Pourquoi spécialement les transformations du droit public ? Le droit, comme toutes les choses sociales, n’est-il pas en un état perpétuel de transformation ? Toute étude scientifique du droit n’a-t-elle pas nécessairement pour objet l’évolution des institutions juridiques ? Étudier les transformations du droit public, n’est-ce pas étudier tout simplement le droit public ?
Assurément. Mais dans notre pensée le travail que nous entreprenons a un objet plus précis ; et les conditions dans lesquelles évolue aujourd’hui le droit public nous paraissent justifier amplement l’entreprise. De même que les êtres vivants traversent certaines périodes où l’organisme, tout en continuant de suivre la loi générale de sa vie, subit cependant une transformation particulièrement profonde et active, de même dans l’histoire des peuples, il est certaines périodes où les idées et les institutions, tout en restant soumises à leur loi générale d’évolution, subissent-elles aussi une transformation particulière. Or tout démontre qu’aujourd’hui nous sommes à l’un de ces moments. Nous sommes en une période critique, sans que d’ailleurs ce mot, emprunté à la langue de la médecine, ait dans notre esprit en quoi que ce soit, un sens péjoratif. Qu’on le veuille ou non, tout nous parait démontrer que les notions fondamentales, qui étaient naguère encore à la base des institutions juridiques, se désagrègent pour faire place à d’autres, que le système de droit, sur lequel nos sociétés modernes avaient jusqu’à présent vécu, se disloque, et qu’un nouveau système s’édifie sur des conceptions tout à fait différentes. Est-ce un progrès ou un recul ? Nous n’en savons rien. En science sociale de pareilles questions n’ont guère de sens. A coup sûr c’est différent, profondément différent.
Le phénomène est général. Il atteint toutes les institutions juridiques, celles de droit privé, la famille, le contrat, la propriété, et aussi les institutions de droit public. Il se produit dans tous les pays parvenus à un même degré de civilisation. Mais il apparaît en France avec une intensité particulière. Notre pays jouit au reste du privilège redoutable d’être toujours à l’avant-garde dans révolution générale des institutions et des idées ; il ouvre la voie par laquelle les autres passent ensuite. Aussi est-ce en France qu’il convient d’étudier avant tout la transformation profonde qui s’accomplit dans le droit public.
Nous avons ailleurs décrit à grands traits cette transformation en ce qui concerne le droit privé (Les Transformations générales du droit privé, 1912). Nous nous proposons de l’étudier ici avec quelque développement pour le droit public. On verra d’ailleurs que les deux transformations sont parallèles et similaires, qu’au fond elles sont le produit de causes semblables et peuvent se résumer dans la même formule : un système juridique d’ordre réaliste et socialiste remplace le système juridique antérieur qui était d’ordre métaphysique et individualiste.
Le système de droit public, sur lequel pendant un siècle ont vécu tous les peuples civilises, reposait sur quelques principes que beaucoup d’esprits, naguère encore, vénéraient comme des articles de foi religieuse et prétendaient imposer à l’adhésion définitive des hommes, des principes que les juristes déclaraient définitivement acquis à la science. Ce système avait d’ailleurs un long passe. Mais il avait reçu des Déclarations, des constitutions et des lois de l’époque révolutionnaire son expression complète ; et au retentissement qu’elles avaient eu dans le monde, il devait son prestige et son autorité. Ces textes avaient très nettement formulé les règles du système. Deux idées essentielles en constituaient la forte armature : l’idée de souveraineté de l’Etat ayant pour titulaire originaire la nation personnifiée, et 1’idée du droit naturel, inaliénable et imprescriptible de l’individu, s’opposant au droit souverain de l’Etat.
La nation possède une personnalité distincte de celle des individus qui la composent. Comme telle elle a une volonté, qui est naturellement supérieure aux volontés individuelles, puisque la collectivité est supérieure à l’individu. Cette supériorité, c’est la souveraineté ou puissance publique. La nation s’organise. Elle constitue un gouvernement qui la représente, qui veut pour elle et qui exerce ainsi au nom de la nation la souveraineté dont celle-ci reste l’incommutable titulaire. La nation souveraine et organisée en gouvernement, fixée sur un territoire déterminé, c’est l’Etat. Celui-ci n’étant que la nation organisée est titulaire de la souveraineté, de la puissance publique, qui constitue pour lui un droit subjectif. C’est en vertu de ce droit qu’il commande aux particuliers. Les ordres qu’il formule ne sont que l’exercice de ce même droit.
Les particuliers sont à la fois citoyens et sujets : citoyens puisqu’ils sont partie composante de la collectivité nationale qui détient la souveraineté ; sujets puisqu’ils sont subordonnes au gouvernement qui au nom de la nation exerce la souveraineté. Le droit public est l’ensemble des règles qui s’appliquent à l’organisation de l’Etat et aux rapports de l’Etat avec les particuliers. Ces rapports existent entre deux sujets de droit qui ne sont pas égaux, entre un supérieur et des subordonnes, entre une personne juridique qui formule des commandements et d’autres qui doivent y obéir. Par là déjà ce système de droit public est essentiellement subjectiviste, puisqu’il pose le droit subjectif de commander appartenant à l’Etat personne.
A ce droit de l’Etat il oppose le droit subjectif de l’individu, droit naturel, inaliénable et imprescriptible, qui lui appartient en tant qu’homme, droit antérieur et même supérieur à 1’Etat. Celui-ci est constitué pour assurer à l’homme la protection de ses droits individuels. Il était dit à l’article 2 de la Déclaration des droits de 1789 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. » Ainsi la première règle du droit public édicte l’obligation qui s’imposé à l’Etat de s’organiser de telle façon qu’il assure dans les meilleures conditions possibles la protection des droits naturels de l’individu.
Cette reconnaissance des droits individuels détermine en même temps la direction et la limite de l’activité publique. Elle est par là même la source de toutes les règles relatives aux rapports des individus et de 1’Etat. Celui-ci est obligé de protéger 1es droits individuels ; cependant il peut les limiter, mais seulement dans la mesure où cette limitation des droits de chacun est nécessaire pour assurer la protection des droits de tous. L’Etat est obligé d’organiser les moyens de défense de l’association politique contre l’ennemi de l’extérieur, puisque le maintien de cette association est nécessaire pour la conservation des droits individuels. L’Etat doit donc organiser une forte armée pour assurer le service de guerre. Il doit aussi organiser la sûreté à l’intérieur, puisqu’elle est par définition la protection sociale des droits individuels ; il doit donc instituer un service de police.
Enfin l’Etat est soumis au droit objectif fondé sur le droit subjectif de l’individu : il est tenu d’assurer la protection des droits individuels ; d’où deux conséquences. Premièrement, lorsqu’un conflit de droit s’élève entre l’Etat et un individu, il doit être jugé par une juridiction organisée par l’Etat, avec toutes les garanties possibles de compétence et d’impartialité et l’Etat doit s’incliner devant la décision qu’elle rend. Secondement, si un différend s’élève entre deux particuliers, l’Etat doit le juger encore par l’organe d’un tribunal offrant toutes garanties d’indépendance et de capacité et il doit imposer à tous le respect de cette décision. Pour cela il doit organiser un service de justice.
Puissance souveraine qui est le droit subjectif de la nation organisée en Etat, limitation de cette puissance par les droits naturels de l’individu, obligation pour l’Etat de s’organiser de manière à protéger le mieux possible les droits individuels, interdiction à l’Etat de limiter ces droits au delà de ce qui est nécessaire pour protéger les droits de tous, obligation pour l’Etat d’organiser et de faire fonctionner des services de guerre, de police et de justice, voilà en raccourci tout le système du droit public, produit d’un long passe historique et formulé en termes d’une précision parfaite par les lois de la Révolution.
C’est un système subjectiviste, puisque au droit subjectif de l’Etat il oppose le droit subjectif de l’individu, et fonde sur celui-ci la limitation de la souveraineté et les devoirs qui s’imposent à l’Etat. C’est un système métaphysique, puisqu’il repose essentiellement sur le concept de droit subjectif, qui est certainement d’ordre métaphysique. C’est enfin un système impérialiste ou régalien, puisqu’il implique que les gouvernants exercent toujours la puissance commandante, l’imperium de la nation organisée en Etat.
En le formulant, les hommes de la Révolution croyaient édicter des dogmes éternels, dont les législateurs et les jurisconsultes de tous les temps et de tous les pays n’avaient plus qu’à tirer les conséquences logiques et à régler les applications pratiques. Or, à peine un siècle s’est-il écoulé que la désagrégation du système apparaît à tous. Les deux idées qui lui servaient de support, la souveraineté de l’Etat et le droit naturel de l’individu, disparaissent. On s’aperçoit que l’une et l’autre sont des concepts métaphysiques, qui ne peuvent plus servir de fondement au système juridique d’une société toute pénétrée de positivisme. On a compris d’abord que le droit de puissance publique ne peut s’expliquer par une délégation divine. On comprend maintenant qu’il ne s’explique pas davantage par une délégation nationale, que la volonté nationale n’est qu’une fiction puisque dans la réalité elle n’est, quoi qu’on fasse, que la volonté de quelques individus, et que, serait-elle une volonté unanime, elle ne serait encore que la volonté d’une somme d’individus, c’est-à-dire une volonté individuelle qui n’aurait aucun droit de s’imposer à celui qui s’insurgerait contre elle. On a compris que le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau, qui a enthousiasmé plusieurs générations d’hommes, au nom duquel s’est faite la Révolution, n’est, derrière la splendeur du style, qu’un tissu de sophismes. On a compris que l’homme ne peut avoir de droits naturels individuels parce qu’il est par nature un être social, que l’homme individuel est une pure création de l’esprit, que la notion de droit suppose la vie sociale, et que si l’homme a des droits il ne peut les tirer que du milieu social et non les lui imposer.
Enfin s’est produite dans la seconde moitie du XIXe siècle une transformation économique formidable, avec laquelle ne peut plus s’harmoniser le système juridique rigide et métaphysique qu’avait construit la Révolution. Suivant la formule des économistes, dans tous les domaines de l’activité humaine, l’économie nationale se substitue à l’économie domestique. Cela veut dire que le petit groupe familial ne peut plus assurer la satisfaction des besoins humains, que de vastes organismes, qui s’étendent sur tout le territoire national et qui demandent le concours d’un grand nombre peuvent seuls donner satisfaction à la masse des besoins alimentaires. En outre, par suite des découvertes scientifiques et des progrès industriels, les relations entre les hommes sont devenues si complexes et si nombreuses, l’interdépendance sociale est devenue tellement étroite que le fait seul que quelques-uns ne remplissent pas leur besogne propre réagit sur tous les autres. Enfin il est beaucoup de besoins d’une importance primordiale, comme, par exemple, les relations postales, les transports par chemins de fer, l’éclairage, dont la satisfaction est assurée par des organismes très vastes et très complexes, besoins tels que si le fonctionnement de ces organismes s’arrête un seul instant il en résulte une perturbation profonde qui met en péril la vie sociale elle-même.
C’est pourquoi aujourd’hui on ne demande plus seulement aux gouvernants d’assurer les services de guerre, de police, de justice, mais encore d’organiser et de faire fonctionner toute une série de services industriels et d’empêcher qu’ils ne soient interrompus pendant un seul instant.
Cette obligation générale, que la conscience moderne impose aux gouvernants, est en contradiction flagrante avec la notion de souveraineté. Les services de guerre, de police, de justice se conciliaient admirablement avec elle ; ils semblaient même en être la manifestation directe. Il en est différemment des services industriels. Ce qui apparait alors au premier plan, ce n’est plus le pouvoir de commander ; c’est l’obligation d’agir pratiquement. Si l’on reconnait un pouvoir aux gouvernants, ce n’est plus en vertu d’un droit primaire de puissance publique, mais à raison des devoirs qui leur incombent ; par conséquent ce pouvoir n’existe que dans la mesure où ils remplissent ces devoirs. Ces activités dont l’accomplissement s’impose aux gouvernants constituent l’objet même des services publics.
Dès lors le principe de tout le système du droit public moderne se trouve résumé dans la proposition suivante ceux qui en fait détiennent le pouvoir n’ont point un droit subjectif de puissance publique ; mais ils ont le devoir d’employer leur pouvoir à organiser les services publics, à en assurer et à en contrôler le fonctionnement. Les actes qu’ils font ne s’imposent et n’ont de valeur juridique que s’ils tendent à ce but. Le droit public n’est plus un ensemble de règles s’appliquant à des sujets de droit d’ordre différent, l’un supérieur, les autres subordonnés, l’un ayant le droit de commander, les autres le devoir d’obéir.
Toutes les volontés sont des volontés individuelles ; toutes se valent ; il n’y a pas de hiérarchie des volontés. Toutes les volontés se valent si l’on ne considère que le sujet. Leur valeur ne peut être déterminée que par le but qu’elles poursuivent. La volonté du gouvernant n’a aucune force comme telle ; elle n’a de valeur et de force que dans la mesure où elle poursuit l’organisation et le fonctionnement d’un service public.
Ainsi la notion de service public vient remplacer celle de souveraineté. L’Etat n’est plus une puissance souveraine qui commande ; il est un groupe d’individus détenant une force qu’ils doivent employer à créer et à gérer les services publics. La notion de service public devient la notion fondamentale du droit public moderne. Les faits vont le démontrer.