Le laboratoire Themis-UM réunit les chercheurs des sections 01, 02 et 03 de l’Université du Mans. C’est donc tout naturellement que la première journée d’étude organisée par ses jeunes chercheurs, le 30 mars 2018, a porté sur un sujet transversal par excellence : l’open data, entendu ici comme le mouvement consistant à « mettre à disposition des citoyens, des acteurs de la société civile et de l’économie, les données produites, collectées ou détenues dans le cadre d’une mission de service public et d’en autoriser la réutilisation à des fins privées ou commerciales »1. Depuis l’adoption de la Loi pour une République numérique (LRN) le 7 octobre 20162, ce mouvement concerne la plupart des personnes publiques et des personnes privées chargées d’un service public. Il en résulte que l’open data représente des enjeux transdisciplinaires – relevant notamment du droit constitutionnel, du droit administratif général ou spécialisé, du droit international ou encore du contentieux administratif et judiciaire – auxquels se sont intéressés les jeunes chercheurs impliqués pour donner un point de vue novateur sur ce sujet.
Le sujet, justement, se voulait audacieux : sa forme interrogative – L’open data : une évolution juridique ? – ne visait pas à nier la consécration de l’open data. Au contraire, il s’agissait de dépasser ce constat pour rechercher, plus largement, quelles sont les implications concrètes de sa réalisation au sein de différentes disciplines juridiques et quels pourraient éventuellement être les effets pervers pour les citoyens. En creux, la question soulevée est donc de savoir si l’open data ne pourrait pas entraîner une régression juridique pour les droits des citoyens, et notamment pour la protection de leurs données personnelles. Comment, en effet, concilier open data et protection de ces données ? En anonymisant et en pseudonymisant les données. Or, non seulement cela a un coût (non négligeable) mais, en plus, la ré-identification est dans la plupart des cas possible3. Le défi posé par l’étude des deux manifestations de l’open data, que sont la libération des données et leur réutilisation, était donc de taille.
Par-delà la notion même d’open data, il semble important, pour introduire ces travaux, de comprendre ce qui a provoqué son apparition et les éléments de tension qui en ont freiné l’avènement et aujourd’hui encore, la progression. Nous rappellerons donc le processus d’émergence de l’open data en France (I), ainsi que les éléments constitutifs du cadre juridique qui le consacre (II).
I. L’ENRACINEMENT PROGRESSIF DE L’OPEN DATA
Il y a trois ans, l’expression « open data » était encore considérée comme exotique, voire barbare. Elle n’était utilisée que dans quelques cercles d’initiés et ne l’était que très peu par les juristes. Aujourd’hui, accolée à celle de big data4, l’expression est mobilisée sur tous les fronts, y compris le terrain juridique. Si le droit semble s’être emparé de cette réalité, qu’il entend désormais réguler, il est intéressant de rappeler que le chemin permettant d’arriver à l’open data par défaut consacré par la LRN le 7 octobre 2016 fut sinueux. Certes, le Premier ministre avait adopté en 2013 un vade-mecum prévoyant que toutes les données produites ou détenues par l’administration qui entrent dans le champ des données publiques doivent être partagées gratuitement et être librement réutilisables5 Toutefois, rien n’était alors gravé dans le marbre des textes.
La loi du 17 juillet 19786 (dite « Loi CADA ») défendait bien l’existence d’un droit d’accès des administrés aux documents administratifs et à l’information administrative mais cette communication était finalement très restreinte. Elle reposait en outre sur une démarche pro-active du citoyen. Il fallut attendre une ordonnance du 6 juin 20057, transposant la directive « PSI » (public sector information) du 17 novembre 20038, pour que les jalons d’un droit de réutilisation des informations publiques soient posés et que naisse le cadre juridique de l’open data. La loi CADA a été le curieux réceptacle de cette nouvelle donne. « Curieux » réceptacle car la logique de l’open data est très sensiblement différente de celle de la communication des documents administratifs caractérisant cette loi. En effet, l’objectif de la loi CADA n’était pas de libérer les données pour permettre leur ré-exploitation. Il s’agissait simplement de permettre, ponctuellement, au gré des demandes, de délivrer des documents – et seulement ceux communicables9. Aussi, passer à une culture de la donnée, c’est-à-dire « basculer d’une culture de la détention de l’information à une culture de l’ouverture et de la diffusion »10, correspond à un véritable bouleversement.
Ce bouleversement tient également à la façon de concevoir les données : l’open data suppose de considérer les données publiques comme des « communs » devant échapper aux régimes propriétaires11 ; elles doivent être libérées et réutilisées par les citoyens pour créer des services innovants. Instrument d’un renouvellement démocratique mais aussi (en particulier en France) économique12, l’open data se heurte néanmoins à de fortes résistances, des administrations en particulier, qui se font difficilement à l’idée qu’elles vont devoir se départir gratuitement de données qui étaient, pour elles, sources de valeur. Ainsi, le Rapport dit « Trojette » regrettait-il en 2013 que les exceptions au principe de gratuité des données étaient encore très nombreuses13).
Plusieurs facteurs ont cependant contribué à faire évoluer les mentalités, et le droit avec elles. Le premier est le contexte international, et plus précisément le développement du Partenariat pour un Gouvernement Ouvert, fortement encouragé par les Etats-unis sous la présidence de Barack Obama14. Ce mouvement, réunissant actuellement soixante-quinze Etats et plus de cent organisations de la société civile, promeut la transparence de l’action publique et encourage évidemment l’open data. La France s’étant engagée en tant que partenaire en 2014, elle s’est logiquement inscrite dans ce mouvement – à un point tel qu’elle a été co-présidente du Partenariat pour un Gouvernement Ouvert en 2016-2017. Le contexte économique a également participé à l’évolution des mentalités et des règles juridiques. Bien que les administrations, dans une perspective de valorisation de leur patrimoine immatériel, le perçoivent souvent comme synonyme d’une perte de ressources, l’open data est perçu comme générateur d’externalités positives : l’accès aux données publiques est désormais considéré comme un levier pour la croissance économique et la donnée est régulièrement décrite comme « l’or noir » du XXIe siècle15. C’est pourquoi, malgré les réticences de la plupart des administrations, l’open data a été consacré.
II. LA CONSECRATION DE L’OPEN DATA
L’année 2015 a marqué un tournant législatif pour l’open data car elle a vu l’adoption de toute une série de législations sectorielles promouvant ce mouvement :
- l’ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics16 a imposé la mise à disposition des « données essentielles » portant sur ces marchés ;
- la loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économique du 6 août 201517 (dite « loi Macron ») a mis en place l’open data dans le domaine des transports ;
- la loi « NOTRe » du 7 août 201518 a imposé aux collectivités territoriales de plus de 3500 habitants de rendre leurs informations publiques accessibles en ligne ;
- et la loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique19 a organisé la mise à disposition des données de consommation énergétique.
Cet empilement de textes traduisait une volonté d’avancer sur la voie de l’open data par le biais d’une méthode prudente, pour le moins impressionniste, qui n’en facilitait pas la lecture pour les administrations, en particulier pour les collectivités territoriales. Il est vrai qu’au terme de l’année 2015, la loi dite « Valter »20, avait affirmé la réutilisation gratuite des données. Elle maintenait toutefois le recours aux redevances « lorsque les administrations [étaient] tenues de couvrir par des recettes propres une part substantielle des coûts liés à l’accomplissement de leurs missions de service public »21. Le principe de l’open data était donc affirmé – tant concernant la libération que la réutilisation gratuite des données – mais il était dans le même temps vidé de sa substance car la possibilité de prélever des redevances était maintenue.
C’est donc l’année 2016 qui peut réellement être considérée comme l’année de la consécration de l’open data. Elle a débuté avec l’adoption de deux nouvelles dispositions sectorielles promouvant l’open data de façon aussi éparse que les textes précités :
- la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé, qui a précisé les modalités de mise à disposition des données du système national des données de santé22 ;
- et l’ordonnance du 29 janvier 201623, dont l’article 53 consacre la mise à disposition des données essentielles des concessions (avant le 1er octobre 2018, les personnes publiques devront par conséquent avoir mis à disposition toutes les données essentielles des contrats de concession et des marchés publics24 ).
Cette année 2016 s’est néanmoins conclue avec l’adoption de la LRN, le 7 octobre, qui consacre un open data d’application généralisée, tout en restreignant les exceptions invocables25. En consacrant le principe de l’open data par défaut, cette loi a obligé les administrations (au sens large26 ) à libérer leurs données. Cette libération reste très compliquée à mettre en œuvre pour elles : on peut le constater dans le domaine de la justice, comme le souligne le Rapport dit « Cadiet »27, mais également dans les autres domaines. C’est d’autant plus compliqué qu’une autre logique est à l’œuvre : celle de la protection des données personnelles, que revisite en profondeur le Règlement général pour la protection des données (RGPD)28, règlement européen de 2016 entré en en vigueur le 25 mai et pour la mise en œuvre duquel vient d’être adoptée la loi du 20 juin 2018 relative à la protection des données personnelles29. La conciliation de ces textes n’est que l’une des nombreuses questions abordées dans les actes de la Journée d’étude « L’open data : une évolution juridique ? ».
La première partie des contributions porte sur l’amélioration de l’accès aux données grâce à l’open data. Estelle Ivanova livre avant tout un éclairage européen, en analysant les règles de financement de l’open data par l’Union européenne. Elle met en exergue les limites de la gratuité et les restrictions qui en résultent pour l’accès aux données publiées. C’est ensuite le point de vue interne qui est adopté par trois jeunes chercheuses, pour étudier les conséquences de la diffusion des données. Elise Mouriesse étudie l’accès aux données référence dans le cadre du service public de la donnée sous le prisme de certains principes émergents du service public. Elle recherche plus précisément si l’accès aux données de référence est conditionné et facilité par l’application de ces principes. Mélina Elshoud étudie ensuite l’avancement de la mise à disposition des données essentielles des contrats de la commande publique. Elle a notamment recours à une comparaison utile avec les efforts fournis par certaines collectivités territoriales en matière de dématérialisation des données pour démontrer que l’open data des données essentielles de la commande publique n’est pas encore abouti. Sandie Batista adopte quant à elle la méthode empirique, en se mettant à la place d’un enfant pour rechercher si l’open data participe à améliorer l’accès aux données concernant ses droits. Enfin, Florian Roger utilise son expérience récente en Belgique pour exposer les efforts fournis en matière de diffusion des données jurisprudentielles outre-quiévraines et les évolutions souhaitables en la matière.
La seconde partie des contributions est consacrée à la réutilisation des données diffusées et plus précisément aux nouvelles perspectives offertes par cette diffusion. Premièrement, ce sont les perspectives institutionnelles qui sont abordées. La contribution de Jean-Baptiste Roche porte sur certains aspects constitutionnels de l’open data et plus précisément sur son impact sur les procédés de démocratie directe. Il démontre que l’open data sert la démocratie participative plus que la démocratie directe, tout en constituant une nouvelle illusion démocratique. Hada Messoudi, dans la lignée de ses travaux de doctorat, se concentre sur l’impact de l’open data sur le dialogue des juges au sein de la juridiction administrative, en faisant une part importante et courageuse à la prospection. Secondement, les perspectives sectorielles sont envisagées, à travers l’étude de deux secteurs encore rarement analysés sous l’angle de l’open data : l’arbitrage d’investissement et le droit de l’énergie. Philippe Bordachar expose ainsi comment la transparence s’invite progressivement dans le domaine des sentences arbitrales rendues sur le fondement d’un traité d’investissement, alors même que ce domaine semblait propice à la discrétion, voire au secret. Christos Kaloudas s’intéresse enfin aux données énergétiques, pour rechercher comment le droit de l’énergie encourage leur partage.
Céline Béguin vient clore les actes par la production d’un rapport de synthèse riche et exhaustif, au sein duquel elle répond aux remarques de chacun des jeunes chercheurs, témoignant ainsi des vives discussions qui ont pu animer cette journée.
- Conseil national du numérique, 30 nov. 2015, Avis n° 2015-3 relatif au projet de loi pour une République numérique, p. 3. [↩]
- Loi n° 2016-321 du 7 oct. 2016 pour une République numérique, JO n° 235 du 8 oct. 2016. [↩]
- V. not. M. BERGUIG et F. COUPEZ, « Faut-il réellement craindre l’Open data pour la protection de nos données personnelles ? », Legicom – Open data : une révolution en marche, vol. 1, n° 56, Victoire éd., 2016 (127 pp.), pp. 15-24, pp. 18 et 23-24. [↩]
- Sur cette notion, v. not. Conseil d’Etat, Le numérique et les droits fondamentaux, Rapport public 2014, La Documentation française (446 pp.), pp. 48-53. [↩]
- Vade-mecum sur l’ouverture et le partage des données publiques, sept. 2013. Consultable en ligne à l’adresse suivante : http://www.modernisation.gouv.fr/sites/default/ files/fichiers-attaches/vademecum-ouverture.pdf. [↩]
- Loi n° 78-753 du 17 juillet 1978 portant diverses mesures d’amélioration des relations entre l’administration et le public et diverses dispositions d’ordre administratif, social et fiscal, JO du 18 juillet 1978, p. 2851. [↩]
- Ordonnance n° 2005-650 du 6 juin 2005 relative à la liberté d’accès aux documents administratifs et à la réutilisation des informations publiques, JO n°131 du 7 juin 2005, p. 10022. [↩]
- Directive 2003/98/CE du Parlement européen et du Conseil du 17 novembre 2003 concernant la réutilisation des informations du secteur public, JOUE L 345 du 31.12.2003, p. 90-96. [↩]
- V. not. J. CHEVALLIER, « Le droit français et la question des données publiques », in D. BOURCIER et Pr. De FILIPPI, Open data & big data : nouveaux défis pour la vie privée, Mare et Martin, Coll. Actes, 2016 (269 pp.), pp. 29-40. [↩]
- B. THIEULIN et al., Ambition numérique : pour une politique française et européenne de la transition numérique, juin 2015 (398 pp.). [↩]
- Sur la notion de « communs », v. M. DULONG DE ROSNAY, « Données ouvertes », in M. CORNU, F. ORSI et J. ROCHFELD, Dictionnaire des biens communs, PUF, Coll. Quadrige, 2017 (XXVIII-1240 pp.). [↩]
- V. not. G. J. GUGLIELMI, « Open data et service public : les données publiques ouvertes sont-elles un service public ? », in D. BOURCIER et Pr. De FILIPPI, Open data & big data : nouveaux défis pour la vie privée, op. cit., pp. 41-55, p. 44. [↩]
- M. A. TROJETTE, « Ouverture des données. Les exceptions au principe de gratuité sont-elles toutes légitimes ? », Rapport au Premier ministre, 2013 (121 pp. [↩]
- Sur ce partenariat, v. not. la description donnée par le Blog d’Etalab, à l’adresse suivante : https://www.etalab.gouv.fr/ogp. [↩]
- V. not. M. FONTAINE, S. JUILLET et D. FROGER, « La donnée numérique : l’or noir du XXIe siècle ? », LPA 2017, n° 179, pp. 90-92. [↩]
- Ord. n° 2015-899 du 23 juil. 2015 relative aux marchés publics, JO n° 169 du 24 juil. 2015, p. 12602. [↩]
- Loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, JO n° 181 du 7 août 2015, p. 13537. [↩]
- Loi n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, JO n° 0182 du 8 août 2015, p. 13705. [↩]
- Loi n° 2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte, JO n° 189 du 18 août 2015, p. 14263. [↩]
- Loi n° 2015-1779 du 28 décembre 2015 relative à la gratuité et aux modalités de la réutilisation des informations du secteur public, JO n° 301 du 29 déc. 2015, p. 24319. [↩]
- Ibid., art. 5. [↩]
- Loi n° 2016-41 du 26 janv. 2016 de modernisation de notre système de santé, JO n° 22 du 27 janv. 2016. [↩]
- Ord. n° 2016-65 du 29 janv. 2016 relative aux contrats de concession, JO n° 25 du 30 janv. 2016. [↩]
- V. à ce sujet la contribution de Mme Elshoud, « L’accès aux données essentielles de la commande publique ». [↩]
- V. not. L. CLUZEL-METAYER, « La loi pour une République numérique : l’écosystème de la donnée saisi par le droit », AJDA 2017, pp. 340-349. [↩]
- Conformément à la définition exposée à l’article L. 100-3 du CRPA. [↩]
- L. CADIET, « L’open data des décisions de justice », Rapport remis au ministre de la Justice, 2017 (205 pp.), pp. 30-31. [↩]
- Règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, JOUE L 119 du 4 mai 2016, pp. 1-88. [↩]
- Loi n° 2018-493 du 20 juin 2018 relative à la protection des données personnelles, JO n° 141 du 21 juin 2018. [↩]
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