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Les tergiversations des réformes territoriales françaises ou comment ne régler ni la question du millefeuille territorial, ni celle de l’émiettement communal

Extrait du Bulletin juridique des collectivités locales, juillet- août 2023, p. 515.

Citer : Sylvia Brunet, 'Les tergiversations des réformes territoriales françaises ou comment ne régler ni la question du millefeuille territorial, ni celle de l’émiettement communal, Extrait du Bulletin juridique des collectivités locales, juillet- août 2023, p. 515. ' : Revue générale du droit on line, 2025, numéro 69520 (www.revuegeneraledudroit.eu/?p=69520)


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De nombreuses réformes territoriales se succèdent en France depuis les lois décentralisatrices des années 1980, avec une diversification accrue et une cadence soutenue depuis la loi RCT de 20101, qui impose avant tout l’intercommunalisation intégrale du territoire national, mais qui tente également, avec une série d’autres lois postérieures, d’initier un nouvel essor en faveur de la fusion des communes. Cette cascade de textes n’a cependant permis de remédier ni au «millefeuille territorial» ni à l’émiettement des très nombreuses petites communes, deux spécificités françaises souvent pointées du doigt car vectrices de complexités, de lourdeurs et de surcoûts.

D’une part, les périmètres spatiaux2 prolifèrent, et ce à tous les échelons, local (infra- communal, communal, intercommunal, départemental, interdépartemental), régional et inter-régional, national, transnational (pour les territoires frontaliers, par exemple), international ou encore supranational (l’échelon européen en particulier). Cette gouvernance dite « multi-niveaux » (ou « multi-scalaire ») est particulièrement stratifiée en France, où plusieurs territoires du droit se superposent, sur la base de limites contingentes modifiables. Le triptyque traditionnel « État (central et déconcentré) – département – commune» issu de la Révolution s’est en effet enrichi d’un triptyque plus récent construit par étapes, composé de l’Union européenne et des désormais grandes régions et grands établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre (EPCI-FP) – au sein du «bloc communal», qui comprend également les communes membres de l’intercommunalité. Parallèlement à ce phénomène de prolifération et de superposition de territoires, le législateur a, peu à peu, renoncé au principe d’uniformité et d’égalité entre entités de même catégorie (qu’il s’agisse de collectivités territoriales ou d’établissements publics) pour instaurer une logique de différenciation, d’hybridation et de gradation de statuts particuliers divers. Il s’agit d’adapter les normes juridiques et l’action publique aux spécificités territoriales, en ajustant les normes étatiques selon les territoires et en renforçant le pouvoir réglementaire des collectivités territoriales. Deux territoires semblables (différents) peuvent ainsi aujourd’hui relever de deux systèmes juridiques différents (identiques), ce qui rend plus complexes et moins lisibles les différents statuts et compétences attribués dans le cadre des diverses strates de ce paysage territorial recomposé.

D’autre part, la France compte aujourd’hui, pour un peu plus de 68 millions d’habitants, 35 028 communes (34 945 en France métropolitaine et dans les DOM, et 83 dans les COM et en Nouvelle-Calédonie)3. Un quart de la population réside dans des communes de moins de 2500 habitants, celles-ci représentant plus de 87 % des communes. Si la France ne couvre que 15 % de la population de l’Union européenne, elle compte ainsi encore, à elle seule, près de 38 % des communes européennes. Ses homologues européens disposent en effet d’un nombre plus réduit de communes. Par exemple, l’Allemagne en comprend 10 796 pour plus de 83 millions d’habitants et l’Italie 7 904 pour plus de 59 millions d’habitants. La population moyenne des communes allemandes (7 450 habitants) ou italiennes (7 960 habitants) est donc bien supérieure à celle des communes françaises (1891 habitants)4. Certes, le seuil des 36 000 communes a été franchi, mais la France compte à peine plus de 2000 communes en moins qu’il y a cinquante ans, malgré les multiples incitations législatives et les diverses formules de fusion des communes proposées par différents textes.

La recomposition territoriale en marche depuis plus de quarante ans a ainsi bien représenté un « big-bang » ou un « chamboule-tout », mais les réformes engagées simultanément ou successivement, qui sont parfois ambigües voire contradictoires, n’ont résolu ni la question du millefeuille territorial (I), ni celle de l’émiettement communal (II).

I. La question du millefeuille territorial ou la prolifération des territoires recomposés

Le paysage territorial est resté relativement stable entre la Révolution de 1789 et la fin du xxe siècle. L’État a délégué des compétences à des collectivités traditionnelles, la commune et le département – puis la région –, sur des périmètres territoriaux qui font sens pour les citoyens sur les plans historique et culturel, et sur lesquels l’État déconcentré et les collectivités décentralisées ont longtemps cohabité en vertu d’un schéma emboîté simple et uniforme, à trois niveaux. C’est à partir des années 1990 que l’État a commencé à fortement recomposer et différencier les territoires en son sein, avec une accélération des réformes depuis une quinzaine d’années qui a abouti non pas à alléger mais au contraire à étoffer et complexifier le millefeuille territorial.

Les étapes de la décentralisation et celles de la mise en forme des intercommunalités et des évolutions de la déconcentration se sont succédé de manière assez désordonnée. Si l’acte I de la décentralisation renforcée date des lois Deferre de 1982-19835 et son acte II de la réforme constitutionnelle de 20036, l’acte I de l’intercommunalité se situe entre ces deux moments; il correspond à la loi Chevènement de 19997, même si la modernisation du phénomène intercommunal avait débuté dès 19928. Pour autant, le phénomène intercommunal n’est parachevé que depuis la loi RCT de 2010 – complétée depuis par plusieurs lois successives9 –, qui marque donc l’acte II de l’intercommunalisation, doublée de la métropolisation des espaces urbains. L’achèvement de la carte intercommunale est effectif depuis le 1er janvier 2018, tout le territoire – mises à part quatre îles mono-communales – étant aujourd’hui quadrillé par 1 254 EPCI-FP10. La recomposition intercommunale ainsi mise en place à marche forcée par l’État central a donc enrichi la gouvernance multi-niveaux d’une strate décisionnelle supplémentaire.

Aucune commune n’échappe à cette exigence de couverture intercommunale totale, même les « communes nouvelles », c’est-à-dire les communes créées suite à la fusion de communes sous le régime de la loi RCT de 201011, et ce même si toutes les communes d’un (ou plusieurs) EPCI fusionnent. Si, dans ce cas, l’EPCI (ou les EPCI) est (sont) bien supprimé(s) et remplacé(s) par la commune nouvelle, qui se substitue à lui (eux), cette dernière doit cependant, comme n’importe quelle autre commune isolée, être rattachée à un EPCI-FP. Les communes nouvelles se retrouvent de la sorte « coincées » entre, d’une part, leur EPCI-FP de rattachement, structure de type fédéral dotée de larges compétences, et, d’autre part, les communes fondatrices fusionnées qui, paradoxalement, continuent le plus souvent d’exister et de peser, sous la forme édulcorée des « communes déléguées »12. Une série de toilettages et bricolages de la loi RCT de 201013 a, en effet, donné de plus en plus de poids aux communes historiques: elles acquièrent automatiquement ce statut de commune déléguée, continuent de plein droit de siéger dans des mairies annexes, disposent d’un maire délégué ou encore peuvent se doter d’un conseil. Si l’appellation est trompeuse, dans la mesure où les communes déléguées ne sont pas dotées de la personnalité morale et ne sont pas des communes, la logique n’est donc pas celle de la disparition totale des communes fondatrices, de leur identité et de leur localisation sur le territoire historique. Au contraire, elles occupent une place devenue centrale au sein de la nouvelle commune de plein exercice. Autrement dit, le millefeuille territorial, loin d’être allégé, s’est au contraire encore enrichi d’une nouvelle strate, à l’échelon infra-communal cette fois14.

Au-delà de ces divers « actes » de décentralisation et d’inter- communalisation – sans remise en cause des périmètres communaux –, le législateur a procédé à des fusions obligatoires, de manière abrupte et arbitraire, dans un souci de rationalisation territoriale. Ainsi ont été fusionnés – et ce faisant valorisés – les EPCI-FP, la loi NOTRe de 2015 ayant relevé – sauf dérogations, pour les zones de montagne ou sous-denses notamment – le seuil minimal de création d’un EPCI-FP de 5000 à 15000 habitants, ce qui a généré de nombreuses fusions de groupements intercommunaux. En résultent des EPCI-FP moins nombreux (39 % en moins dès 2017) et plus gros (près d’un quart d’entre eux compte plus de 50000 habitants). En 2015 ont également été fusionnées les régions15. La loi a établi une nouvelle carte régionale, le territoire métropolitain étant désormais découpé en 13 entités régionales (dont la Corse) au lieu de 22, auxquelles s’ajoutent 5 régions d’outre-mer. S’agissant des départements16, outre le département du Rhône qui a disparu sur le périmètre de la Métropole de Lyon en vertu de la loi MAPTAM, la Corse du Sud et la Haute Corse ont fusionné (malgré un référendum négatif du 6 juillet 2003) dans la nouvelle collectivité à statut particulier de Corse, à compter du 1er janvier 2018, sur le fondement de la loi NOTRe. Et le Haut-Rhin et le Bas-Rhin ont été regroupés (malgré un référendum négatif du 7 avril 2013) dans la Collectivité européenne d’Alsace17, cette nouvelle collectivité, créée le 1er janvier 2021, relevant de la catégorie des départements. Si le département en tant que collectivité territoriale intermédiaire sera sans doute à terme amené à s’effacer en zone urbaine et dans les régions les plus petites, son périmètre reste en revanche pertinent comme lieu d’action de l’État déconcentré, dans la mesure où il est devenu une circonscription administrative de première importance. La création de grandes régions plus éloignées incite en effet à créer de grosses intercommunalités de proximité mais renforce aussi la présence de l’État au niveau départemental, en particulier depuis le décret n° 2015-510 du 7 mai 2015 portant charte de la déconcentration (qui a remplacé la charte de 199218 ).

S’agissant plus largement de cette question de l’organisation déconcentrée de l’État, on peut noter qu’ici aussi a été rompue la grande continuité qui caractérisait l’organisation territoriale de l’État. Le périmètre des préfectures créées en 1799 a évolué avec la création des préfets de région en 1964, mais c’est là encore à partir des années 1990 que les réformes se sont succédé. La loi ATR de 1992 a renforcé les prérogatives des services déconcentrés de l’État, puis, la «Réforme de l’administration territoriale de l’État» (RéATE), opérée à partir de 2007 dans le cadre de la «Révision générale des politiques publiques», a modifié l’organisation des services de l’État dans les territoires; ensuite a été menée la politique de « Modernisation de l’action publique » à partir de 2012, dans un contexte d’économies budgétaires. Désormais, non seulement les organisations sont différentes en fonction des territoires (décret du 7 mai 2015) mais, en outre, le pouvoir de déroger aux normes est généralisé pour les préfets (depuis 2020) comme pour les directeurs généraux des agences régionales de santé (depuis 2023), après plusieurs phases d’expérimentation.

Cette nouvelle logique de différenciation ne se limite pas aux services déconcentrés de l’État, mais touche tous les périmètres du territoire national. Le point de départ de ce processus de différenciation est sans doute la loi n° 95-115 du 4 février 1995 d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire (LOADT) et la décision du Conseil constitutionnel (n° 95-358 DC, 26 janvier 1995) la concernant, en vertu de laquelle «le principe d’égalité ne fait pas obstacle à ce que le législateur édicte, par l’octroi d’avantages fiscaux, des mesures d’incitation au développement et à l’aménagement de certaines parties du territoire», si cette dérogation au principe d’égalité répond à un motif d’intérêt général suffisant et si elle est proportionnée au but recherché. Le processus de différenciation a ensuite remodelé l’outre-mer et son organisation territoriale jusqu’alors binaire: les principes traditionnels clairement distincts d’assimilation législative (principe prévu par l’art. 73 de la Constitution) et de spécialité législative (principe prévu par l’article 74) ont laissé place, depuis la loi n° 2000-1207 d’orientation pour l’outre-mer du 13 décembre 2000 puis la révision constitutionnelle de 2003, à diverses solutions reconnaissant de manière plus ou moins marquée les spécificités locales de chacune des collectivités territoriales d’outre-mer. Plus globalement, la révision constitutionnelle de 2003 a consacré les «collectivités à statut particulier» et le droit pour les collectivités territoriales ou leurs groupements de déroger temporairement, «à titre expérimental», aux dispositions législatives et réglementaires qui régissent leurs compétences, lorsque la loi ou le règlement le prévoit (art. 72, al. 4 de la Constitution). Enfin, le principe de différenciation a achevé d’être consacré par la loi MAPTAM de 2014, par la loi organique n° 2021-467 du 19 avril 2021 relative à la simplification des expérimentations mises en œuvre sur le fondement du 4e alinéa de l’article 72 de la Constitution et surtout, après l’abandon des projets de réforme constitutionnelle déposés en 2018 puis 201919, par la loi n° 2022-217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale (loi « 3DS »), qui renforce le pouvoir normatif local et permet d’adapter au cas par cas les compétences locales, en fonction des spécificités des territoires. Il existe donc désormais une forme d’hybridation et une gradation entre des collectivités territoriales plus ou moins de droit commun et des collectivités territoriales à statut plus ou moins particulier.

L’État territorial français s’est ainsi considérablement éloigné de son modèle territorial unitaire, uniforme et lisible initial issu de la Révolution, avec pour conséquences un transfert du lieu de l’exercice du pouvoir infranational des communes et des départements vers les intercommunalités et les régions, ainsi qu’une prolifération et un enchevêtrement de territoires à tous les échelons, de nouveaux territoires plus ou moins hybrides et différenciés venant se juxtaposer, se superposer ou s’imbriquer aux territoires historiques qui n’ont pas pour autant disparu. Les réformes engagées depuis plus de quarante ans sont donc loin d’avoir résolu la question du millefeuille territorial, ce dernier ayant au contraire été étoffé et complexifié. Elles n’ont pas non plus résolu celle – liée à la précédente – de l’émiettement des très nombreuses petites communes françaises, malgré plusieurs tentatives visant à inciter les communes à fusionner.

II. La question de l’émiettement communal ou les politiques avortées de fusion des communes

Le législateur français, qui a imposé notamment la fusion des EPCI-FP et celle des régions en 2015, a cependant toujours été réticent pour obliger les communes, vestiges des paroisses de l’Ancien Régime, à fusionner, et ce d’autant plus depuis qu’une alternative plus douce a été imposée, avec la mise en place généralisée de structures de coopération inter- communale.

Certes, des tentatives de reconstruction du paysage communal ont eu lieu il y a 50 ans, avec la loi Marcellin de 1971 sur les fusions et regroupements de communes, et elles sont de nouveau d’actualité depuis la loi RCT de 2010 visant à favoriser la libre création de communes dites « nouvelles », qui peuvent procéder de la transformation en commune soit de communes contigües, soit d’un EPCI-FP – et donc de toutes ses communes membres. Mais les différentes formules mises en place n’ont pas rencontré un grand succès20. Entre 1971 et 2009, seules 943 fusions ont été réalisées et, suite à certaines « défusions », 1 100 communes seulement ont été supprimées au total. La loi de 2010 n’a pas non plus rencontré le succès escompté, la France comptant en 2015 seulement 16 communes nouvelles et 49 communes de moins qu’en 2010, du fait du faible nombre de fusions et parfois de défusions21. Les parlementaires ont dès lors repris la main à plusieurs reprises entre 2015 et 201922, pour tenter de convaincre les élus locaux de fusionner leurs communes avant les élections municipales de 2020, en garantissant des aides de démarrage et des bonifications financières, en diminuant plus progressivement le nombre de conseillers municipaux des communes nouvelles et en renforçant le poids et l’identité des communes fondatrices23. Même si la loi Pélissard de 2015 a provoqué un sursaut après sa promulgation (794 communes nouvelles créées entre 2016 et 2019), le nombre de communes fusionnées est resté symbolique et stagne depuis, très peu de projets de fusion étant en outre prévus pour les mois à venir. Treize ans après la loi RCT, le visage du paysage communal français n’a, par conséquent, pas beaucoup changé: moins de 1750 communes ont été supprimées et on dénombre en tout et pour tout 798 communes nouvelles, regroupant moins de 2600 communes historiques et 2,5 millions d’habitants.

La question se pose cependant de savoir si le nouveau statut dérogatoire de « commune-communauté », créé par la loi Gatel de 2019 (art. 4) et en vigueur depuis le 1er avril 2020, ne constitue pas la solution d’avenir qui permettra à la fois de réduire le nombre de petites communes – donc l’émiettement communal – et simultanément de simplifier en partie le mille- feuille territorial à l’échelon du bloc communal. Sur le papier, cette innovation coche en effet toutes les cases et permet de réconcilier les objectifs dissonants de la loi RCT de 2010, dans la mesure où une commune nouvelle issue de la fusion de toutes les communes membres d’un (ou plusieurs) EPCI- FP n’est désormais plus obligée d’adhérer à un EPCI-FP, la fusion et non l’intercommunalisation devenant désormais la finalité du processus dans cette hypothèse ciblée. La commune nouvelle forme alors, sous ce statut dérogatoire, une catégorie hybride, qualifiée de « commune-communauté » dans l’exposé des motifs de la proposition sénatoriale24. Le problème est que ce nouveau statut n’a pour l’instant jamais été appliqué par les élus locaux, sans doute parce qu’il est inadapté et parce qu’il alimente un brouillage déjà patent depuis une dizaine d’années25.

D’une part, il est complexe, anachronique et risqué. Les conseils municipaux des communes prévoyant une fusion à l’échelon intercommunal peuvent faire, en amont, soit le choix de la commune-communauté autonome, soit celui de la création d’une commune nouvelle rattachée à un EPCI-FP. Et le préfet de département ne peut créer par arrêté cette commune-communauté que si la demande est formulée « par les deux tiers au moins des conseils municipaux des communes membres du ou des mêmes établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre, représentant plus des deux tiers de la population totale» (art. L. 2113- 9, al. 2 CGCT). La commune-communauté ainsi créée est bien une commune de droit commun, mais une commune nouvelle, donc déjà spécifique26, et qui présente en outre des particularités inédites: non seulement elle reste isolée, mais encore elle exerce, en plus des compétences de droit commun d’une commune, les compétences attribuées par la loi à l’EPCI-FP d’origine. Ce dispositif complexe, qui n’est adapté que pour des EPCI-FP très intégrés et de taille moyenne, est difficilement applicable car les EPCI-FP («intercommunalités XXL ») sont aujourd’hui trop vastes : leur population moyenne est passée de 31 800 en 2016 à 52 300 en 2017, et le nombre moyen de communes qui en sont membres est passé de 15 en 2016 à 26 en 2017. La réforme «Gatel» arrive donc trop tard. Elle ne serait qui plus est pas sans risque, les communes-communautés créées n’étant pas assurées de disposer des moyens suffisants pour exercer toutes leurs compétences et remplir leurs nouvelles obligations. Concernant la délicate question des dotations, la loi Gatel s’est en effet contentée de charger la loi de finances de déterminer les « incidences » de ce nouveau dispositif sur la DGF, alors que le gouvernement avait pourtant insisté sur la nécessité pour les parlementaires de bien mesurer toutes les conséquences de la création de cette collectivité27. La question se pose dès lors de savoir si les communes-communautés ne seraient pas, faute de moyens suffisants, contraintes de fait à… finir par adhérer à un EPCI-FP.

D’autre part, ce nouveau statut dérogatoire de la commune- communauté participe au brouillage conceptuel et statutaire ambiant. En particulier, la distinction classique entre la catégorie juridique des collectivités territoriales et celle des EPCI- FP est aujourd’hui effacée, suite à la suppression par la loi NOTRe (après une première suppression par la loi RCT, mais remise en cause par la loi MAPTAM) de la clause générale de compétence pour les départements et les régions, qui a créé deux catégories de collectivités territoriales, celles (les communes) qui conservent une compétence générale et les autres, qui sont devenues spécialisées alors que, parallèlement, les compétences des EPCI-FP ont été élargies. Comme la légitimité démocratique intercommunale a par ailleurs été renforcée – par la loi RCT puis par la loi précitée du 17 mai 2013 –, l’EPCI-FP est de fait implicitement devenu une nouvelle catégorie de collectivité territoriale. Ce glissement est clairement illustré par l’exemple de la Métropole de Lyon qui, contrairement aux 21 autres métropoles, n’est pas qualifiée d’EPCI-FP mais de «collectivité territoriale à statut particulier » par la loi MAPTAM. La formule de la « commune communauté» aggrave encore ce brouillage conceptuel et statutaire. Il faut désormais ne pas confondre deux catégories aux consonances très proches, les «communautés de communes», EPCI-FP qui existent depuis plus de 30 ans (depuis la loi ATR de 1992) et qui sont bien ancrés et identifiés dans les territoires (« com-com »), et les « communes-communautés», qui sont statutairement des communes (nouvelles), donc des collectivités territoriales dotées d’une compétence générale, mais qui sont issues d’anciennes communautés et qui exercent aussi des compétences spécifiques que la loi attribue en principe aux seuls EPCI.

Les (r)évolutions territoriales opérées depuis les années 1990 ont ainsi multiplié au sein du territoire national de nombreux périmètres aux statuts et régimes juridiques variés, voire hybrides, ces variations territoriales n’ayant remédié ni au millefeuille territorial, ni à l’émiettement communal, mais ayant largement complexifié le paysage territorial français. Dans son rapport annuel publié le 10 mars 2023, la Cour des comptes dresse un bilan critique des décennies de réformes, au terme desquelles «[l]’élan initial de 1982 s’est progressivement essoufflé et le paysage constitutionnel s’est brouillé ». Notamment, la priorité donnée au couple région-intercommunalité plutôt qu’au couple traditionnel commune-département «a pu accroître la distance entre le citoyen-contribuable et le cadre d’exercice de la démocratie locale». En outre, contraint sur le plan budgétaire, l’État est «fragilisé dans sa capacité à jouer son rôle de régulateur et de partenaire des collectivités». Les magistrats financiers considèrent par conséquent que le statu quo «n’est pas tenable», et plaident pour une nouvelle étape de décentralisation, c’est-à-dire pour simplifier l’organisation et coordonner l’action. Il faut notamment réarmer l’État, favoriser la fusion des plus petites communes ou encore mieux utiliser les possibilités d’expérimentation et de différenciation. Les questions se posent cependant de savoir comment inciter à la fusion des communes de manière efficace, simple et lisible après 50 années de flottements, et comment mettre en œuvre les processus d’expérimentation et de différenciation de manière cohérente et coordonnée, et sans mettre à mal les principes fondamentaux d’indivisibilité de la République et d’égalité devant la loi. 

  1. Loi n° 2010-1563 du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales. [↩]
  2. Périmètres que l’on peut, par facilité de langage, qualifier de « territoires », même si le territoire en droit correspond en principe, en vertu de conceptions classiques encore majoritairement partagées aujourd’hui, avant tout à celui de l’État souverain. Pour désigner ces divers périmètres spatiaux, certains auteurs utilisent l’expression « territoires du droit », qui décrit « l’appréhension par le droit national de la diversité des espaces », le « marquage du territoire par le droit », processus également parfois qualifié de « territorialisation du droit » (Carole Gallo, « Recherches sur la territorialisation du droit », Jurisdoctoria n° 10, 2013, p. 24). [↩]
  3. DGCL, Les collectivités locales en chiffres 2023 (en ligne). [↩]
  4. Cour des comptes, La décentralisation 40 ans après : un élan à retrouver, Rap- port public annuel, 10 mars 2023, p. 81. [↩]
  5. Lois n° 82-213 du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions, n° 82-623 du 22 juillet 1982 modifiant et complétant la loi précédente, n° 83-8 du 7 janvier 1983 relative à la répartition de compétences entre les communes, les départements, les régions et l’État et n° 83-663 du 22 juillet 1983 complétant la loi précédente. [↩]
  6. Loi constitutionnelle n° 2003-276 du 28 mars 2003 relative à l’organisation décentralisée de la République (et loi n° 2004-809 du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales). [↩]
  7. Loi n° 99-586 du 12 juillet 1999 relative au renforcement et à la simplification de la coopération intercommunale. [↩]
  8. Loi d’orientation n° 92-125 du 6 février 1992 relative à l’administration territoriale de la République (loi ATR ou « Joxe »). [↩]
  9. Notamment les lois n° 2014-58 du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (MAPTAM), n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) et n° 2017-257 du 28 février 2017 relative au statut de Paris et à l’aménagement métropolitain. [↩]
  10. Les EPCI sont des groupements intercommunaux dans lesquels les communes coopèrent, les EPCI à fiscalité propre (EPCI-FP) bénéficiant d’une fiscalité locale directe et de compétences obligatoires. Il s’agit, par ordre croissant, des communautés de communes, des communautés d’agglomération, des communautés urbaines et des métropoles. [↩]
  11. V. infra. [↩]
  12. Sur le modèle des « communes associées » de la loi « Marcellin » n° 71-588 du 16 juillet 1971 sur les fusions et regroupements de communes, qui proposait un choix entre deux formules, soit la fusion simple, soit la fusion complexe ou fusion- association « comportant la création d’une ou plusieurs communes associées ». [↩]
  13. Lois n° 2015-292 du 16 mars 2015 relative à l’amélioration du régime de la commune nouvelle, pour des communes fortes et vivantes (loi « Pélissard »), n° 2016- 1500 du 8 novembre 2016 tendant à permettre le maintien des communes associées, sous forme de communes déléguées, en cas de création d’une commune nouvelle (loi « Sido »), n° 2019-809 du 1er août 2019 visant à adapter l’organisation des communes nouvelles à la diversité des territoires (loi « Gatel ») et n° 2019- 1461 du 27 décembre 2019 relative à l’engagement dans la vie locale et à la proximité de l’action publique (loi Engagement et Proximité). [↩]
  14. D’autres territoires sont par ailleurs juridicisés à cet échelon. Par exemple, la loi LOADT du 4 février 1995 mentionne les « territoires entrepreneurs » de certains quartiers de communes, ou encore l’art. L. 2411-1 du CGCT (depuis la loi n° 96-142 du 21 février 1996) les « sections de communes ». [↩]
  15. Loi n° 2015-29 du 16 janvier 2015 relative à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral. [↩]
  16. À noter aussi, s’agissant des circonscriptions qui servent de cadre à l’élection des conseils départementaux, que la loi n° 2013-403 du 17 mai 2013 relative à l’élection des conseillers départementaux, des conseillers municipaux et des conseillers communautaires, et modifiant le calendrier électoral a redécoupé les cantons, et que des décrets publiés en 2014 ont réduit leur nombre quasiment de moitié (4 032 en 2012 contre 2 054 aujourd’hui). [↩]
  17. Décret n° 2019-142 du 27 février 2019 portant regroupement des départements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, et loi n° 2019-816 du 2 août 2019 relative aux compétences de la Collectivité européenne d’Alsace. [↩]
  18. Décret n° 92-604 du 1er juillet 1992 portant charte de la déconcentration. [↩]
  19. Projets de loi constitutionnelle Pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace du 9 mai 2018, et Pour un renouveau de la vie démocratique du 29 août 2019. [↩]
  20. Je me permets de renvoyer à l’une de mes contributions : Sylvia Brunet, « La fusion des communes ou les rendez-vous manqués d’un épiphénomène », Le regroupement des collectivités publiques, dir. Michel Degoffe, Christophe Fardet et Arnaud Haquet, Legitech, coll. Droit & Economie, 2022, p. 89-120. [↩]
  21. Comme dans le cas de Bois-Guillaume et Bihorel, en Seine-Maritime. Les deux communes, qui avaient fusionné en 2012, ont dû se séparer en 2014 suite à TA Rouen 18 juin 2013, Association Bihorel avec vous, nos 1100244 et s. : AJDA 2013, p. 1309 ; AJCT 2013, p. 526, obs. Mehdi Yazi-Roman). [↩]
  22. V. supra, les lois mentionnées dans la note 15. [↩]
  23. V. supra. [↩]
  24. Proposition de loi n° 503, enregistrée à la Présidence du Sénat le 24 mai 2018. [↩]
  25. V. not., pour plus de précisions : Sylvia Brunet, « La ’commune-communauté’ : innovation porteuse d’avenir ou nouvelle fausse bonne idée ? », Congrès de l’Association française de droit constitutionnel, Faculté de droit de Toulon, 15-17 juin 2023, Politeia n° 44, à paraître 2023. [↩]
  26. Elle peut notamment comprendre des communes déléguées (v. supra). [↩]
  27. La loi du 28 décembre 2019 de finances pour 2020 a donc prévu (art. 250) que les communes-communautés, quelle que soit leur taille, percevraient pendant trois ans une DGF intégrant les montants perçus antérieurement par le ou les EPCI-FP qu’elles remplacent. Mais le montant de la dotation de compétences intercommunales n’est calqué sur la situation antérieure que la première année ; dès la deuxième année, il évolue avec le nombre d’habitants. [↩]

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  • I. La question du millefeuille territorial ou la prolifération des territoires recomposés
  • II. La question de l’émiettement communal ou les politiques avortées de fusion des communes

About Sylvia Brunet

Professeur de droit public à l'Université de Rouen Normandie

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  • I. La question du millefeuille territorial ou la prolifération des territoires recomposés
  • II. La question de l’émiettement communal ou les politiques avortées de fusion des communes

Sylvia Brunet

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