Depuis un an, vous avez posé un certain nombre de jalons jurisprudentiels relatifs aux ententes anticoncurrentielles et à leurs conséquences sur le droit de la commande publique. Rappelons-les rapidement afin de situer les présents pourvois.
Peu de jurisprudence était intervenue depuis votre décision de référence Société Campenon-Bernard du 19 décembre 20071. Deux points clé ressortent de cette décision et il est toujours utile de les avoir à l’esprit : le premier est qu’une entente anticoncurrentielle constitue un dol dès lors qu’elle a conduit à vicier le consentement de la personne publique à entrer dans un lien contractuel ; le second est qu’une personne publique victime d’un tel dol peut choisir d’engager soit une action en nullité (désormais en contestation de la validité) devant le juge du contrat, soit une action quasi délictuelle en réparation, soit les deux.
Quatre décisions importantes se sont succédées en 2019/2020.
D’abord, avec la décision de Section Association pour le musée des Iles Saint-Pierre et Miquelon2, vous avez jugé que l’action en annulation du contrat était ouverte pendant toute la phase d’exécution du contrat.
Ensuite, avec la décision SNCF Mobilités3, vous avez dégagé les règles relatives à la prescription, en termes de point de départ et de délais, s’agissant tant de l’action en annulation que de l’action en responsabilité quasi délictuelle.
Un ensemble de trois affaires relatives au cartel de la signalisation routière a été jugé le 27 mars 20204, et vous a permis de dégager deux points importants :
– d’une part, la compétence du juge administratif pour connaître de conclusions dirigées contre des membres de l’entente autres que l’attributaire du marché ;
– d’autre part, le principe de condamnation solidaire des membres de l’entente.
Enfin, avec la récente affaire Société Lacroix Signalisation c/ Seine-Maritime5, vous avez défini les conséquences financières de l’annulation d’un contrat : en cas d’annulation du contrat en raison d’une pratique anticoncurrentielle imputable au cocontractant, ce dernier doit restituer les sommes que lui a versées la personne publique mais peut prétendre en contrepartie, sur un terrain quasi-contractuel, au remboursement des dépenses qu’il a engagées et qui ont été utiles à celle-ci, à l’exclusion, en conséquence, de toute marge bénéficiaire.
C’est dans ce cadre qu’il vous revient aujourd’hui de juger les cinq pourvois appelés.
Précisons d’emblée qu’est ici seulement en jeu une action en responsabilité quasi délictuelle.
Un cartel européen a été constitué dans les années 1980 – sans doute bien avant – dans le domaine des équipements professionnels à base de carbone et de graphite. À la suite de l’auto-dénonciation de l’un de ses membres – la société Morgan Crucible – ces entreprises ont été condamnées par la Commission européenne à des amendes comprises entre 1 et 23 millions d’euros, par une décision du 3 décembre 2003, pour leurs pratiques anticoncurrentielles entre 1988 et 1999. La Commission a retenu que ces sociétés avaient participé à une infraction unique et continue, consistant à fixer de façon directe ou indirecte les prix de vente et d’autres conditions de transaction applicables aux clients, à répartir les marchés, notamment par l’attribution de clients et à mener des actions coordonnées (restrictions quantitatives, hausses des prix et boycottages) à l’encontre des concurrents qui n’étaient pas membres du cartel. Cette décision a été confirmée par le Tribunal de première instance des Communautés européennes (TPI) puis par la CJCE.
La SNCF qui, pour faire fonctionner ses trains, a besoin de produits à base de carbone et de graphite, a estimé avoir subi un préjudice du fait de ces pratiques. Elle a saisi concomitamment le tribunal de commerce – qui a décidé de surseoir à statuer – et le tribunal administratif de Paris. Ce dernier a estimé que la juridiction administrative était bien compétente, mais il a rejeté les demandes de la SNCF, devenue SNCF Mobilités, au motif qu’elle n’établissait pas le caractère certain de son préjudice. Après avoir tenté une médiation, qui a échoué, la cour administrative d’appel de Paris, au vu de nouvelles études économiques produites en appel, a, par l’arrêt attaqué avant-dire droit du 13 juin 2019, annulé le jugement et ordonné une expertise pour évaluer le préjudice de SNCF Mobilités. Contrairement au tribunal administratif, la cour a jugé que SNCF Mobilités établissait bien avoir subi un préjudice justifiant la condamnation solidaire de toutes les sociétés, mais a ordonné une expertise afin de fixer son montant et le quantum exact de chacune des sociétés.
Nous identifions quatre grandes questions posées par les pourvois, au sein desquels nous aborderons leurs différents moyens, pour partie communs.
I. La première porte sur la compétence de la juridiction administrative
Par la décision Département de la Savoie6, le Tribunal des conflits a retenu que les litiges opposant une personne publique à une entreprise ayant répondu à un appel d’offres préalable à la passation d’un marché public, nés à l’occasion du déroulement de la procédure de passation de ce marché public, relèvent, comme ceux relatifs à l’exécution d’un tel marché, de la compétence des juridictions administratives.
Deux ans plus tard, s’agissant des ententes, votre décision Campenon-Bernard précitée a affirmé, en se référant à cette décision Département de la Savoie, que la compétence du juge administratif couvrait les litiges ayant pour objet l’engagement de la responsabilité de sociétés en raison d’agissements dolosifs « susceptibles d’avoir conduit une personne publique à contracter avec elles à des conditions de prix désavantageuses et tendant à la réparation d’un préjudice né des stipulations du contrat lui-même ».
Si cette décision a ainsi tranché nettement la compétence du juge administratif s’agissant de l’entreprise attributaire du marché, elle n’évoquait pas le litige concernant les autres entreprises auteures d’agissements dolosifs.
Le tribunal des conflits s’est prononcé, postérieurement, avec la décision Région Ile-de-France c/ M. Nautin et autres7, en jugeant que relevait de la juridiction administrative un litige ayant pour objet d’engager la responsabilité de sociétés auxquelles sont imputés des comportements susceptibles d’avoir altéré les stipulations d’un contrat administratif, notamment ses clauses financières et d’avoir ainsi causé un préjudice à la personne publique qui a conclu ce contrat.
Vous avez vous-même confirmé et précisé cette compétence par les récentes décisions précitées relatives au cartel de la signalisation routière le 27 mars dernier8, dans un souci de cohérence et d’unité du traitement de ces affaires, par le juge administratif. Ainsi, un litige ayant pour objet l’engagement de la responsabilité quasi délictuelle de sociétés en raison d’agissements dolosifs susceptibles d’avoir conduit une personne publique à contracter avec l’une d’entre elles, à des conditions de prix désavantageuses, qui tend à la réparation d’un préjudice né du contrat lui-même et résultant de la différence éventuelle entre les termes du marché effectivement conclu et ceux auxquels il aurait dû l’être dans des conditions normales, relève de la compétence des juridictions administratives. Quelles sont à cet égard les particularités de notre affaire ?
La nature des contrats passés par la SNCF – administrative ou non – doit, en amont, être précisée, car elle conditionne la suite du raisonnement que nous venons d’évoquer. Comme cela est bien connu, lorsqu’un contrat conclu entre une personne publique – notamment un EPIC comme la SNCF avant le 1er janvier 2020 – et une personne privée comporte une clause exorbitante du droit commun, il constitue un contrat administratif, dont le contentieux relève de la compétence de la juridiction administrative9, étant précisé que le Tribunal des conflits se réfère aujourd’hui à la notion de « régime exorbitant des contrats administratifs »10.
Une clause permettant la résiliation unilatérale du contrat, même en l’absence de manquement aux obligations contractuelles, suffit ainsi à caractériser un contrat administratif11. Le Tribunal des conflits a également précisé, par cette décision, que présente un caractère administratif un contrat qui, sans inclure une telle clause, se réfère à un cahier des charges qui la mentionne.
C’est là qu’intervient un point factuel dont on ne peut nier qu’il est délicat : la SNCF n’a pas produit ces contrats devant les juges du fond. Elle indique les avoir détruits après un délai d’archivage de dix ans, dès lors qu’ils dataient de près de 25 ans. Elle a toutefois présenté diverses pièces (des tableaux retraçant les opérations conclues avec les sociétés concernées, avec des références aux contrats conclus), qui ont convaincu le tribunal administratif puis la cour administrative d’appel qu’elle justifiait ainsi de l’existence même de ces contrats conclus avec une partie des sociétés membres du cartel, notamment la société Le Carbone Lorraine SA, désormais appelée Mersen SA.
S’agissant de l’existence même des contrats, les juges du fond ont apprécié souverainement les pièces qui leur étaient soumises et nous ne décelons pas de dénaturation (contrôle que vous exercez sur ce point12) à avoir retenu, au regard des pièces produites et de l’ancienneté du dossier, que des liens contractuels unissaient la SNCF avec les entreprises. Nous n’avons finalement guère de doute sur l’existence même des contrats au regard des écritures produites par les sociétés elles-mêmes ou – lorsqu’elles contestent la lecture de leurs écritures – au regard des éléments résultant de l’instruction, avec notamment des échanges portant sur la durée moyenne de ces contrats. S’agissant de la présence de clauses exorbitantes au sein de ces contrats, la cour s’est fondée – à tort – sur le cahier des clauses et conditions générales applicables aux marchés de construction, de maintenance et de transformation du matériel roulant de la SNCF (CCCG). Nous y voyons une erreur matérielle, erreur qui est, en tout état de cause, sans incidence, puisque le même type de clauses, permettant une résiliation unilatérale du contrat pour motif d’intérêt général, et suffisant à caractériser un contrat administratif, figurait également dans le CCCG applicable aux marchés de fournitures.
La cour a considéré que ces contrats recelaient nécessairement des clauses exorbitantes du droit commun. Plus qu’une évidence, ce n’est en réalité qu’une très forte probabilité. Mais nous ne vous proposons pas de censurer l’arrêt pour dénaturation pour cette seule rédaction malheureuse. Le tribunal administratif avait d’ailleurs estimé que « dans les circonstances particulières de l’affaire, caractérisées par l’ancienneté des faits et le caractère lacunaire des documents contractuels qui en résulte », la SNCF devait « être regardée comme apportant les preuves suffisantes que les contrats conclus avec les sociétés défenderesses étaient soumis au CCCG applicable à ses marchés de fournitures ». Puis il avait relevé que ce CCCG comportait des clauses exorbitantes de droit commun et que les contrats en cause présentaient donc un caractère administratif. Et, sur le fond, la SNCF avait mis en place un système dit de qualification préalable, impliquant le respect sans réserve du CCCG, ce qui abonde dans le sens non d’une certitude, mais d’une extrême probabilité.
Si vous nous suivez, vous pourrez alors écarter facilement le moyen tiré de ce que la cour aurait commis une erreur de droit en s’abstenant de vérifier si la SNCF avait conclu un contrat avec certaines des sociétés requérantes, en application de votre jurisprudence Société Lacroix Signalisation précitée du 7 mars dernier, alors même qu’elles n’ont pas été attributaires du contrat conclu.
La cour pouvait ainsi retenir la compétence de la juridiction administrative pour statuer sur le litige portant sur l’engagement de la responsabilité quasi délictuelle des sociétés, sans rechercher si chacune avait elle-même conclu des contrats administratifs avec la SNCF.
Bien qu’elle ne soit pas nécessaire à la résolution de notre affaire, il nous semble que ce litige met en lumière une intéressante question. Selon la jurisprudence de la CJUE sur l’effet d’ombrelle – sur laquelle nous reviendrons – la victime de pratiques anticoncurrentielles peut subir un préjudice en raison de la conclusion d’un contrat avec une entreprise non membre du cartel dès lors que l’action de celui-ci élève artificiellement les prix de marché pour l’ensemble de ses acteurs. Ceci est susceptible d’avoir des conséquences élargissant encore la sphère de compétence du juge administratif : dès lors qu’une personne publique soutient, dans le cadre d’achats réalisés sur le fondement d’un contrat administratif quel qu’il soit – y compris avec une société non membre de l’entente – avoir été victime de l’entente, elle devrait, en toute logique, pouvoir saisir le juge administratif à l’encontre des sociétés membres de l’entente d’une action en responsabilité quasi délictuelle.
Votre jurisprudence actuelle s’appuie sur l’existence d’un contrat administratif avec l’une des sociétés membres de l’entente, ce qui correspondait aux cas dont vous avez eu à connaître. Et vous pouvez en rester là aujourd’hui, puisque la cour, au terme d’une appréciation souveraine, a retenu qu’un contrat avait existé avec l’une des sociétés.
Mais en allant au bout de la logique de l’effet d’ombrelle, il nous semble qu’il pourrait suffire, pour que le juge administratif soit reconnu compétent, qu’il existe d’une part un contrat administratif, d’autre part, un préjudice subi du fait de l’existence d’une entente sur le secteur concerné, ce qui contribuerait à dégager un bloc de compétences complet. Vous aurez sans doute un jour, ou le Tribunal des conflits, à trancher cette question.
À ce stade, en l’espèce, vous pourrez, au profit d’un léger redressement de l’arrêt, écarter les différents moyens des pourvois tirés de l’incompétence de la juridiction administrative.
II. La deuxième grande question posée par les pourvois concerne l’application des règles de prescription
S’agissant des actions en responsabilité quasi délictuelle, qui nous intéressent ici, la décision précitée SNCF Mobilité du 22 novembre dernier a permis de clarifier l’existence de quatre périodes distinctes :
– jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008, les actions fondées sur la responsabilité quasi délictuelle des auteurs de pratiques anticoncurrentielle se prescrivent par 10 ans à compter de la manifestation du dommage ;
– après l’entrée en vigueur de cette loi, la prescription est régie par les dispositions de l’article 2224 du code civil (5 ans) ;
– pendant la période transitoire (actions en cours au moment de la loi de 2008), les dispositions transitoires conduisent à ce que le nouveau délai s’applique à compter de l’entrée en vigueur de la loi, sans pouvoir dépasser au total l’ancien délai13 ;
– enfin, depuis l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 9 mars 2017, il convient de se référer aux dispositions de l’article L. 482-1 du code de commerce (5 ans).
En l’espèce, l’arrêt fait application du délai pertinent : la décision de la commission européenne a, en effet, été publiée le 28 avril 2004, soit avant l’entrée en vigueur de la loi et le délai courait toujours au moment de celle-ci. Un délai de cinq ans s’appliquait donc à compter du 19 juin 2008, soit jusqu’au 19 juin 2013, et l’action a été engagée juste avant, le 17 juin 2013. « Just in time » c’est vrai, mais dans le délai.
La cour a donc eu raison, comme le tribunal administratif, d’écarter les moyens tirés de ce que l’action de la SNCF était prescrite. Toutefois, deux questions surgissent du fait de la rédaction retenue par l’arrêt et de la question du point de départ précis.
La cour ne devait pas, en effet, se référer à l’ancien article 1304 du code civil, applicable à une action en nullité, mais aux règles applicables pour une action en responsabilité quasi délictuelle, à savoir l’article 2270-1 du code civil. Cela étant dit, s’agissant d’une entente, les notions de découverte du dol ou de manifestation du dommage se rejoignent en réalité assez largement, même si conceptuellement elles sont différentes. Dans les deux cas, vous fixez le point de départ à la date correspondant à « la connaissance suffisamment certaine » de l’étendue des pratiques anticoncurrentielles14.
La fixation de ce point de départ résulte d’un faisceau d’indices, mais il correspond souvent, de fait – au regard des contentieux que la juridiction administrative a déjà eu à connaître – et il correspondra sans doute souvent, assez logiquement, à la date de la décision de l’Autorité de la concurrence – ou de la Commission européenne. D’un côté, le délai ne doit pas être déclenché prématurément car, par exemple, de simples soupçons ne peuvent suffire, de l’autre il ne s’agit pas laisser courir indéfiniment les délais, et c’est pourquoi vous avez déjà considéré que le caractère de décision devenue définitive n’était pas nécessaire, dès lors que les faits sont suffisamment certains à la date de la décision, même non définitive, pour engager une action devant le juge15.
Cela étant précisé, vous pourriez hésiter entre la date de la décision ou la date de la publication de celle-ci. Vous n’avez pas eu à traiter ce point expressément dans les jurisprudences précitées.
Il nous paraît, à vrai dire, très logique de se placer, comme la cour l’a fait, à la date de la publication de la décision, puisque la notion clé est bien celle de la connaissance des faits, ce qui suppose une publicité de la décision.
Tout en redressant quelque peu le raisonnement de la cour, vous pourrez donc écarter les moyens relatifs aux règles de prescription, la solution retenue par l’arrêt étant fondée tant sur le bon point de départ que sur le bon délai applicable, et conduisant à estimer, à juste titre, que l’action n’était pas prescrite.
III. Troisième question : La faute et l’engagement de la responsabilité
Par votre décision Société Lacroix Signalisation du 27 mars dernier précitée, vous avez jugé que « lorsqu’une personne publique est victime, à l’occasion de la passation d’un marché public, de pratiques anticoncurrentielles, il lui est loisible de mettre en cause la responsabilité quasi délictuelle non seulement de l’entreprise avec laquelle elle a contracté, mais aussi des entreprises dont l’implication dans de telles pratiques a affecté la procédure de passation de ce marché, et de demander au juge administratif leur condamnation solidaire ».
Le préjudice dont la réparation est demandée est la résultante de l’action commune des membres de l’entente. L’entreprise qui s’engage à ne pas candidater sur le marché litigieux, ou encore celle qui candidate « pour la forme » avec des prix prohibitifs, ne saurait être exonérée de sa responsabilité du seul fait qu’elle n’est pas attributaire du marché.
L’évolution ultérieure du droit – qui n’était pas applicable au litige16, ce qui est également le cas ici – conduisait aussi en ce sens, ce principe de condamnation solidaire étant désormais clairement inscrit tant dans la directive du 26 novembre 201417 qu’à l’article L. 481-9 du code de commerce, issu de l’ordonnance du 9 mars 201718.
En l’espèce, s’agissant des filiales, ainsi que l’a relevé la cour, la Commission européenne a « aux points 77 et 245 de sa décision, expressément regardé les filiales des sociétés mères membres du cartel comme étant les coauteurs de l’infraction alléguée au droit de la concurrence, dès lors qu’elles avaient participé, notamment en France, à sa mise en œuvre ». Leurs représentants participaient effectivement aux réunions du cartel.
Nous n’avons, en conséquence, aucun doute à valider le raisonnement de la cour sur le principe même d’une condamnation solidaire des sociétés membres du cartel, y compris des filiales en l’espèce, en application des règles récemment dégagées par votre jurisprudence.
Toutefois, une particularité d’ordre chronologique doit être prise en compte : l’une des sociétés – Morgan Carbon France – n’est devenue la filiale d’un membre du cartel qu’en 1997, étant rappelé que le moment litigieux s’étend de 1988 à 1999.
La question de la participation partielle ou discontinue à une entente a été étudiée dans l’étude de référence parue à l’AJDA19 sur la réparation du dommage causé par les ententes devant le juge administratif. Il apparaît, dans les différents contentieux devant les tribunaux administratifs, que certaines entreprises, sans nier leur participation à un cartel, font valoir qu’elles n’y ont participé que de façon discontinue. Dans une telle hypothèse, c’est à la société de démontrer qu’elle n’était pas membre de l’entente au moment où le marché public a été signé. Cette absence de participation au cartel si elle est établie peut, le cas échéant, la soustraire de la condamnation solidaire. En revanche, le caractère discontinu de la participation à l’entente ne saurait avoir cet effet si cette participation au moment de la signature du marché est établie, à charge pour la société de prouver qu’elle en était sortie.
Ce point n’est pas tranché à ce jour par votre jurisprudence : il nous semble que dans le cas d’un contrat unique définissant les prix au moment de sa signature, il convient de savoir si l’entreprise était ou non membre de l’entente à cette date. On pourrait toutefois estimer que cette vérification se fait aussi en cours d’exécution du contrat, car la société rejoignant le cartel bénéficie des effets de l’entente même si ce n’était pas le cas à l’origine. A fortiori, s’il y a une multiplication de contrats successifs sur une période donnée, l’appréciation des sociétés susceptibles d’être condamnées ou non suppose une vérification de leur participation à l’entente à cette date. Nous partageons la ligne qui se dégage des décisions des juges du fond, consistant à estimer que c’est à l’entreprise membre du cartel et condamnée comme telle de démontrer, le cas échéant, qu’elle n’y était pas entrée ou en était sortie au moment de la détermination des liens contractuels avec la personne publique.
Or, en l’espèce, il ressort des écritures devant les juges du fond20 que la durée des contrats était en général comprise entre un an et trois ans. Il y a donc eu plusieurs contrats sur la période de onze ans de l’entente. La société Morgan Carbon France n’est devenue la filiale d’un membre du cartel que deux ans avant la fin de l’entente. Sa responsabilité ne peut être recherchée – au plus – qu’à compter de 1997. Nous disons « au plus » car si d’autres éléments avaient été présentés par la société devant le juge, tendant à montrer par exemple qu’aucun contrat n’a été signé sur les deux dernières années, ou encore qu’elle n’a pu en tirer aucun bénéfice, nous n’excluons pas le fait qu’il aurait fallu les examiner. Mais son argumentation n’est tirée que de ce qu’elle n’a pas été filiale avant 1997, ce qui nous conduit donc à l’isoler pour la période antérieure. La cour a donc, sur ce point, inexactement qualifié les faits.
Enfin, les sociétés membres du cartel soulevaient devant la cour un argument que vous n’avez pas encore rencontré dans les précédentes affaires qui vous ont été soumises : elles affirmaient que durant une partie de la période d’existence du cartel (entre 1988 et 1994), la société Gerken, principal fournisseur de la SNCF, extérieure au cartel, se serait approvisionnée en blocs de carbone auprès d’une entreprise américaine, de sorte que le cartel ne pouvait la manipuler. Mais la cour a relevé que cette allégation était contredite par le point 158 de la décision de la Commission, montrant que les décisions anticoncurrentielles prises par le cartel ont eu un effet général sur les prix du marché. Or, la CJUE retient que la victime de pratiques anticoncurrentielles peut subir un préjudice en raison de la conclusion d’un contrat avec une entreprise non membre du cartel dès lors que l’action de celui-ci élève artificiellement les prix de marché pour l’ensemble de ses acteurs. C’est l’effet dit d’ombrelle que nous évoquions précédemment quant à ses effets possibles sur la compétence du juge administratif21,(( L’article 101 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une interprétation et à une application du droit interne d’un État membre qui consiste à exclure de manière catégorique, pour des motifs juridiques, que des entreprises participant à une entente répondent sur le plan civil de dommages résultant de prix qu’une entreprise ne participant pas à cette entente a fixés, en considération des agissements de ladite entente, à un niveau plus élevé que celui qui aurait été appliqué en l’absence d’entente. »)). La directive précise d’ailleurs désormais que « le droit à réparation est reconnu à toute personne physique ou morale […] indépendamment de l’existence d’une relation contractuelle directe avec l’entreprise qui a commis l’infraction »22.
La cour n’a donc pas commis d’erreur de droit sur ce point. Au total, la responsabilité des sociétés membres de l’entente peut, d’une part, comme nous l’avons déjà jugé, faire l’objet d’une condamnation solidaire, quand bien même une société membre de l’entente n’est pas attributaire du contrat signé avec la personne publique requérante, d’autre part, cette responsabilité solidaire peut elle-même être engagée à raison d’achats réalisés à l’intérieur du marché considéré, y compris auprès de fournisseurs externes au cartel, dès lors que l’entente a eu pour effet de hausser les prix sur l’ensemble du marché.
IV. Quatrième et dernière question : le préjudice
Contrairement à ce qui est soutenu, la cour n’a pas estimé que le préjudice de la SNCF était établi par la seule décision de la Commission européenne. Elle a estimé que la charge de la preuve de la répercussion des surcoûts à ses clients n’incombait pas exclusivement à la SNCF.
Vous n’avez pas encore eu l’occasion de vous prononcer sur la question de la preuve et des effets éventuels de la répercussion du surcoût sur les prix pratiqués à l’égard des consommateurs finaux.
Nous ne méconnaissons pas la jurisprudence judiciaire, et notamment un arrêt inédit de la chambre commerciale de la Cour de cassation, selon lequel il appartient à la victime du cartel de prouver qu’elle n’a pu répercuter le surcoût sur le consommateur final23.
Nous partageons, par ailleurs, avec les sociétés requérantes l’idée que la jurisprudence de la CJUE24 retenant qu’il n’y a pas lieu d’exiger d’un assujetti qui réclame le remboursement d’une taxe qu’il estime indue la preuve qu’il ne l’aurait pas répercutée sur des tiers, sur laquelle s’est notamment fondée la rapporteure publique devant la cour, n’est pas aisément transposable.
La question de la répercussion sur le consommateur final et de sa preuve est d’une redoutable complexité, ainsi qu’en atteste une communication de la Commission publiée au JOUE du 9 août 2019, au sujet des « orientations à l’intention des juridictions nationales sur la façon d’estimer la part du surcoût répercutée sur les acheteurs indirects ».
Finalement, ce qui nous détermine, c’est l’évolution des textes. L’article L. 481-4 du code de commerce, dans sa rédaction issue de l’ordonnance de 2017, transposant la directive de 2014, dispose que : « L’acheteur direct ou indirect, qu’il s’agisse de biens ou de services, est réputé n’avoir pas répercuté le surcoût sur ses contractants directs, sauf la preuve contraire d’une telle répercussion totale ou partielle apportée par le défendeur, auteur de la pratique anticoncurrentielle. » Bien que ces dispositions ne soient pas applicables au litige, comme nous l’avons dit, nous ne pouvons que relever que ces textes vont dans le sens de l’arrêt. Et s’agissant d’un point sur lequel la jurisprudence du Conseil d’État n’est pas encore établie, nous ne voyons pas de raison d’emprunter une voie qui serait déjà désuète demain et irait dans un sens moins protecteur pour les victimes des ententes.
Nous vous proposons donc de suivre le raisonnement de la cour quant à la charge de la preuve sur la répercussion des surcoûts, n’incombant pas – ou pas exclusivement – à la victime de l’entente.
S’agissant enfin des intérêts moratoires, votre jurisprudence constante retient que les intérêts dus en application des dispositions alors applicables de l’article 1153 du code civil courent à compter du jour où la demande de paiement du principal est parvenue au débiteur ou, en l’absence d’une telle demande préalablement à la saisine du juge, à compter du jour de cette saisine25,26. Vous avez réaffirmé encore récemment ce raisonnement par la décision de Section Ministre de l’Action et des comptes publics c/ Simon27. La cour a donc commis une erreur de droit en ordonnant à l’expert de calculer les intérêts moratoires à compter de la date à laquelle le préjudice est survenu.
À vrai dire, le caractère opérant de ce moyen pourrait être discuté puisque le mode de calcul des intérêts fixé par la cour dans l’arrêt avant-dire droit ne l’engage pas nécessairement pour son arrêt définitif. Toutefois, d’une part, l’erreur de droit est là, d’autre part, il serait étonnant qu’elle ne suive pas une règle qu’elle a elle-même fixée à l’intention de l’expert, enfin, il nous semble préférable que vous censuriez cet arrêt dès ce stade plutôt que de retenir votre plume dans l’attente de l’arrêt final. Nous vous proposons donc d’annuler l’arrêt sur ce second point particulier.
Aucun autre moyen des pourvois ne justifie l’annulation de l’arrêt attaqué.
Par ces motifs, nous concluons :
– à l’annulation de l’arrêt attaqué en tant que, d’une part, il retient la responsabilité de la société Morgan Carbon France pour la période antérieure à 1997, d’autre part, il prescrit à l’expert de calculer les intérêts moratoires à compter de la date à laquelle le préjudice est intervenu ;
– au renvoi de l’affaire, dans cette mesure, à la cour administrative d’appel de Paris ;
– au rejet du surplus des conclusions ;
– à ce que pour chacun des pourvois, la somme de 2000 € soit mise à la charge de la ou des sociétés requérantes – à titre global et solidaire dans ce cas – à verser à SNCF Voyageurs au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative, sauf pour Morgan Carbon France – eu égard à l’annulation seulement partielle la concernant – pour laquelle une somme de 500 € à verser est proposée au même titre. ■
- N° 268918 : Rec., p. 507, concl. Pdt Boulouis. [↩]
- CE 1er juillet 2019, n° 412243 : A, concl. A. Lallet. [↩]
- CE 22 novembre 2019, n° 418645 : B, à nos conclusions. [↩]
- Société Signalisation France c/ Département de la Manche, n° 420491 ; Société Lacroix Signalisation c/ Département de l’Orne, n° 421758 ; Société Signaux Girod c/ Département de l’Orne, n° 421833, à nos conclusions. [↩]
- CE 10 juillet 2020, n° 420045 : A, à nos conclusions. [↩]
- 23 mai 2005, n° 3450 : Rec., p. 658. [↩]
- 16 novembre 2015, n° 4035. [↩]
- Plus précisément les numéros 421758 et 421833. [↩]
- 31 juillet 1912, Société des granits porphyroïdes des Vosges, n° 30701 : Rec., p. 909. [↩]
- TC 13 octobre 2014, SA Axa France IARD, n° 3963 : A. [↩]
- TC 5 juillet 1999, UGAP, n° 03167 : A. [↩]
- Sur la question de savoir s’il existe entre des personnes des relations contractuelles : 8 juin 1999, Ministre de l’Équipement, du logement et des transports et Syndicat intercommunal de collecte et de traitement des ordures ménagères des Combrailles, n° 145849 : Rec., T., p. 892. [↩]
- Aux termes du II de l’article 26 de cette loi : « Les dispositions de la présente loi qui réduisent la durée de la prescription s’appliquent aux prescriptions à compter du jour de l’entrée en vigueur de la présente loi, sans que la durée totale puisse excéder la durée prévue par la loi antérieure. » [↩]
- Décision SNCF mobilités préc. [↩]
- Décision SNCF Mobilités, préc. [↩]
- Voir article 12 de l’ordonnance de 2017 mais aussi article 22 de la directive 2014/104 : « 1. Les États membres veillent à ce que des dispositions nationales adoptées en application de l’article 21 afin de se conformer aux dispositions substantielles de la présente directive ne s’appliquent pas rétroactivement. / 2. Les États membres veillent à ce qu’aucune disposition nationale adoptée en application de l’article 21, autre que celles visées au paragraphe 1, ne s’applique aux actions en dommages et intérêts dont une juridiction nationale a été saisie avant le 26 décembre 2014. » En l’espèce, l’action en dommages et intérêts a été introduite par la SNCF le 17 juin 2013, soit avant le 26 décembre 2014. [↩]
- Directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014 relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des États membres et de l’UE. [↩]
- Ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017 relative aux actions en dommages et intérêts du fait des pratiques anticoncurrentielles. [↩]
- « Réparation du dommage causé par les ententes devant le juge administratif, Enseignements théoriques et pratiques tirés de l’étude du contentieux », Joëlle Adda, Rafael Amaro, Jean-François Laborde, AJDA 2019, p. 320. [↩]
- Mémoire n° 2 de la société Mersen en appel. [↩]
- CJUE 5 juin 2014, Kone AG et autres, C-557/12. [↩]
- Pt 13 de la directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014. [↩]
- C. Cass. Com. 15 mai 2012, n° 11-18495. [↩]
- CJCE 2 octobre 2002, Weber’s Wine World, C-147/01. [↩]
- CE S. 13 décembre 2002, Compagnie d’assurances Les Lloyd’s de Londres et autres, n° 203429 : Rec., p. 460. [↩]
- Article toujours applicable au litige, en application de l’article 9 de l’ordonnance n° 2016-13 du 10 février 2016. [↩]
- CE 1er juillet 2019, n° 413995 : Rec., p. 265. [↩]
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