« Nous sommes Noirs, il est vrai, mais dîtes-nous, Messieurs, vous qui êtes si judicieux, quelle est cette loi qui dit que l’homme noir doit appartenir et être une propriété de l’homme blanc ? […] Placés sur terre comme vous, étant tous enfants d’un même père, créés sur une même image, nous sommes donc vos égaux en droits naturels… Avez-vous oublié que vous avez juré la déclaration des droits de l’homme qui dit que les hommes naissent libres et égaux en droit ? […] Si donc, comme vous ne pouvez le nier, vous avez juré, nous sommes dans nos droits, et vous devez vous reconnaître parjures, et par vos décrets, vous reconnaissez que tout homme est libre et vous voulez maintenir la servitude pour 480 000 individus qui vous font jouir de tout ce que vous possédez […]. Voilà, Messieurs, la demande des hommes qui sont vos semblables et voilà leur dernière résolution et qu’ils sont résolus de vivre libres ou mourir »
Biassou, Jean-François et Belair, chefs des insurgés Nègres de Saint-Domingue, Avis à la souveraineté du peuple, 1792 (Saint-Domingue, Antilles)1.
Introduction
1 • Par le décret du 27 avril 1848, le Gouvernement provisoire de la République Française, considère que, « l’esclavage est un attentat contre la dignité humaine ; qu’en détruisant le libre-arbitre de l’homme, il supprime le principe naturel du droit et du devoir ; qu’il est une violation flagrante du dogme républicain : Liberté, Egalité, Fraternité » et décrète, en conséquence, que « l’esclavage est entièrement aboli dans toutes les colonies et possessions françaises » (Décret du 27 avril 1848 (JO, 21 août 1944, p. 194) relatif à l’abolition de l’esclavage dans les colonies et possessions françaises). Il a fallu attendre 59 ans pour que la France des droits de l’homme donne un caractère concret à la proclamation solennelle des droits de l’homme et du citoyen prononcée en 1789. Le texte du 26 août semblait pourtant abolir ipso facto l’esclavage et la discrimination. Ce n’est pas le parti pris qui a été retenu par les constituants de l’époque, qui allait, paradoxalement, plutôt, donner un cadre juridique à l’oppression d’une catégorie d’hommes par une autre. Les hommes qui avaient proclamé l’abolition des privilèges puis l’égalité humaine, officialisaient, quelques années plus tard, une infériorité juridique fondée sur la couleur qui allait durait 59 ans au mépris des principes ou de la philosophie alors consacrée.
2 • Pourquoi un temps aussi long pour lier théorie et pratique malgré le caractère universel des droits ainsi proclamés et leur applicabilité supposée à la totalité des êtres humains ? La raison tient au fait que la DDHC met en avant qu’aucun droit ne peut s’exercer sans borne. Au-delà du fait qu’elle apparait comme un manifeste idéologique et libéral, c’est aussi un programme légicentriste peu apte à apporter une véritable garantie juridique des droits. Autrement dit, la DDHC ne tranche jamais entre protection des droits individuels et souveraineté législative. Les libertés sont garanties mais elles s’exercent dans la limite d’un ordre public déterminé par la loi, l’Etat étant à la fois le garant et le censeur. Comme peut l’énoncer un autre texte fondamental en matière de droits l’homme aujourd’hui, les droits sont soumis aux limitations découlant « des exigences de la morale, de l’ordre public et du bien-être général de la société » (art. 29 al. 2 DUDH). En ce sens, l’abolition de l’esclavage en France a été l’objet de multiples tergiversations.
3 • Ce sont d’abord deux groupes parlementaires qui ont matérialisé les débats de l’époque sur la question servile. A la fin du XVIIIème siècle, les personnes intéressées par l’aventure coloniale se dirigent essentiellement vers les bureaux de la Marine et vers les Etats généraux, appelés, dans le futur, à devenir Assemblée nationale. Les propriétaires de biens de Saint-Domingue (Haïti aujourd’hui) présents en métropole ont le vœu d’établir une délégation coloniale au sein des Etats généraux. Les représentants les plus emblématiques furent les membres de la Société correspondante des colons français ou Club Massiac (de 1789 à 1791, cette coalition soutenue par Barnave et Moreau de Saint Mery, lutta afin d’obtenir des constituants l’exclusion de Saint Domingue du cadre universaliste s’élaborant en métropole ; Cf., par ex., L. Leclerc, « La politique et l’influence du club de l’Hôtel Massiac », AHRF 1937, p. 342 et suiv. et D. Liébart, « Un groupe de pression contre-révolutionnaire : le club Massiac sous la constituante », AHRF 2008, p. 29 et suiv.). Face à cette structure, la « Société des amis des noirs » (fondée en février 1788 par Brissot et comptant parmi ses 130 ou 140 membres, pour l’essentiel des nobles « libéraux », imprégnés de la culture des Lumières et anglophiles comme l’abbé Grégoire, Condorcet, La Fayette, Mirabeau, le duc de la Rochefoucauld, le comte de Clermont-Tonnerre, etc … Cf., par ex, M. Dorigny, La Société des Amis des Noirs. 1788-1799. Contribution à l’histoire de l’abolition de l’esclavage, Editions UNESCO/EDICEF, 1998) travaille âprement pour mettre en œuvre la doctrine anti-esclavagiste et abolitionniste. Les origines sociales des deux groupes ne sont, paradoxalement, pas si différentes mais les buts des deux structures divergent fortement. Tandis que les colons se battent pour maintenir en l’état les colonies et leur interdire les principes de la DDHC, les « Amis des noirs » militent pour l’égalité politique et sociale des mulâtres (les « sang mêlé ») et des nègres libres.
4 • Dans une première approche, la Constituante va se trouver sous l’influence du lobby esclavagiste. Deux questions se posent aux assemblées. D’une part, celle de la citoyenneté des libres de couleur (affranchis et leurs descendants). D’autre part, celle de l’abolition. Depuis 1790, un décret du 8 mars 1790 de Barnave (in Rapport fait à l’Assemblée nationale, le 8 mars 1790, au nom du Comité des Colonies, par M. Barnave, député du Dauphiné. Imprimé par ordre de l’Assemblée Nationale, p. 21) a consacré l’autonomie interne des colonies tout en en réservant la gestion aux seuls citoyens. Après une première révolte à Saint Domingue en octobre 1790, les débats reprennent à l’assemblée qui finit par reconnaître le décret du 15 mai 1791 les droits politiques des gens de couleur nés de père et de mère libre (5 ou 6 % d’entre eux) (vote de l’amendement « Reubell » aboutissant au décret du 15 mai 1791 Cf. Archives parlementaires, Paris, Paul Dupont, tome 26, p. 89 et suiv.). Le compromis officialise la condition inférieure de 95 % des libres de couleur et constitue une nouvelle négation des principes du 26 août 1789. Puis, 5 mois après avoir légiféré, la Constituante décide que le problème n’est pas de sa compétence. Barnave demanda, suite à une nouvelle insurrection à Saint-Domingue, la suppression du décret du 15 mai et son remplacement par le décret du 24 septembre 1791 qui décréta que la question du statut des gens de couleur devait dorénavant relever de la compétence des assemblées coloniales (Procès-verbal de l’Assemblée nationale, n° 776, du 24 septembre 1791, p. 15-19).
5 • Par la suite, l’assemblée pût décréter l’abolition de l’esclavage en France par le décret du 28 septembre 1791 portant que tout homme est libre en France, et que, quelle que soit sa couleur, il y jouit de tous les droits de citoyen, s’il a les qualités prescrites par la Constitution (http://mjp.univ-perp.fr/france/1791esclavage.htm), décret qui ne répète qu’une disposition additionnelle au Code Noir de l’Ancien-Régime (Il exista deux versions du Code Noir, la 1ère préparée par Colbert et promulguée en 1685 par Louis XIV, la 2nde promulguée par son successeur Louis XV en 1724. Le Code Noir devait normalement limiter les abus des maitres à l’égard de leurs esclaves mais il a, en réalité, plutôt codifier l’esclavage et la traite, ce qui était admis, en ce temps-là, par l’Eglise et les philosophes). L’esclavage et le préjugé de couleur sont ainsi maintenus dans les colonies malgré l’abolition en France. Les colonies sont maintenant rattachées directement au Ministère de la marine et, afin d’éviter tout débat public, elles n’ont plus de représentation dans l’Assemblée législative de la métropole. Le Club Massiac leur a obtenu une constitution spécifique, qui leur évitait l’application des principes de la DDHC.
6 • C’est néanmoins après avoir pris connaissance d’un nouveau soulèvement d’esclaves en août 1791 à Saint-Domingue, que l’Assemblée, sous l’influence de Brissot, posa à nouveau la question des droits des gens de couleur libres. Ces derniers obtiennent gain de cause par le décret du 28 mars 1792, voté par les Girondins, sanctionnée par le Roi et devenant la loi du 4 avril 1792 relative aux colonies et aux moyens d’y apaiser les troubles. Le texte précisant que : « les hommes de couleur et les nègres libres doivent jouir ainsi que les colons blancs de l’égalité des droits politiques » (http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/esclavage/decret1792.pdf). Désormais l’égalité des droits des libres de couleur est reconnue. Reste la question de la traite et de l’esclavage qui n’est toujours pas traitée. Il faut attendre le 10 août 1792 et le renversement du Roi. Le décret du 22 août 1792 proclame pour la première fois : « les colonies font partie intégrante de l’Empire français, […] tous les citoyens qui les habitent sont, comme ceux de la métropole, appelés à la formation de la Convention nationale » (Décret du 22-23 août 1792 qui fixe le nombre des députés à nommer par les colonies pour la Convention nationale, Rec. Duvergier, tome IV, Paris, Guyot, 1834, p. 346).
7 • Pendant l’été 1793, la colonie de Saint-Domingue est en proie à une nouvelle révolte. Le nouveau gouverneur Galbaud se trouve, presque malgré lui, à la tête d’une coalition hétéroclite de mécontents amenant à une « querelle entre blancs » et à une révolution aux multiples facettes : celle des blancs qui rejettent le système économique de l’Exclusif (inventé par Colbert, vise à enrichir la métropole, il repose sur le monopole commercial et l’interdiction de l’industrie locale), des mulâtres (les personnes dont l’ascendance est à la fois européenne et africaine à la différence des « créoles », désignant lui des personnes nées sur les îles, quelle que soit leur ascendance), des affranchis (qui veulent l’égalité avec les blancs) et des esclaves (qui réclament la liberté). Les commissaires civils Sonthonax et Polverel, envoyés sur place, girondin et membre e la « Société des amis des noirs », décident le 21 juin 1793, par une proclamation célèbre, la première du genre, de promettre la liberté sans restriction et l’affranchissement des esclaves qui combattraient pour la République (Déclaration citée par F. Blancpain, La colonie française de Saint-Domingue, Paris, Editions Karthala, 2004, p. 119 qui amène à attribuer massivement la citoyenneté à 10 000 esclaves). Par un décret du 29 août 1793, sans concertation avec son homologue Polverel, Sonthonax proclame dans la province du Nord de Saint-Domingue « que tous les nègres et sang-mêlés, actuellement dans l’esclavage, sont déclarés libres pour jouir de tous les droits attachés à la qualité de citoyen français » (Décret du 29 août 1793 pris par Étienne Polverel et Léger-Félicité Sonthonax, commissaires civils de la République, délégués aux Iles françaises de l’Amérique sous le vent, pour y rétablir l’ordre et la tranquillité publique, https://archive.org/details/aunomdelarpubl00sain/page/n1). Il généralise ainsi l’abolition à tous les esclaves de la partie Nord de la colonie qu’il a sous son autorité ne proclamant pas directement l’abolition de l’esclavage mais affirmant désormais que les Droits de l’Homme s’appliquent à Saint-Domingue. Le 31 octobre 1793, Polverel proclame l’octroi de la citoyenneté à tous les esclaves de l’Ouest et du Sud.
8 • Cette insurrection gagna enfin la Convention montagnarde qui allait voter par acclamation, le texte définitif d’abolition de l’esclavage par le décret du 16 pluviôse an II (4 février 1794) qui abolit l’esclavage des nègres dans les colonies (Recueil Duvergier, p. 36, « La Convention nationale déclare abolir l’esclavage des Nègres dans toutes les colonies. En conséquence, elle décrète que tous les hommes sans distinction de couleurs, domiciliés dans les colonies, sont citoyens français et jouissent de tous les droits assurés par la Constitution ») faisant notamment dire à Danton une phrase restée célèbre : « Jusqu’ici, nous n’avions décrété la liberté qu’en égoïstes, pour nous seuls ; mais aujourd’hui […] nous proclamons la liberté universelle […] » (Convention nationale, séance du 6 février 1794). La DDHC est enfin complétée en conséquence. Pour autant, l’exécution des décrets est difficilement appliquée et reste limitée à Saint-Domingue, à la Guyane et à la Guadeloupe. La Martinique l’a refusé au terme d’une insurrection royaliste et en signant un accord de soumission à la royauté anglaise. Les Mascareignes (La Réunion et l’Île-de-France) renvoient les agents de la république et n’appliquent pas le décret devant l’opposition de l’administration locale, conservatrice et autonomiste.
9 • Le Premier Consul, Napoléon Bonaparte, ne restaure pas, en conséquence, l’esclavage par la loi du 20 mai 1802 (30 floréal an X) relative à la traite des nègres et au régime des colonies (JO, 20 août 1944, page 446) mais il le maintient partout où la loi du 4 février 1794 n’a pas encore été exercée à cause d’une certaine opposition locale. Il n’y a pas de rétablissement général de l’esclavage. Il persiste dans les colonies restituées par la Grande-Bretagne (Martinique, Sainte-Lucie, Tobago) et dans les Mascareignes où les colons avaient refusé la liberté générale. Il n’est pas rétabli à Saint-Domingue, en Guadeloupe et en Guyane. Pour autant, les colons de Guadeloupe et de Guyane ont, progressivement, fait penser le contraire tout en imposant cette interprétation erronée. C’est à eux, et à l’absence de sanctions, qu’est dû le rétablissement effectif de l’esclavage. Saint Domingue est, quant à elle, devenue indépendante le 1er février 1804. La citoyenneté est supprimée pour les hommes de couleur dans toutes les colonies restées françaises, sauf au nouvel Etat nation d’Haïti, où à l’inverse, il ne peut exister de citoyens blancs (Cf. 1ère Constitution du 20 mai 1805 où « Aucun blanc, quelle que soit sa nation, ne mettra le pied sur ce territoire, à titre de maître ou de propriétaire et ne pourra à l’avenir y acquérir aucune propriété » (article 12) et « Toute acception de couleur parmi les enfants d’une seule et même famille, dont le chef de l’Etat est le père, devant nécessairement cesser, les Haïtiens ne seront désormais connus que sous la dénomination génériques de Noirs » (article 14)).
10 • L’abolitionnisme renait au congrès de Vienne en février 1815, les principaux pays européens signent une déclaration contre la traite des noirs. Napoléon, en réponse, publie le décret du 29 mars 1815, lors des Cent-Jours, fixant que « la traite des noirs est abolie » et prévoyant une peine de confiscation du bâtiment et de sa cargaison. Sous la Restauration (1814-1830) et la Monarchie de Juillet (1830-1848), il faut citer l’ordonnance royale du 8 janvier 1817 qui prescrit la confiscation des navires de traite à leur arrivée dans les colonies (mais pas au départ des ports français) en prévoyant, pour la première fois, des condamnations judiciaires pour les contrevenants (Ordonnance royale du 8 janvier 1817 qui pourvoit au cas où il serait contrevenu aux ordres de sa majesté concernant la traite des noirs, Rec. Duvergier, tome 21, p. 93). La loi du 15 avril 1818 relative à la traite des noirs (https://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_du_15_avril_1818) interdit le trafic des esclaves sous peine de confiscation des navires. La traite va néanmoins continuer sous forme clandestine jusqu’en 1830. La Monarchie de Juillet, malgré la campagne abolitionniste menée par Victor Schoelcher (qui fut sous-secrétaire d’Etat à la Marine en 1848, choqué par les horreurs du système esclavagiste, il a consacré sa vie à la lutte pour l’émancipation), adopte une politique des « petits pas » en multipliant les mesures pour préparer progressivement l’émancipation des esclaves.
11 • A la suite de la Révolution de 1830 et de la mobilisation des libres de couleur, ces derniers redeviennent citoyens par la loi du 24 avril 1833 (Bulletin des lois du royaume de France, IXe série, 1ère partie, bulletin n°94, texte n°216, p. 117-127) concernant le régime législatif des colonies (la loi supprime toutes les « restrictions et exclusions qui avaient été prononcées, quant à l’exercice des droits civils et des droits politiques, à l’égard des hommes de couleur libres et des affranchis » et fait en sorte que toute personne née libre ou légalement affranchie dans les colonies françaises possède des droits civils et des droits politiques). Une ordonnance du 11 juin 1839 concernant l’affranchissement des esclaves dans les colonies (Rec. Galisset, tome 6, p. 710) va établir des registres matricules intimant l’ordre à tous les propriétaires de recenser et de déclarer tous leurs esclaves, en leur donnant, en plus des « noms » qu’ils possédaient déjà, des surnoms ou des numéros, afin de pouvoir les différencier en cas d’homonymie. Enfin les lois Mackau des 18 et 19 juillet 1845 (https://fr.wikipedia.org/wiki/Lois_Mackau) vont modifier le régime de l’esclavage par le droit à l’instruction pour les esclaves, la possibilité de constituer un pécule et de se racheter ou encore la fixation des horaires de travail. Cet ensemble législatif resta longtemps dénué de toute application. C’est finalement la 2nde République qui allait enfin offrir l’occasion à Victor Schoelcher de rendre effective et immédiate la liberté de tous les esclaves des colonies et des possessions françaises par le décret d’abolition du 27 avril 1848.
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12 • Le cheminement tortueux de la question servile en France trahit toute la difficulté de la conquête des libertés, il est un exemple concret de l’appropriation progressive, de la mise en place et de la protection de cette logique humaniste tel qu’elle s’est installée, par-delà les siècles, dans notre pays. Il montre aussi que la protection des droits fondamentaux est un combat en perpétuel mouvement, sans cesse à renouveler. Les combats ne sont pas les mêmes et n’ont peut-être pas la même ampleur et la même importance à l’époque contemporaine dans un Etat que l’on qualifie aisément d’Etat de droit mais ils participent d’une même logique et donnent lieu à des cheminements tout aussi révélateurs de la permanence et des vicissitudes de cette lutte et de cette défense des droits fondamentaux. La question contemporaine la plus préoccupante, parmi d’autres, reste celle liée à la mise en place des égislations d’exception, autrement appelées « états d’urgence ». Ces législations s’inscrivent dans l’état de droit classique et ne sont que des dérogations provisoires aux règles de droit habituellement permises mais leur utilisation actuelle, remise au goût du jour et au cœur du débat politique, social et juridique, renouvelle le débat sur les risques et menaces qu’elles peuvent faire peser sur le respect des droits et libertés. Bien que les circonstances les rendent parfois nécessaires, les législations d’exception comportent un risque intrinsèque : le gouvernement peut, en effet, abuser de son pouvoir et profiter de la levée de certaines contraintes, qui pèsent habituellement sur lui, pour agir de façon arbitraire, l’exception devient alors un moyen pour prendre de mesures liberticides et controversées.
12-1 • Si les restrictions aux droits et libertés sont prévues dans les normes suprêmes, la réponse qui est apportée doit garder un caractère exceptionnel et ne saurait durer dans le temps sous peine de perdre toute légitimité. Pour autant, de plus en plus fréquentes et de moins en moins provisoires, ces législations se sont récemment succédé, notamment en France, tout en se diversifiant. A l’application de l’état d’urgence dit « sécuritaire » mis en place en novembre 2015 à la suite des attentats qui ont frappé Paris et la Seine-Saint-Denis (Décret n° 2015-1475 et 1476 du 14 novembre 2015 portant application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 et la loi n°2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions) a succédé, en 2020, l’état d’urgence dit « sanitaire » (Décret n° 2020-260 du 16 mars 2020 portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus covid-19 et loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19). Conçues initialement pour recourir temporairement à des moyens exceptionnels, elles sont aujourd’hui utilisées pour faire face à des menaces globales (terrorisme ou épidémie du Covid-19) sans solutions durables ou globales.
12-2 • Ne pouvant éliminer totalement la menace, ces législations sont, en conséquence, prolongées ou prorogées jusqu’à s’inscrire, pour partie, dans le droit commun (Cf. Pour l’état d’urgence « sécuritaire », la loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme ou, pour l’état d’urgence « sanitaire », la loi n° 2020-856 du 9 juillet 2020 qui organise le régime de sortie de l’état d’urgence sanitaire (mi légalité ordinaire, mi état d’exception) jusqu’au 30 octobre 2020 à la suite de la 1ère vague et le décret n°2020-1257 du 14 octobre 2020 pour faire face à la 2nde vague épidémique, l’état d’urgence étant prolongé une 1ère fois jusqu’au 16 février 2021 par la loi du 14 novembre 2020 et, une seconde fois, par la loi du 9 février 2021 jusqu’au 1er juin 2021) faisant craindre, pour une multitude d’auteurs dont la liste ci-dessous est loin d’être exhaustive, une suspension indéfinie des droits et libertés ou un « état d’urgence permanent » (Cf. par ex., V. Champeil-Desplats, « D’un état d’urgence à l’autre : La rhétorique de la (justification) de l’exception », RDLF 2020 ; S. Slama, « Etat d’urgence « loi de 1955 » versus état d’urgence sanitaire, une contamination des libertés par la logique d’exception ? », RDLF 2020 ; A. Levade, « Etat d’urgence sanitaire : à nouveau péril, nouveau régime d’exception », JCP 2020, G, n°369 ; B. Mathieu, « La crise du Coronavirus : l’Etat d’urgence révélateur de l’avenir de la démocratie et des désordres qui affectent notre conception des droits fondamentaux ? », 26 mai 2020, https://www.leclubdesjuristes.com ; E. Morin, « La crise sanitaire du Covid 19 et le risque d’États néo-totalitaires », 25 mai 2020, https://www.leclubdesjuristes.com ; P. Wachsmann, « Les libertés et les mesures prises pour lutter contre la propagation du Covid-19 : une accoutumance aux régimes d’exception », 13 mai 2020, https://www.leclubdesjuristes.com ; S. Hennette Vauchez et S. Slama, « La valse des états d’urgence », AJDA 2020, p. 1753 ; J.-M. Pastor, « Vers un régime pérenne d’urgence sanitaire ? », AJDA 2020, p. 2524 ; N. Molfessis, « Le risque du Far West », JCP 2020, G, n° 443 ; S. Hennette-Vauchez, « La fabrique législative de l’état d’urgence : lorsque le pouvoir n’arrête pas le pouvoir », Cultures & Conflits 2019/1, n°113, p. 17 ; J. Mucchielli, « L’état d’urgence sanitaire, ses possibles dérives et la nécessité d’un contrôle », Dalloz actualité 2020, 30 avril ; O. Le Bot, « Un état d’urgence permanent ? », RFDA 2017, p. 1115 et JCP 2020, G, n°778 ; D. Baranger, « L’état d’urgence dans la durée », RFDA 2016, p. 447 ; J. Hourdeaux, « Crise sanitaire : la France s’enfonce toujours plus dans l’état d’exception », 13 janvier 2021 et « La France bascule dans l’état d’urgence permanent », 1er novembre 2017, https://www.mediapart.fr/; M. Deléan, J. Hourdeaux, M. Magnaudeix et E. Salvi, « Etat d’urgence : le gouvernement veut faire de l’exception la règle », 7 juin 2017, https://www.mediapart.fr/ ; T. Seguin, « Etat d’urgence permanent Acte I », 21 novembre 2020 et « Etat d’urgence permanent Acte II », 5 décembre 2020, https://blogs.mediapart.fr ; Éditorial, « Vers un état d’urgence permanent ? La France prise au piège », Esprit 2016/2, p. 3 ; R. Lafarge, « L’état d’urgence sanitaire : d’un régime d’exception à un régime permanent ? », 19 janvier 2021, https://www.franceculture.fr ; W. Bourdon et V. Brengarth, « L’abîme de l’état de droit face au poison de l’exception », 24 juillet 2020, https://www.leclubdesjuristes.com ; D. Roman « Liberté, égalité, fraternité » : la devise républicaine à l’épreuve du covid-19 », RDSS 2020, p. 926 et « Coronavirus : des libertés en quarantaine ? », JCP 2020, G, n°372 ; D. Cristol, « La Covid-19 : à nouveau danger, régimes exceptionnels », RDSS 2020, p. 839 ; P. Spinosi, « L’état d’urgence permanent », RDP approfondi 2017, décembre, étude n°5 ; J.-B. Perrier, « Vers l’état d’urgence permanent », D. 2020, p. 1512).
13 • Toutes les démocraties contemporaines sont, aujourd’hui, confrontées à ce nouveau « état » du droit. Il semblait pourtant, depuis ces dernières années, que l’ascension des droits de l’homme était inexorable, que l’Etat de droit était devenu une certitude tout aussi indiscutable. Or, depuis les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, un repli sécuritaire et souverainiste a déclenché un peu partout une « spirale répressive » (D. Lacorne, « Inflexion sécuritaire ou spirale répressive ? », Politéa 2018, n°130, p. 150 et suiv.) qui semble s’accompagner d’une dérive très forte de cet Etat de droit. Les trois pays à l’origine même du système moderne de garantie des droits fondamentaux, le Royaume-Uni, les Etats-Unis et la France, ont, pour lutter contre le terrorisme, d’abord mis en place des atteintes aux droits et libertés présentant des caractéristiques qui n’avaient, jusque-là, exister que dans des temps lointains. Ainsi, face à l’émotion et au désarroi des citoyens et pour satisfaire leur besoin conséquent de sécurité, on sacrifie les droits fondamentaux parce que combattre le terrorisme, c’est défendre les libertés et lutter contre les « ennemis de la liberté », tant pis si cela implique, au final et paradoxalement, de permettre des entraves aux droits fondamentaux au nom de l’urgence et de l’intérêt supérieur de l’Etat et de mettre en cause les « amis de la liberté » eux-mêmes.
14 • Ce n’est pas la première fois que les droits fondamentaux sont bafoués en temps de guerre aux Etats-Unis (on peut citer la décision du président Lincoln pendant la guerre de sécession en 1861 visant à suspendre les recours d’Habeas Corpus, le Sedition Act de 1918 permettant au gouvernement d’engager des poursuites contre ceux qui critiquent la guerre, l’Exécutive Order du président Roosevelt de 1941 qui avait pour objet de maintenir des japonais dans des camps d’internement ou encore l’Alien Registration Act de 1951 permettant au gouvernement de poursuivre les militants ou simples sympathisants communistes), en Grande-Bretagne (par ex., pendant la guerre d’indépendance irlandaise (1919-1921)) ou en France (l’Etat d’urgence a notamment été appliqué pendant la guerre d’Algérie (1954-1962), en Nouvelle Calédonie en 1985 et à l’occasion des émeutes dans les banlieues en 2005). Mais les restrictions adoptées dans le cadre de l’état d’urgence « sécuritaire » ont été, comme on a pu le mentionner déjà, inédites à plus d’un titre. Outre la dimension encore plus attentatoire aux droits et libertés cumulée avec le manque de garanties procédurales suffisantes, les mesures provisoires tendent à devenir le droit commun.
15 • Au Royaume-Uni, les mesures d’exception sont à la disposition du gouvernement, sous la dénomination d’« emergency powers ». La base légale de tels pouvoirs ne se trouve pas dans la Constitution puisqu’il n’y a pas de Constitution écrite. La plupart des pouvoirs d’urgence étant liés à la « Prérogative royale », autrefois dévolu au Monarque, aujourd’hui à ses ministres. C’est une notion de Common Law floue puisqu’il n’existe pas de liste exhaustive ou juridiquement contraignante de prérogatives. Pour lutter contre le terrorisme, les britanniques préfèrent donc durcir leur législation sans passer par un état d’urgence. Les attentats du 11 septembre 2001 ont ainsi permis au parlement britannique de faire adopter, en urgence, une nouvelle loi antiterroriste, l’ « Anti-terrorism, Crime and Security Act » du 4 décembre 2001 qui a autorisé, comme aux États-Unis, la détention illimitée, sans inculpation, d’un étranger suspect d’activités terroristes. La législation d’exception, mettant fin à l’Habeas Corpus, même si contesté (notamment par un jugement émis, le 16 décembre 2004, par la Cour d’appel de la Chambre des Lords, la plus haute instance judiciaire britannique considérant la détention illimitée comme contraire à la ConvEDH) a, par la suite été complétée et appliquée à tous les citoyens anglais ou étrangers suspectés d’actes de terrorisme sans discrimination par la « Prevention of Terrorism Act » du 11 mars 2005, qui permettait d’assigner à domicile, confisquer le passeport, ou encore limiter l’accès à Internet de toute personne suspectée de terrorisme. Le texte renforçait la surveillance, notamment celle des communications électroniques, et le Ministre de l’Intérieur pouvait demander l’arrestation d’un suspect à son domicile sans aucun mandat judiciaire. Cette loi a, aujourd’hui, été remplacée par la loi plus souple « Terrorism Prevention and Investigation Measures Act » du 14 décembre 2011.
15-1 • Par la suite, le Parlement britannique a voté une nouvelle loi sur le renseignement, le « Investigatory Powers Act » du 29 novembre 2016. Surnommé « Snoopers’ Charter » (« charte des fouineurs »), cette loi se révèle être très intrusive et porte sur l’extension des pouvoirs de la police et des agences de renseignement britannique. La mesure principale concerne le contrôle de l’historique de navigation de tous les internautes, qui pourra, désormais, être conservé un an par les opérateurs ou les FAI. Le législateur anglais donne aussi au piratage le caractère d’une institution. Les services de renseignement et la police peuvent, maintenant, avec un mandat, être autorisés à pirater des ordinateurs, des mobiles, des réseaux ou des serveurs. Ce qui leur permettra d’espionner des appareils et de s’approprier leurs données (le lanceur d’alertes américain Edward Snowden estime qu’il s’agit de la loi de surveillance la plus extrême dans l’histoire des démocraties occidentales, voir pour cette loi, par ex., B. Barraud, « Loi britannique légalisant la surveillance de masse : le « Brexit » des droits fondamentaux ? », Revue européenne des médias et du numérique 2017, n°41, https://la-rem.eu et, de façon générale, A. Antoine, « Les pouvoirs d’urgence et le terrorisme au Royaume-Uni », in P. Mbongo (dir.), L’état d’urgence. La prérogative et l’État de droit, Institut Universitaire Varenne, 2017, p. 37 et « Rule of law et ordre public au Royaume-Uni », APD 2015, tome n°58, p. 243 et suiv. ; J.-C. Paye, « Pouvoirs exceptionnels et droits fondamentaux. Le modèle anglais », CRDF 2008, n°6, p. 71 et suiv.).
16 • Aux Etats-Unis, la loi au contenu le plus liberticide a été celle rédigée et votée en réaction aux attentats du 11 septembre 2001. Le « USA Patriot Act » du 26 octobre 2001 créait des statuts de « combattant ennemi » et « combattant illégal », qui permettaient au gouvernement des États-Unis de détenir sans limite et sans inculpation toute personne soupçonnée de projet terroriste et elle permettait aux services de sécurité d’obtenir des données informatiques détenues par des particuliers ou des entreprises sans autorisation d’un juge et sans les en informer. La section 215 permettait notamment au gouvernement de réquisitionner « n’importe quelle chose concrète » (soit aussi bien des échanges téléphoniques que des mails ou des SMS) concernant des millions de citoyens américains. La seule condition à respecter était que ces demandes devaient être effectuées auprès d’un tribunal « secret » appelé « FISA » dans le cadre d’une « investigation contre le terrorisme international » (Cf. Par ex., W. Mastor, « L’état d’exception aux États-Unis : le USA PATRIOT Act et autres violations « en règle » de la Constitution », CRDF 2008, n°6, p. 61 et suiv.).
16-1 • Le gouvernement Obama a adopté un nouveau texte appelé « USA Freedom Act » le 2 juin 2015, texte censé remplacer le Patriot Act et mettre un terme à la collecte massive de données par la NSA. Le texte revoit et revient sur la manière dont la NSA (National Security Agency) collecte les données de communications mais il continue à maintenir une bonne dose de surveillance des citoyens américains, la nouvelle loi préservant tout de même la capacité des services de renseignement à obtenir ces données, en les demandant cette fois au cas par cas aux opérateurs télécom. De plus, le texte a été adopté en contrepartie d’une prolongation de certaines dispositions du Patriot Act. Le gouvernement Trump a aussi adopté, plus récemment, le « Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act » ou « CLOUD Act » le 6 février 2018 sur la surveillance des données personnelles, notamment dans le Cloud. Elle permet aux forces de l’ordre (fédérales ou locales) de contraindre les FAI américains, par mandat ou assignation, à fournir les données personnelles d’un individu stockées sur les serveurs. Peu importe que l’individu soit situé aux Etats-Unis ou dans un pays étranger, peu importe qu’il soit informé et la donne est la même pour son pays de résidence ou le pays où sont stockées ces données (Voir les contributions au numéro spécial « RGPD versus CLOUD : vrai conflit ou saine concurrence ? » à la Revue critique de droit international privé 2019/3 ou V.-L. Benabou, « Quelle souveraineté sur les données numériques ? », 27 mars 2018, https://blog.leclubdesjuristes.com).
17 •. En France, l’état d’urgence « sécuritaire » a été la solution utilisée afin de garantir aux citoyens une lutte active contre le terrorisme depuis le 14 novembre 2015. Après de nombreuses prolongations, il a pris fin suite à la promulgation de la loi n°2017-1510 du 30 octobre 2017 (JO, 31 octobre 2017, texte n°1) renforçant la sécurité intérieure qui a laissé la place à un nouveau dispositif dont l’objectif essentiel est de transposer dans le droit permanent ou commun toutes une série de mesures restrictives de liberté et de confirmer le transfert de la lutte antiterroriste à l’autorité administrative entrainant une réduction subséquente de la place de l’autorité judiciaire. Des dispositifs de l’état d’urgence (fermetures de lieu de culte, périmètres dits « de protection », assignations à résidence, perquisitions administratives) sont ainsi insérés dans le droit commun de la police administrative jusqu’au 31 décembre 2020. Les craintes et alertes émises par les universitaires (Voir, par ex., l’appel signé par un collectif de près de 500 universitaires et chercheurs : Banalisation de l’état d’urgence : une menace pour l’Etat de droit, Libération et Médiapart, 12 juillet 2017), les syndicats de magistrats (communiqué de l’Union syndicale des magistrats du 8 juin 2017 et les observations du Syndicat de la magistrature du 26 sept. 2017 (http://www.syndicat-magistrature.org) ou encore les organismes de défense des droits de l’homme (Cf. Les avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme du 6 juill. 2017 : http://www.cncdh.fr) et du Défenseur des droits du 7 juill. 2017 (https://juridique.defenseurdesdroits.fr) n’ont pas été entendues.
18 • Les interprétations négatives se sont ainsi multipliées. A titre d’exemple, on a pu parler de passage de « l’état de droit à l’état de surveillance » (M. Delmas-Marty, « Loi antiterroriste : « Nous sommes passés de l’État de droit à l’État de surveillance » », Interview, Le Monde, 12 octobre 2017), de « loi […] la plus attentatoire aux libertés individuelles de l’histoire de la Vème République » (P. Cassia, « Sortie de l’état d’urgence temporaire, entrée dans l’état d’urgence permanent », https://blogs.mediapart.fr, 31 octobre 2017), « d’entêtement diabolique » ou plus précisément de « perseverare diabolicum »( O. Cahn et J. Leblois-Happe « Loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme : perseverare diabolicum », AJ pénal 2017, p. 4682), de « cadence et décadence » (E. Raschel, « La sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme entre cadence et décadence », Droit pénal 2017, n°12, étude n°23). Le tout appelant « à la vigilance contre une imposture : celle qui consiste à prendre le prétexte des crises pour bafouer les libertés au nom de la nécessité » (G. Braibant, « L’Etat face aux crises », Pouvoirs 1979, p. 9 cité par J.-B. Perrier, « La loi renforçant la lutte contre le terrorisme et l’atteinte à l’Etat de droit », D. 2018, p. 24).
19 • Mais si la réponse exceptionnelle apportée par des autorités étatiques à des évènements exceptionnels ne saurait d’abord perdurer sous peine de perdre toute légitimité et que, quelle que soit l’ampleur de l’urgence et l’intérêt supérieur de l’Etat, l’exception ne doit son existence qu’à la règle de droit, nul ne conteste, non plus, aujourd’hui, que pour exercer ses libertés il faut vivre en sécurité. C’est ce qu’affirme le Code de sécurité intérieure en précisant que « La sécurité est un droit fondamental et l’une des conditions de l’exercice des libertés individuelles et collectives » (Art. L. 111-1 CSI). Le débat n’est cependant plus le même lorsqu’il s’agit de faire de « la sécurité la première des libertés » (Voir, par ex., A.-L. Maduraud, « La sécurité est la première des libertés » : pour en finir avec une antienne réactionnaire », Délibérée 2018, n°3, p. 86 et suiv. pour la citation des autorités politiques ayant employée l’expression). Sous l’apparence du bon sens, la phrase recèle quelques malentendus. Le principal, de nature théorique, renvoie à la construction de la République française. L’article 2 DDHC n’évoque pas la notion de « sécurité » mais celle de « sûreté », seule notion pouvant figurer parmi les « droits naturels et imprescriptibles ». Or, la « sûreté » est, précisément, l’assurance, pour le citoyen, que le pouvoir de l’Etat ne s’exercera pas, sur lui, de façon arbitraire et excessive. La « sureté » telle qu’on l’a interprété pendant plus de deux siècles est relative à la « sûreté personnelle » à savoir une garantie de la liberté individuelle, exprimée plus précisément par les article 7, 8 et 9 DDHC : le droit de n’être accusé, arrêté ou détenu que dans les cas prévus par la loi et selon les formes qu’elle a prescrites, le droit de n’être condamné qu’à des peines strictement et évidemment nécessaires établies par une loi qui ne peut être rétroactive et la présomption d’innocence. C’est un droit des citoyens face au pouvoir des gouvernements qui s’accompagne de la garantie judiciaire du respect des libertés individuelles.
20 • Mais outre le débat politique et philosophique, il y a le débat plus technique et plus juridique, peu d’entre nous peuvent prétendre maîtriser les techniques de la lutte anti-terroriste et donc savoir quels sont les outils juridiques qui peuvent lui manquer mais surtout comment mettre en place les outils de la sécurité collective sans mettre en danger les droits fondamentaux de la majorité de la population. Les solutions adoptées aux Etats-Unis, au Royaume-Uni comme en France se ressemblent. Des solutions, certes, contraires à l’Etat de droit mais la lutte contre le terrorisme ne peut aujourd’hui être mené que par l’exécutif, le seul qui a les moyens de faire face et qui peut intervenir a priori pour protéger les populations. Le législateur vote des lois qui, certes, restreignent les libertés individuelles, mais comment peut-il en être autrement sous peine de ne pas protéger les citoyens ? Tocqueville avait pu analyser, lorsqu’il parlait de despotisme démocratique, cette contradiction entre liberté et sécurité par ces mots : « Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies : ils sentent le besoin d’être conduits et l’envie de rester libres. Ne pouvant détruire ni l’un ni l’autre de ces instincts contraires, ils s’efforcent de les satisfaire à la fois tous les deux » (in De la démocratie en Amérique, Paris, Pagnerre, 1848, tome IV, p. 315). Pour réussir à contrer cette dérive des systèmes, il n’y a pas de solution hors du champ de la recherche permanente de l’équilibre, même imparfait entre la liberté individuelle et la sécurité collective.
21 • Dans un espace où on a remplacé la vengeance individuelle par un système de sanctions collectives, l’équilibre entre sécurité et liberté est primordial. Il l’est d’autant plus quant à la lutte contre le terrorisme se rajoute une lutte contre une pandémie. La logique adoptée lors de l’état d’urgence dit « sanitaire » poursuit celle entamée par l’état d’urgence « sécuritaire » tout en la normalisant. Les réflexes sont identiques excepté le fait qu’en l’absence de régime dérogatoire préexistant, on a créé un autre type d’état d’urgence, celui dit « sanitaire » (loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 précitée) et que l’on assiste à une accélération inédite des atteintes aux droits et libertés qui apparaissent alors d’une ampleur inégalée jusque-là. L’atteinte est d’autant plus généralisée que des choix identiques ont été fait ailleurs en Europe et dans le monde dans une sorte de « mimétisme auquel ne peuvent échapper les dirigeants » (P. Wachsmann, « Les libertés et les mesures prises pour lutter contre la propagation du Covid-19 : une accoutumance aux régimes d’exception », 13 mai 2020, https://www.leclubdesjuristes.com). Pour certains, « le cortège des pays dont la crise sanitaire galvanise le terreau autoritaire n’a eu de cesse de s’allonger. Par un long dérèglement des sens, l’État d’exception, qui en est l’ultime manifestation, s’est sournoisement infiltré et universalisé, à la faveur de l’instrumentalisation des peurs » (W. Bourdon et V. Brengarth, « L’abîme de l’état de droit face au poison de l’exception », https://www.leclubdesjuristes.com/blog-du-coronavirus, 24 juillet 2020). C’est l’unité collective qui est maximisé pour limiter le dommage.
21-1 • Si le droit d’exception a ainsi pour objet louable de rétablir l’équilibre entre les considérations relevant de l’intérêt commun et celles relevant des droits et libertés individuels qui étaient jusque-là poussées à leur paroxysme, c’est la crainte de la pérennisation des mesures qui apparait à nouveau avec le risque de transformer définitivement la société libérale en société de surveillance. Ce risque est d’autant plus marqué que la domination du droit à la sécurité sur tout autre considération se cumule avec la mise en place d’une société ultra connectée ou des pans entiers de vies privées sont abandonnées sur les réseaux sociaux. Si la protection des données personnelles peut limiter le pouvoir de l’intelligence artificielle, elle ne peut exclure un contrôle de plus en plus poussé sur les actions ou pensées des individus. Comme peuvent le faire certains, on peut légitimement s’interroger sur l’avenir et le caractère toujours « libéral ou démocratique » de notre système dans le futur (Voir, en ce sens, par ex., B. Matthieu, « La crise du Coronavirus : l’État d’urgence révélateur de l’avenir de la démocratie et des désordres qui affectent notre conception des droits fondamentaux ? » précité ; P. Wachsmann, « Les libertés et les mesures prises pour lutter contre la propagation du Covid-19 : une accoutumance aux régimes d’exception », précité ; E. Morin, « La crise sanitaire du Covid 19 et le risque d’États néo-totalitaires », précité).
21-2 • Si l’on devait reprendre l’exemple des trois pays à l’origine du socle des droits de l’homme, c’est un constat et une méthode identique qui sont ainsi réactualisés. Les Etats-Unis déclarant l’état d’urgence en activant, le 13 mars 2020, la législation du « Stafford Act » (Robert T. Stafford Disaster Relief and Emergency Assistance Act de 1988). Cette dernière permettant à l’Agence américaine de gestion des situations d’urgence (FEMA) d’apporter un moyen ordonné et systématique d’assistance fédérale en cas de catastrophe naturelle aux gouvernements des Etats et locaux dans l’exercice de leurs responsabilités en matière d’aide aux citoyens. Si le fédéralisme a pour conséquence que les atteintes aux droits et libertés relèvent des Etats fédérés et non du gouvernement fédéral (la santé n’est pas mentionnée dans la Constitution fédérale de 1787, c’est le 10ème amendement de la Constitution qui dispose que les pouvoirs non expressément délégués au gouvernement fédéral, comme la guerre, relèvent des États fédérés), le pays a connu un moment centrifuge très fort et sans équivalent récent à l’inverse de la tendance jusqu’alors présente qui favorisait plutôt l’Etat fédéral. Replacer les Etats fédérés au cœur de la vie politique n’allait pourtant pas de soi et la crise sanitaire aurait amplement justifié l’intervention de l’Etat fédéral pour une certaine uniformisation de la politique menée. Les mesures attentatoires ont été très variées sans coordination des Etats fédérés.
Si une certaine uniformité s’est dégagée concernant la fermeture des établissements scolaires, cela n’a pas été le cas concernant les autres mesures (confinement, contrôle de la circulation aux frontières, quarantaine, interdiction des rassemblements publics sans dérogations ou avec, etc…) (Cf. par ex., F. Rousselot, « Face au Covid-19, le fédéralisme à géométrie variable de Donald Trump » https://theconversation.com ; M. Laporte et M. Michaut, « Crise du COVID-19 et fédéralisme aux États-Unis » 14 avril 2020, https://blog.juspoliticum.com ; J. Destarac et N. Salamitou « Les États-Unis contre le coronavirus : la renaissance du fédéralisme » https://legrandcontinent.eu).
21-3 • Le Royaume-Uni a, lui, adopté une loi, le 25 mars 2020, dédiée à la gestion de la crise sanitaire (le « Coronavirus Act »), cette dernière fixant par la même un état d’exception temporaire sans innover par rapport à celles mises en place par les autres Etats européens même si elle contient, en revanche, plusieurs mécanismes garantissant un contrôle du Parlement (Cf. Par ex., A. Antoine, « La réponse législative du Royaume-Uni à la crise sanitaire », https://blog.juspoliticum.com). La France se distingue des autres démocraties par la création d’un régime d’exception sans concession et étendant démesurément les compétences du pouvoir exécutif tout en appelant à une stratégie guidée par la science et les avis d’un conseil scientifique nouvellement créé (Voir, sur ce point, L. Starck, « Science, expertises et décisions politiques », Revue Civitas Europa 2020, n°45, p. 11 et suiv.). La loi du 23 mars 2020 précitée a créé un régime d’urgence sanitaire, qui s’ajoute à l’article 16 de la Constitution, à l’état de siège et à l’état d’urgence. Plusieurs fois prolongé, il a permis au Premier ministre, par décret simple, de restreindre ou supprimer les libertés de circulation, de réunion, d’entreprendre, de décider la quarantaine et des mesures d’isolement individuel, de réquisitionner tous biens et services ou encore de contrôler les prix. Et ce sans véritable contrôle du Parlement ou de la justice.
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21-4 • Il n’y a, au final, peut-être, qu’un parallèle lointain entre le cheminement tortueux de la question servile en France et l’éternel dilemme qui se rappelle à nous aujourd’hui quant à la question de choisir entre liberté et sécurité mais ces deux problématiques rappellent toute l’importance qu’il faut accorder à une protection effective mais aussi équilibrée des droits fondamentaux dans une société où le paradigme des droits est devenu si dominant dans le débat social et politique occidental qu’il s’apparente, parfois, pour certains, à une « tyrannie » (Voir, par ex., B. Kneen, La tyrannie des droits, Montréal, Ecosociété, 2014 ou B. Edelman, « La Cour européenne des droits de l’homme : une juridiction tyrannique ? », D. 2008, chron. n°1946 et « Naissance de l’homme sadien », Droits 2009, n°49, p. 107 et suiv.) voire à une « approche anti-démocratique » (B. Mathieu, Le droit contre la démocratie ?, Paris, LGDJ, 2017 ou « Une démocratie ne peut être exclusivement fondée sur la promotion des droits individuels », Mélanges Sudre, Paris, LexisNexis, 2018, p. 453 et suiv. ; voir aussi, a contrario, D. Rousseau, « Les droits sont-ils anti-démocratiques ? », Mélanges Sudre, Paris, LexisNexis, 2018, p. 655 et suiv.). Si on se permettait, on pourrait, pourtant, comme Guy Carcassonne, se référer à un étudiant lambda des années 1970 qui découvrirait la matière de Libertés publiques à l’époque contemporaine, celui-ci devrait déjà faire face à un changement d’intitulé de la matière, il « reconnaîtrait sans doute les lieux […], peut-être des gens, mais certainement pas le droit nouveau qui lui serait enseigné » (G. Carcassonne, « Libertés : une évolution paradoxale », Pouvoirs 2009, n°130, p. 5 et suiv.). En effet, « Que de progrès accomplis ! En bloc comme en détail, intensifs ou extensifs, un simple coup d’œil fait mesurer le chemin fantastique que les trente dernières années ont permis de parcourir » (Ibid.). La matière s’est enrichie « d’éléments dont les plus optimistes n’osaient jadis rêver à voix haute, qu’ils ne concevaient même pas, tout occupés qu’ils étaient à militer pour des audaces déjà ambitieuses mais moins déraisonnables, lesquelles, de fait, se sont toutes matérialisées » (Ibid.).
22 • « D’où vient alors ce sentiment étrange, ce malaise diffus, cet arrière-goût vaguement fielleux ? » (Ibid.). La réalité est que l’hégémonie du discours des droits serait telle aujourd’hui qu’elle menacerait parfois jusqu’à la capacité de nos sociétés à concevoir des interventions publiques efficaces en faveur de la justice sociale et du bien commun, le droit se dressant alors contre la démocratie. La cause de cette impuissance résiderait en partie dans le mariage de la philosophie des droits avec l’individualisme et le libéralisme économique. Il faut, au surplus, parler, aujourd’hui, de la présence, parmi les insurgés ou rebelles, des gouvernements eux-mêmes comme le gouvernement britannique. Lorsque le pays se détourne de l’Union européenne, c’est en partie pour s’affranchir des règles et du diktat des juges européens en matière de respect des droits fondamentaux et reprendre ainsi le contrôle sur sa législation en rétablissant notamment une déclaration de droit stricto sensu anglaise (Cf., notamment, les condamnations du juge européen à propos de la prohibition des peines perpétuelles d’emprisonnement sans mécanisme de réexamen (CourEDH, 9 juillet 2013, Vinter et autres contre Royaume-Uni, req. n°21906/04 et autres) ou celles à propos de l’interdiction de priver automatiquement les détenus du droit de vote (CourEDH, 12 août 2014, Firth et autres contre Royaume-Uni, req. n°47784/09 et autres) ; Cf. P. Ducoulombier, « L’application délicate de la jurisprudence de la CourEDH : le cas britannique », RDP 2016, p. 223 et suiv.). La dernière condamnation marquante en date du 13 septembre 2018 pour violations de la vie privée et à la liberté d’expression dans l’affaire des interceptions massives de données numériques révélée par Edward Snowden ne change pas la perspective décrite même si les juges valident le principe de la surveillance de masse (CourEDH, 13 septembre 2018, Big Brother Watch et autres contre Royaume-Uni, req. n°58170/13, 62322/14 et 24960/15).
23 • Les développements contemporains liés à la conception individualiste et supposée quelque peu tyrannique des droits fondamentaux conduisent à affaiblir le pouvoir politique qui est pourtant l’expression de la légitimité démocratique. S’ensuit une nouvelle opposition entre, d’un côté, la légitimité liée à la défense de ces droits fondamentaux et, de l’autre côté, celle portée par la démocratie politique ou l’exercice démocratique du droit de vote. L’opposition la plus caractéristique résidant dans la naissance de ce qu’on a pu résumer à travers le terme de « démocratie illibérale » (Voir, par ex., J. Rupnik, « La démocratie illibérale en Europe centrale », Esprit 2017, n°6, p. 69 et suiv.). Il y a une remise en cause, de plus en plus marquante, de la soi-disant toute-puissance des gardiens des droits fondamentaux que sont les juges, la justice ou tous les détenteurs du pouvoir que l’on peut qualifier, de manière plus générale, de « pouvoir juridictionnel ». Au-delà de la question de savoir laquelle de ses légitimités doit prédominer, il y a immanquablement une nouvelle fonction éminemment politique donnée à la justice et à tous ceux qui la représente dans la protection des droits fondamentaux et de l’Etat de droit. Plus qu’une simple autorité et moins qu’un contre-pouvoir, cette justice ou ce « pouvoir juridictionnel » se doit, impérativement, de trouver les justes équilibres, le but étant de ne pas s’opposer mais de modérer en rappelant les valeurs essentielles. Si la mission première de l’Etat vise à assurer la protection des citoyens, la vocation première des droits fondamentaux est également une vocation protectrice et non idéologique. Il n’y a aucune raison à ce que cette identité d’objectif, au final, ne se traduise pas par un rapprochement plutôt que par une opposition frontale.
24 • Au-delà de cette place supposée trop importante des juges dans l’équilibre des pouvoirs, l’ouvrage se propose de décrire le processus par lequel la protection des droits fondamentaux est aujourd’hui assurée dans notre système juridique par le « pouvoir juridictionnel » pour savoir si l’on peut réellement parler ainsi d’appropriation illégitime du pouvoir politique. Il y a d’abord eu le temps de la formation du statut et de ladite protection qui a vu naître la notion même de droits fondamentaux tout comme l’avènement de la notion de « pouvoir juridictionnel » (chapitre 1er). Il y a ensuite eu le temps qui a vu se consolider la protection des droits par le dialogue horizontal entre les juges internes français (juge administratif, juge judiciaire et juge constitutionnel) (chapitre 2nd). Il y a enfin le temps qui a vu s’optimiser la protection des droits par le dialogue vertical entre les juges internes et les juges européens (juge de l’Union : CJUE et juge européen : CourEDH) (chapitre 3). L’ensemble du processus devant amener à contrer toute dérive non démocratique des systèmes et devant préconiser le fait qu’il n’y a pas de solution hors du champ de la recherche permanente de l’équilibre entre la liberté individuelle et la sécurité collective, fut ce-t-il imparfait contrairement à l’illustration des proportions idéales du corps humain, de la mesure et de la représentation du monde que l’on retrouve chez l’Homme de Vitruve, symbole emblématique de l’Humanisme et du rationalisme.
- http://memorial.nantes.fr/wp-content/uploads/2017/03/citations_francais.pdf [↩]