L’affaire qui vient d’être appelée vous offre une bonne occasion de reconsidérer, à la lumière des profondes évolutions qu’a connues le contentieux contractuel au cours des dix dernières années, le régime juridique de la résiliation du contrat à l’initiative de la personne publique en raison de l’invalidité du contrat. Vous avez jusqu’à présent, dans de rares décisions, traité ce motif comme relevant de l’intérêt général qui justifie l’exercice par la personne publique du pouvoir de résiliation unilatérale dont elle dispose toujours, quelles que soient les clauses du contrat. Mais la pertinence de ce rattachement peut être discutée, à plusieurs égards, comme vous y invite d’ailleurs une partie de la doctrine.
Une résiliation de contrat motivée par l’irrégularité des conditions de mise en concurrence
La communauté d’agglomération Reims Métropole a conclu au mois de juillet 2014 avec la société Comptoir négoce équipements (CNE) un marché à bons de commande réparti en trois lots ayant respectivement pour objet la fourniture de points lumineux, de supports et de pièces détachées, pour une durée d’un an renouvelable deux fois, à compter du 1er janvier 2015. Un mois plus tard, la communauté d’agglomération a informé sa cocontractante de la résiliation du marché à compter du 1er avril suivant, afin, selon ses termes, « d’éviter les risques tenant aux incertitudes qui auraient affecté la consultation». La communauté d’agglomération venait en effet de recevoir un courrier de la DIRRECTE relayant une plainte d’une entreprise distributrice de matériel d’éclairage qui mettait en cause les conditions de la mise en concurrence et plus précisément du fait que les documents de la consultation imposaient, en méconnaissance des dispositions du IV de l’article 6 du code des marchés publics, alors en vigueur, l’achat de produits de marques spécifiques, sans préciser la possibilité de recourir à des équivalents, limitant la concurrence et favorisant le titulaire, qui en était selon elle le distributeur exclusif. Ayant elle-même constaté que les procédures lancées pour la conclusion de mêmes marchés avant 2010, qui ne comportaient pas cette spécification technique, avaient suscité une bien plus large concurrence, alors que seul le titulaire s’était porté candidat aux deux suivantes, ce service de l’État a indiqué à la communauté d’agglomération l’existence d’un double risque contentieux, administratif et pénal.
La société CNE a saisi le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne de conclusions tendant, d’une part, à la reprise des relations contractuelles, d’autre part à l’indemnisation du préjudice subi du fait de la résiliation du marché. Après avoir constaté qu’il n’y avait plus lieu à statuer sur les premières, il a estimé que la passation du marché n’était pas entachée d’irrégularité, que par conséquent la résiliation, qui n’était pas justifiée par un motif d’intérêt général, était fautive et a condamné la communauté urbaine du Grand Reims, venue aux droits de la communauté d’agglomération Reims Métropole, à verser à la société une somme de près de 180 000 € correspondant aux frais engagés par la société pour présenter sa candidature et au manque à gagner subi au titre de l’année 2015.
Saisie par la communauté urbaine, la cour administrative d’appel de Nancy a considéré que la procédure de passation du marché était bien entachée d’irrégularité, ce qui constituait un motif d’intérêt général justifiant la résiliation du contrat. Constatant que les clauses du contrat déterminant les droits à indemnisation du titulaire en cas de résiliation pour un motif d’intérêt général ne prévoyaient pas la réparation du manque à gagner et que les frais de candidature étaient intégrés dans le montant de l’offre, elle a rejeté les conclusions indemnitaires de la société, qui se pourvoit en cassation contre cet arrêt.
Vous n’aurez pas à examiner la première série de moyens, qui visent l’irrégularité retenue par la cour et sa portée et qui sont nouveaux en cassation. Nous en retrouverons certains à propos du second moyen, qui pose la question que nous évoquions en introduction de la possibilité pour la personne publique cocontractante de se prévaloir de l’invalidité du contrat comme d’un motif d’intérêt général justifiant sa résiliation.
Les précédents jurisprudentiels
« Règle générale applicable aux contrats administratifs », le pouvoir de la personne publique cocontractante de mettre unilatéralement fin au contrat pour l’avenir pour un motif d’intérêt général lui a été reconnu « depuis au moins le XIXe siècle », aux côtés des deux autres motifs justifiant l’exercice de ce même pouvoir que sont la faute grave de son cocontractant ou la force majeure. Destiné à lui permettre de faire prévaloir les nécessités du service public sur les liens contractuels, ni l’existence de ce pouvoir ni les conditions de son exercice ne sauraient dépendre des stipulations contractuelles1, qui peuvent seulement déterminer les droits à réparation des préjudices qui en résultent.
Vous n’avez qu’à deux occasions jugé que l’irrégularité du contrat pouvait constituer un motif d’intérêt général justifiant l’exercice de ce pouvoir de résiliation unilatérale. La première, peu explicite, évoque des « irrégularités de rédaction » du contrat ayant pu légalement fonder sa résiliation2. La seconde, plus récente, permet à la personne publique de faire usage de ce pouvoir pour mettre fin à une délégation de service public dépassant la durée prévue par la loi3. Ces solutions ont été étendues par des cours administratives d’appel à des irrégularités de passation4.
Vos deux décisions ne règlent pas la question. La première, rendue à une époque où toute irrégularité du contrat entraînait sa nullité, n’est plus en phase avec les règles résultant de la profonde recomposition des contentieux contractuels à laquelle vous avez procédé depuis une dizaine d’années. La seconde, si elle est postérieure à cette évolution, concerne l’illicéité d’une clause du contrat, celle qui définit sa durée en tant qu’elle est excessive, et c’est au regard de ce vice que vous avez jugé que la nécessité de mettre fin à la convention qui avait atteint la durée légale constituait un motif d’intérêt général. La question plus générale de savoir si l’irrégularité d’un contrat justifie sa résiliation unilatérale au nom de l’intérêt général ne nous paraît donc pas tranchée par cette décision. Cette question en comporte en réalité deux : l’irrégularité du contrat justifie-t-elle sa résiliation unilatérale ? Dans l’affirmative, ce motif de résiliation doit-il être rangé parmi les motifs d’intérêt général ?
L’irrégularité du contrat justifie-t-elle sa résiliation unilatérale ?
La première question doit être replacée dans le contexte des nouvelles règles relatives aux conséquences contentieuses des invalidités des contrats administratifs autres que ceux portant recrutement d’agents publics, qui relèvent d’un régime juridique distinct.
Ces nouvelles règles redéfinissent un équilibre entre légalité et stabilité des relations contractuelles qui doit s’appliquer à toutes les possibilités de remise en cause des obligations contractuelles, qu’elles soient juridictionnelles ou administratives. La personne publique cocontractante ne peut donc tirer de l’irrégularité du contrat plus de pouvoir de le remettre elle-même en cause qu’elle pourrait demander au juge de le faire ou que celui-ci pourrait le lui imposer.
Sur le premier point, votre décision d’Assemblée du 28 décembre 2009, Commune de Béziers5, a doublement limité les possibilités pour les parties au contrat d’obtenir du juge qu’il les délie de leurs obligations contractuelles. Pour ne nous en tenir qu’au recours par lequel une partie au contrat saisit le juge de conclusions tendant à ce qu’il y mette un terme, qui représente l’équivalent contentieux de la résiliation unilatérale, une première condition à l’invocabilité du vice tient à l’exigence de loyauté des relations contractuelles, qui fait obstacle à ce qu’une partie se prévale d’irrégularités qui lui sont exclusivement imputables pour échapper à ses obligations contractuelles. Ensuite, toutes les irrégularités ne conduisent pas à remettre en cause le contrat : il appartient au juge, « après avoir pris en considération la nature de l’illégalité commise et en tenant compte de l’objectif de stabilité des relations contractuelles, soit de décider que la poursuite de l’exécution du contrat est possible, éventuellement sous réserve de mesures de régularisation prises par la personne publique ou convenues entre les parties, soit de prononcer, le cas échéant avec un effet différé, après avoir vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l’intérêt général, la résiliation du contrat ou, en raison seulement d’une irrégularité invoquée par une partie ou relevée d’office par lui, tenant au caractère illicite du contenu du contrat ou à un vice d’une particulière gravité relatif notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement, son annulation ». Il n’y a donc, et c’est l’un des traits les plus marquants de l’évolution de votre jurisprudence en la matière, aucune automaticité entre l’irrégularité d’un contrat et sa cessation.
Sur le second point, le juge peut dans certains cas imposer la résiliation. Tel est le cas lorsqu’il est saisi par un tiers de conclusions tendant à ce qu’il soit enjoint à la personne publique de résilier le contrat : il ne peut y faire droit, sous réserve toujours de l’intérêt général, pour un motif tiré de l’irrégularité du contrat que si celle-ci est de nature à faire obstacle à la poursuite de son exécution et que le juge devrait la relever d’office, c’est à dire si elle tient au caractère illicite du contenu du contrat ou à un vice d’une particulière gravité relatif notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement6. Ce sont également ces irrégularités les plus graves qui font obstacle à ce que le juge du contrat puisse ordonner la reprise des relations contractuelles, alors même que le motif de la résiliation serait illégal7.
Ce cadre étant posé, comment y intégrer harmonieusement la possibilité pour la personne publique cocontractante de résilier unilatéralement le contrat pour un motif tiré de son irrégularité ? Nous écartons tout d’abord sans hésitation l’idée d’une transposition de la jurisprudence Ternon, qui bornerait dans le temps du recours en contestation de la validité du contrat par les tiers8 l’exercice par la personne publique de son pouvoir de résiliation unilatérale en cas d’irrégularité du contrat. Ce n’est pas au regard des possibilités de recours des tiers contre le contrat que doit être défini le pouvoir de résiliation de la personne publique cocontractante mais au regard de ses propres possibilités de recours. Or, comme nous l’avons vu, dès lors qu’elle peut saisir le juge d’une action en contestation de la validité du contrat qui la lie en vue d’obtenir sa résiliation ou son annulation à tout moment au cours de l’exécution du contrat9, ce que ne peut faire l’auteur d’un acte administratif unilatéral, il n’y a aucune raison de ne pas lui permettre de le faire elle-même, à certaines conditions.
Quelles sont les irrégularités qui justifient la résiliation ?
Faut-il ensuite, si on lui reconnaît ce pouvoir de résiliation unilatérale en cas d’invalidité du contrat, en limiter l’exercice aux vices les plus graves, ceux qui, étant d’ordre public, font en principe résolument obstacle non seulement à la poursuite de l’exécution du contrat, mais à ce que le juge en fasse application pour le passé ? Il découle en quelque sorte a contrario des décisions précitées SMPAT et Société Espace habitat construction que ces vices imposent la cessation des relations contractuelles, à moins qu’un intérêt général prééminent commande de les poursuivre. Le juge lui-même dispose lorsqu’il relève l’une de ces irrégularités de beaucoup moins de marge d’appréciation pour en tirer les conséquences sur la vie du contrat. Limiter à ces motifs exceptionnellement graves d’invalidité du contrat le pouvoir de résiliation unilatérale de la personne publique renforcerait la stabilité des relations contractuelles. Mais une telle limitation est-elle utile lorsque la personne publique peut saisir le juge du contrat pour lui demander de prononcer la résiliation du contrat ? L’éventualité d’un tel recours menace autant la relation contractuelle que la possibilité d’une résiliation unilatérale. Nous ne sommes donc finalement pas persuadés de l’opportunité de l’ajout d’une nuance dans un paysage qui en comporte déjà suffisamment. D’autant plus qu’en subordonnant le pouvoir de résiliation unilatérale pour un motif tiré de l’irrégularité du contrat aux mêmes conditions que celles qui permettent aux parties d’en contester la validité devant le juge du contrat et à ce dernier de prononcer la résiliation du contrat, vous garantirez suffisamment la stabilité contractuelle. L’exigence de loyauté des relations contractuelles, qui s’opposera à ce que la personne publique se prévale d’irrégularités qui lui sont exclusivement imputables ainsi que toutes les circonstances qui pourraient faire obstacle à ce que le juge prononce la résiliation – caractère régularisable du vice10 ; intérêt général – limiteront l’exercice de ce pouvoir, sous le contrôle d’un juge qui a la possibilité d’ordonner la reprise des relations contractuelles. Ainsi, en dehors des vices d’ordre public qui imposent à tous en principe la cessation du contrat, la résiliation unilatérale devrait être réservée aux cas où non seulement l’irrégularité est substantielle mais où cette mesure est la bonne solution pour y remédier.
L’application de ces conditions à l’irrégularité invoquée par la communauté d’agglomération permet d’en donner une bonne illustration. Elle tient à ce que les documents de la consultation imposaient aux candidats des références à des fabricants ou à des produits de fabricants sans préciser que ces produits pourraient être remplacés par leur équivalent, en méconnaissance des dispositions de l’article 6 IV du code des marchés publics, qui figurent aujourd’hui à l’article R. 2111-7 du code de la commande publique. Il est constant que cette irrégularité a eu pour effet de restreindre la concurrence et d’avantager le candidat retenu, qui était le seul à avoir présenté une offre, alors que les procédures de passation de marchés antérieures qui prévoyaient cette possibilité avaient suscité une plus large concurrence.
Il convient, pour savoir si cette irrégularité pouvait fonder une résiliation unilatérale du marché, de lui appliquer la grille d’analyse que nous avons décrite il y a un instant.
La personne publique peut-elle se prévaloir d’une irrégularité qui lui est imputable ?
La première question est celle de savoir si la personne publique peut se prévaloir d’une telle irrégularité. Elle lui est imputable, puisque c’est elle qui a élaboré les documents de la consultation. Mais les exigences de la loyauté des relations contractuelles ne s’opposent pas systématiquement à ce que la personne publique se prévale d’un vice qui lui est imputable, ce qui ferait pratiquement obstacle à ce qu’elle conteste dans la plupart des cas la validité du contrat. Or tel n’est pas la portée que vous avez entendu donner à cette exigence, qui vise surtout à empêcher les invocations à la fois opportunistes et particulièrement illégitimes de certaines irrégularités, et non qu’une personne publique se repente de bonne foi d’une erreur qu’elle a commise dans la passation d’un marché et prenne une mesure équilibrée de nature à en corriger les effets. En l’espèce, la décision de la personne publique de résilier rapidement le contrat, peu après sa conclusion, ne traduit aucune intention de se prévaloir d’une irrégularité pour se délier de ses obligations contractuelles. Elle supportera l’essentiel du coût de cette décision qui la conduira à conclure un nouveau marché après avoir organisé une nouvelle procédure régulière de mise en concurrence.
La deuxième question est celle du caractère régularisable de ce vice, qui appelle ici une réponse négative.
La troisième question est celle de la portée de l’irrégularité sur le contrat, compte tenu de l’intérêt général : si cette irrégularité a été de nature à avantager l’attributaire du contrat, elle n’en constitue pas pour autant une irrégularité d’une gravité telle qu’elle conduise à l’annulation du marché. Vous l’avez jugé dans le cas assez proche, par ses effets, de prescriptions techniques trop précises ayant eu un tel effet11. Mais, nous l’avons dit, le pouvoir de résiliation ne saurait être limité aux vices d’ordre public. D’autres irrégularités peuvent en justifier la mise en œuvre lorsque cette mesure apparaît la plus adaptée, compte tenu des exigences de la stabilité des relations contractuelles et de l’intérêt général. Tel nous semble être le cas en l’espèce : la résiliation est intervenue très tôt après la conclusion du contrat ; aucun intérêt général n’est invoqué ; elle permettra la passation d’un nouveau contrat dans des conditions régulières de mise en concurrence.
Cette irrégularité était donc de nature à justifier la résiliation unilatérale du contrat.
Le pouvoir de résiliation est-il fondé sur l’intérêt général ?
Si vous nous suivez jusque-là, il vous faudra déterminer le cadre juridique de cette résiliation justifiée par l’invalidité du contrat. Plusieurs raisons nous incitent à vous proposer d’en faire un motif de résiliation distinct de l’intérêt général.
La première est que la résiliation pour un motif d’intérêt général n’a jamais été conçue pour sanctionner des irrégularités du contrat et cette inadaptation de principe apparaît encore plus évidente aujourd’hui. Comme nous l’avons dit, le pouvoir de résiliation unilatérale pour un motif d’intérêt général est une garantie de la prééminence de ce dernier sur les liens contractuels. Une raison supérieure, extérieure au contrat, tenant le plus souvent aux exigences du service public, justifie de mettre fin à son exécution. Or, non seulement l’irrégularité du contrat n’est pas extérieure à celui-ci, mais la nécessité d’assurer le respect de la légalité contractuelle ne peut plus être regardée comme un motif d’intérêt général prévalant toujours sur la stabilité des relations contractuelles. Au contraire, cette prévalence ne vaut désormais que pour les vices d’ordre public. Pour les autres, notamment les manquements aux règles de passation qui visent essentiellement à assurer un libre et égal accès des opérateurs économiques à la commande publique et le bon usage des deniers publics, la stabilité des relations contractuelles prévaut si aucun tiers ne s’en plaint et si la loyauté des relations contractuelles empêchent les parties de s’en prévaloir. Pour le dire autrement, la légalité contractuelle n’est plus, en elle-même, un intérêt général qui justifierait toujours de résilier le contrat qui l’aurait méconnue.
Cette raison devrait conduire à exclure le risque contentieux lié à l’irrégularité du contrat comme motif d’intérêt général justifiant une résiliation unilatérale. L’irrégularité du contrat ne doit pouvoir être invoquée pour fonder une résiliation unilatérale que si elle remplit les conditions que nous avons indiquées. La circonstance qu’un tiers, voire même l’autre partie, pourrait en contester la validité et compromettre la poursuite de son exécution ne saurait permettre à la personne publique de prendre les devants pour le résilier. Toute l’évolution de votre jurisprudence récente qui s’attache à adapter les voies de contestation du contrat aux intérêts des différentes catégories de requérants s’oppose à une telle solution, à laquelle vous avez d’ailleurs également mis fin, en raison de l’insécurité juridique qu’elle générait, pour les actes unilatéraux par votre jurisprudence Ternon.
Ainsi, soit l’irrégularité du contrat tient à un vice que la personne publique peut invoquer devant le juge du contrat à l’appui d’un recours en contestation de sa validité, dans des circonstances qui peuvent conduire le juge à la prononcer, et la personne publique peut, et parfois doit, résilier unilatéralement le contrat pour y mettre fin. Soit elle ne remplit pas ces conditions et le risque contentieux ne saurait être un motif d’intérêt général justifiant la résiliation unilatérale. Nous ne minimisons pas l’importance de ce risque pour la collectivité, mais elle doit l’envisager avant de signer le contrat. Ajoutons pour rassurer les acheteurs publics que, comme le montre le cas d’espèce, ils pourront résilier très rapidement un contrat entaché d’une irrégularité susceptible d’entraîner des sanctions pénales afin de les prévenir.
Quels sont les droits à indemnisation du cocontractant ?
La seconde raison qui nous incite à vous proposer de faire de l’invalidité du contrat un motif particulier de résiliation unilatérale, distinct du motif d’intérêt général, tient à ses conséquences, notamment sur les droits à indemnisation du cocontractant de la personne publique.
Conformément à sa finalité, qui vise à faire prévaloir sur les droits nés du contrat des intérêts supérieurs et extérieurs dont est porteuse la personne publique, la résiliation pour un motif d’intérêt général ouvre en principe droit, pour le titulaire, unilatérale, distinct du motif d’intérêt général, tient à ses conséquences, notamment sur les droits à indemnisation du cocontractant de la personne publique.
Conformément à sa finalité, qui vise à faire prévaloir sur les droits nés du contrat des intérêts supérieurs et extérieurs dont est porteuse la personne publique, la résiliation pour un motif d’intérêt général ouvre en principe droit, pour le titulaire, à l’indemnisation de l’intégralité du préjudice qu’il subit du fait de cette décision. Il s’agit d’une forme de responsabilité sans faute, qui n’apparaît là encore pas adaptée à une résiliation fondée sur un vice interne au contrat dont l’existence constitue une faute imputable à une au moins et le plus souvent aux deux parties, même si cela peut être à des degrés divers. En revanche, lorsque la résiliation du contrat est fondée sur son irrégularité, les droits à indemnisation du cocontractant ne peuvent être déterminés par référence au contrat. Lorsque le contrat est entaché d’une nullité qui entraîne sa disparition rétroactive, les prestations effectuées en exécution du contrat sont réglées sur le fondement de l’enrichissement sans cause si elles constituent des dépenses utiles pour la personne publique. Pour les autres préjudices, notamment ceux résultant de la cessation anticipée de l’exécution du contrat, ils peuvent être réparés sur le terrain de la responsabilité pour faute de la personne publique, à condition que l’irrégularité résulte d’une faute de sa part, sous réserve du partage de responsabilités découlant le cas échéant des propres fautes du titulaire12, faute qui doit être la cause du préjudice subi, ce qui n’est pas le cas lorsque l’irrégularité tient à un manquement aux règles de publicité et de mise en concurrence qui a permis au titulaire d’obtenir le marché13. La seule décision que peut prendre unilatéralement la personne publique étant la résiliation du contrat, qui met fin à son exécution pour l’avenir uniquement, les prestations exécutées antérieurement à la résiliation devront être réglées en exécution du contrat. Les règles que nous venons de décrire ne s’appliqueront qu’aux préjudices nés de la résiliation et postérieurs à celle-ci.
Cette distinction entre résiliation et annulation quant aux modalités d’indemnisation vaut également lorsque la mesure est prononcée par le juge du contrat. Mais, à la différence de ce dernier qui peut prononcer la nullité du contrat en présence d’une irrégularité de nature à la justifier, c’est-à-dire d’une irrégularité d’ordre public, la personne publique cocontractante ne peut, quel que soit le motif d’irrégularité, même d’ordre public, prononcer que la résiliation du contrat. Si, en présence d’un vice d’ordre public, elle souhaite obtenir la nullité du contrat, elle doit saisir le juge. Les droits à indemnité dépendant des effets de la mesure prise et non de ses motifs, ce sont les règles applicables à l’indemnisation d’une résiliation qui s’appliqueront toujours, quel que soit le vice qui la justifie. Cette inadaptation du régime de réparation des conséquences de la résiliation pour un motif d’intérêt général à la résiliation pour invalidité du contrat affecte également les clauses contractuelles limitatives de responsabilité, dont le contrat litigieux offre une illustration. Que ces clauses soient censées couvrir de la même façon la répartition de charges aussi différentes que celles résultant d’un motif d’intérêt général ou d’une irrégularité du contrat n’est pas satisfaisant. Elles peuvent ainsi permettre à la personne publique d’échapper aux conséquences de la faute qu’elle a commise alors que telle n’était pas l’intention des parties. Enfin, il est au moins paradoxal de considérer qu’un contrat organiser les conséquences de sa propre irrégularité.
À tous points de vue, l’invalidité du contrat apparaît donc comme un motif de résiliation unilatérale différent de l’intérêt général et qui devrait donc en être distingué.
Le cas particulier des contrats de la commande publique
Reste un dernier obstacle à franchir, textuel celui-ci, qui ne concerne que les contrats de la commande publique. Le pouvoir de résiliation unilatérale de ces contrats et les motifs qui peuvent en justifier l’exercice sont désormais précisément codifiés dans le code de la commande publique. Il n’est pas seulement mentionné de manière générale au 5° de l’article L. 6, qui rappelle que : « L’autorité contractante peut résilier unilatéralement le contrat dans les conditions prévues par le présent code. Lorsque la résiliation intervient pour un motif d’intérêt général, le cocontractant a droit à une indemnisation, sous réserve des stipulations du contrat. » Mais ses différents motifs sont énoncés aux articles L. 2195-2 à L. 2195-6 pour les marchés publics et L. 3136-2 à L. 3136-6 pour les concessions, qui évoquent successivement les trois motifs traditionnels que sont la faute grave du titulaire, la force majeure et l’intérêt général, et trois nouveaux motifs issus des directives du 28 février 2014, tirés de ce que le titulaire se trouve en cours d’exécution du contrat placé dans un cas d’exclusion, de ce que le contrat n’aurait pas du être attribué au titulaire en raison d’un manquement grave aux obligations prévues par le droit de l’Union en matière de passation des commandes publiques qui a été reconnu par la Cour de justice ou enfin lorsque l’exécution du contrat ne peut être poursuivie sans une modification contraire au code de la commande publique. Se concrétise ainsi le risque inhérent à toute codification de la jurisprudence, qui est de la figer. Mais c’est un risque et non une intention du législateur, qui n’a pas entendu priver la jurisprudence administrative de son pouvoir d’adapter les règles aux situations qu’elles régissent, d’autant moins lorsque ces règles sont elles-mêmes d’origine jurisprudentielle. Comme nous l’avons vu, l’invalidité du contrat n’était jusqu’à présent qu’une hypothèse très marginale de résiliation unilatérale. Il n’est pas surprenant que le code ne l’ait pas spécialement identifiée et il serait regrettable, du point de vue de l’opportunité qu’il y aurait à la distinguer de l’intérêt général, que cela vous empêche de le faire.
Si le présent litige ne portait que sur l’appréciation du bien-fondé de la résiliation, nous vous proposerions, après avoir posé les règles applicables à la résiliation unilatérale pour un motif tiré de l’irrégularité du contrat, de confirmer la solution de la cour car, comme nous l’avons vu, l’irrégularité qui entachait la conclusion du contrat était de nature, dans les circonstances de l’espèce, à en justifier la résiliation unilatérale. Mais le fait de ne pas justifier la résiliation par un motif d’intérêt général mais par l’irrégularité du contrat a aussi une incidence sur l’application de la clause d’indemnisation, qui ne peut s’appliquer dans ce dernier cas.
Par ailleurs, vous ne pourrez procéder à la substitution de motifs que vous propose la communauté d’agglomération en défense, tirée de ce que le marché à bons de commande ne prévoyant aucun minimum, la société ne subirait aucun préjudice du fait de la résiliation. Mais si cette circonstance est en effet de nature à exclure toute indemnisation d’un manque à gagner trop éventuel, la résiliation peut être la cause directes d’autres préjudices.
Nous vous invitons donc à annuler l’arrêt en raison de l’erreur de droit commise par la cour se plaçant dans le cadre juridique de la résiliation pour motif d’intérêt général, afin qu’un débat s’engage entre les parties tant sur le bien fondé du motif d’irrégularité invoqué que sur les modalités de l’indemnisation qui en résultent.
Et par ces motifs nous concluons :
– à l’annulation des articles 1er et 3 de l’arrêt ainsi que du 4 en tant qu’il a rejeté les conclusions d’appel de la société CNE et au renvoi de l’affaire à la cour administrative d’appel de Nancy ;
– à ce que vous mettiez à la charge de la communauté d’agglomération Reims Métropole le versement à la CNE d’une somme de 3 000 € au titre des frais exposés. ■
- CE 6 mai 1985, Assoc. Eurolat, n° 41589 : RFDA 1986, p. 21, concl. Genevois. [↩]
- CE 10 juillet 1996, Coisne, n° 140606. [↩]
- CE 7 mai 2013, Société auxiliaire des parcs de la région parisienne, n° 365043 : Rec., p. 137. [↩]
- Par exemple, CAA Nantes 11 avril 2014, Agrocampus ouest, 12NT00053. [↩]
- N° 304802. [↩]
- CE S. 3 juin 2017, Syndicat mixte de promotion de l’activité transmanche, n° 398445. [↩]
- CE 1er octobre 2013, Société Espace habitat construction, n° 349099 : Rec., T., p. 695. [↩]
- CE Ass. 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, n° 358994 : Rec., p. 70. [↩]
- CE S. 1er juillet 2019, Association pour le musée des îles Saint-Pierre-et-Miquelon, n° 412243. [↩]
- Par exemple, CE 11 mai 2016, Rouveyre, n° 383768. [↩]
- CE 10 février 2016, Soc. SMC 2, n° 382148 : Rec., T., p. 825. [↩]
- CE S. 10 avril 2008, Société Jean-Claude Decaux et Département des Alpes-Maritimes, n° 244950. [↩]
- CE 6 octobre 2017, Société Cégélec Perpignan, n° 395268 : Rec., p. 311. [↩]
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