était le premier (Caillette 21 mars. 1890 p. 495). Il peut l’être en second lieu sur la violation des règles de l’adjudication : on a bien proclamé adjudicataire le candidat qui était premier, mais les règles de l’adjudication ont été violées à son profit. On a soutenu, il est vrai, que les règles et les formes des adjudications ont été établies uniquement dans l’intérêt financier de l’Administration et on a conclu que des concurrents à l’adjudication n’étaient pas recevables à se prévaloir des irrégularités commises. Nous ne connaissons qu’une décision en ce sens (Gris, 29 nov. 1866, p. 1085). Votre jurisprudence est au contraire très nette en sens contraire (v. les conclusions de M. Aucoc dans l’affaire Servat jugée le 9 janv. 1868, p.12). Le soumissionnaire évincé a le droit de demander l’annulation de l’adjudication pour inobservation des règles fondamentales de l’adjudication, même si elles sont édictées dans l’intérêt de l’Administration, du moment où une inégalité a été créée entre les concurrents (v. Servat, 9 janv. 1868, précité ; Boutry, 1er juil. 1887, p. 535. Cf. Séguin, 28 janv. 1836, p. 49 ; Martin, 26 juil. 1851, p. 537). Vous vous réservez, bien entendu, le droit d’examiner l’importance de l’irrégularité commise et son influence sur l’adjudication.
IV. Application a l’affaire actuelle.
On soutient que le sieur Ballande est sans intérêt et par suite, sans qualité pour contester la proclamation du sieur Berthelin comme adjudicataire et cela, parce que, son échantillon ayant été reconnu insuffisant, il ne pouvait dans aucun cas être lui-même proclamé adjudicataire. Mais, en admettant que le sieur Ballande se trouvât exclu par la commission technique chargée des essais, il avait intérêt et qualité à protester contre l’adjudication tranchée en faveur du sieur Berthelin. En effet, s’il ne pouvait pas être proclamé immédiatement, il avait intérêt à ce que son concurrent ne le fût pas non plus, à ce que l’adjudication fût déclarée nulle, car il y aurait peut-être eu une nouvelle adjudication ou bien il aurait pu traiter de gré à gré avec l’Administration. Son intérêt est donc évident. D’autre part, l’adjudication avait lieu suivant un mode spécial : d’abord un concours préliminaire, puis des essais techniques, en fin, conséquence de ces essais, le concurrent dont l’échantillon n’est pas satisfaisant doit être exclu. Un concurrent, dont la soumission a été retenue, a évidemment qualité pour soutenir que son concurrent devait être exclu ; il ne pourrait discuter, en fait, l’appréciation technique des échantillons, mais si l’échantillon présenté par son concurrent a été déclaré insuffisant par la commission chargée des épreuves, il a le droit de soutenir que le commission d’adjudication ne pourrait pas proclamer son concurrent adjudicataire sans violer les règles substantielles de l’adjudication.
Ce recours est d’ailleurs nécessaire pour empêcher les abus et les collusions, car le système d’adjudication, suivi dans l’espèce, est par lui-même assez dangereux. En général, l’Administration examine la capacité des concurrents, les échantillons présentés avant de procéder à l’ouverture des plis, en présence des divers concurrents. Ici l’Administration n’a plus devant elle que peu de concurrents (2 dans l’espèce) ; les entendus et les arrangements sont plus faciles. Si l’Administration laisse entendre à l’avance à un des concurrents que, peu importe la qualité de l’échantillon, il sera toujours accepté, ce concurrent peut proposer des prix inférieurs et arriver premier ; les conditions d’égalité seront violées. Le soumissionnaire déclaré admissible, le deuxième dans l’espèce, a qualité pour demander que l’adjudication soit close régulièrement, que la décision de la commission technique soit appliquée et que l’adjudication soit déclarée nulle si personne ne remplit les conditions exigées. Nous estimons donc, pour tous ces motifs, que le pourvoi du sieur Ballande est recevable.
M. Romieu a ensuite examiné le pourvoi au fond et il a conclu à l’annulation de l’adjudication.

