Cadre juridique de la responsabilité du fait d’un ouvrage public
Il est à peine besoin de vous rappeler, d’autant que plusieurs affaires récentes nous ont déjà donné l’occasion de le faire, les différents régimes de responsabilité qui pèsent sur la personne qui a la garde d’un ouvrage public ou la maîtrise d’ouvrage de travaux publics du fait des dommages qu’ils causent. Des différents angles de présentation qui peuvent être adoptés en fonction des différents éléments constitutifs de la responsabilité, le plus pertinent nous semble, comme l’a démontré le professeur Chapus dans son étude sur la « structure de la responsabilité pour dommages de travaux publics »1, publiée en 1974 et qui n’a rien perdu de son actualité, celui reposant sur la nature du dommage, car il détermine le fondement de la responsabilité. La première distinction est donc entre les dommages permanents, qui sont inhérents à l’existence et au fonctionnement normal de l’ouvrage public ou à l’exécution régulière de travaux publics, et les dommages qui, parce qu’ils ne présentent pas ces caractéristiques, sont dits accidentels. Les premiers résultant d’une activité régulière, la responsabilité à laquelle ils peuvent donner lieu est une responsabilité sans faute, qui vise à ne les réparer qu’en tant qu’ils excèdent2, sur le fondement de la rupture d’égalité devant les charges publiques, la part que chaque citoyen est censé prendre à la réalisation de l’intérêt général3. D’où le fait qu’ils n’ouvrent droit qu’à réparation des préjudices présentant un caractère grave et spécial4.
Les dommages accidentels ouvrent en revanche droit à complète réparation du préjudice5, mais les conditions d’engagement de la responsabilité de la personne publique varient selon la situation de la victime selon le fait générateur du dommage et les caractéristiques de l’ouvrage.
Ainsi, la responsabilité du gardien de l’ouvrage (ou de la personne pour le compte de laquelle sont réalisés des travaux publics) est une responsabilité pour faute à l’égard des participants et des usagers de l’ouvrage, les usagers bénéficiant d’une présomption de faute qui renverse la charge de la preuve de l’entretien normal de l’ouvrage sur le gardien de celui-ci6.
Les tiers, qui étaient jusqu’aux années 1950 soumis au même régime que les usagers, bénéficient depuis vos décisions de Section Grau, du 7 novembre 19527 et Beaufils, du 4 octobre 19578, d’un régime de responsabilité sans faute. La seule différence, mais elle est évidemment très importante, est que le gardien de l’ouvrage ne peut échapper à sa responsabilité en établissant qu’il a bien entretenu l’ouvrage. Seules la faute de la victime et la force majeure peuvent l’exonérer de tout ou partie de sa responsabilité.
Ce régime de responsabilité sans faute s’applique également aux usagers dans le cas exceptionnel où le dommage provient d’un ouvrage dangereux9.
Déterminer si la victime est tiers ou usager de l’ouvrage qui lui a causé un dommage est donc nécessaire lorsque le dommage présente un caractère accidentel, qu’il n’est pas exclusivement imputable à une faute de la victime ou à un cas de force majeure et que l’ouvrage n’est pas dangereux, car de cette qualification dépendra alors la possibilité pour la personne publique de s’exonérer de sa responsabilité en établissant qu’elle n’a pas commis de faute dans la garde de l’ouvrage. Les choses se compliquent un peu pour la victime si elle entend obtenir du juge qu’il enjoigne à la personne responsable de faire cesser le dommage10 mais tel n’étant pas le cas en l’espèce, nous terminerons ici ce panorama du cadre juridique dans lequel s’inscrit la présente affaire qui pose la question principale de la situation de la victime par rapport à l’ouvrage qui lui a causé un dommage.
Faits et procédure
Il s’agit d’un canal d’amenée d’eau du cours d’eau de la Siagne jusqu’à une usine hydroélectrique exploitée par EDF. Cette dernière, qui en est concessionnaire, a autorisé, par deux conventions conclues en 1992 et 2014, la régie des eaux du canal de Belletrud (RECB), établissement public de production et de distribution d’eau, à installer deux prises d’eau sur ce canal, pour y prélever, en cas de besoin et sous certaines conditions, de l’eau.
Dans la nuit du 12 au 13 février 2016, une partie de la voie communale que longe en surplomb le canal s’est effondrée, entraînant un important glissement de terrain qui a emporté une canalisation d’adduction d’eau potable de la régie et une partie du réseau de télécommunications par fibre optique qu’elle avait également installé, pour un préjudice total de près de 170 000 euros. Une expertise a été diligentée, dont il ressort, selon les motifs non contestés de l’ordonnance attaquée, que l’effondrement de la voie est directement imputable à la conception et à l’état du canal d’amenée d’eau, qui présentait des fissures à l’origine de fuites.
Parallèlement à l’action, toujours pendante, de la commune contre EDF, la RECB a saisi le juge du référé du tribunal administratif de Toulon de conclusions aux fins de condamnation d’EDF à lui verser la somme correspondant à son préjudice à titre de provision, conclusions auxquelles il a fait droit par une ordonnance confirmée par le juge du référé de la cour administrative d’appel de Marseille, dont l’ordonnance est à présent contestée devant vous par EDF.
Erreur de droit sur la notion de tiers
Le premier moyen du pourvoi, le plus intéressant, est tiré de ce que l’auteur de l’ordonnance a commis des erreurs de droit et de qualification juridique des faits en qualifiant la victime de tiers à l’ouvrage public au motif qu’elle ne prélevait pas d’eau du canal lorsque le sinistre s’est produit.
La pertinence de cette condition pour une qualification de la situation de la victime que vous contrôlez en cassation11 relève de l’erreur de droit.
L’auteur de l’ordonnance ayant également relevé qu’à supposer même que la victime soit regardée comme un usager de l’ouvrage, la responsabilité d’EDF à son égard n’en était pas moins engagée, faute pour elle d’apporter la preuve de l’entretien normal de l’ouvrage, ce qui conduisait dans tous les cas à considérer que l’obligation n’était pas sérieusement contestable, la critique de la qualification de tiers n’aura pas nécessairement d’incidence sur la solution du litige, mais elle vous permettra d’apporter d’utiles précisions sur les critères présidant à cette qualification.
Comme l’ont souligné la plupart des observateurs de votre jurisprudence, la qualification d’usager de l’ouvrage public est subordonnée à la condition que la victime utilise effectivement l’ouvrage et qu’elle ait été exposée à subir le dommage du fait de cette utilisation. Dans son cours12, le président Odent écrit ainsi que « la jurisprudence assimile […] aux usagers tous les bénéficiaires d’un travail ou d’un ouvrage public » et il cite à l’appui de cette affirmation votre décision du 27 novembre 1963, Commune de la Roque d’Anthéron13 par laquelle vous avez qualifié d’usager un agriculteur victime d’inondations en provenance d’un canal d’irrigation de ses parcelles. Vous avez retenu la même qualification à propos d’un éleveur qui abreuvait ses animaux dans l’eau du canal14. Le professeur Chapus souligne aussi que l’usager d’un ouvrage public est « la personne qui bénéficie d’un ouvrage public en l’utilisant »15, analyse partagée par Y. Gaudemet qui indique que « l’usager est celui qui utilise effectivement l’ouvrage » et ajoute que « le riverain n’apparaît comme usager que lorsque le dommage trouve son origine dans l’utilisation même de l’ouvrage, c’est-à-dire dans son fonctionnement »16. Les régimes de responsabilité appliqués en cas de dommages provenant de voies publiques confirment le caractère déterminant de l’utilisation de l’ouvrage : lorsque la victime subit le dommage du seul fait qu’elle est riveraine de la voie, elle est qualifiée de tiers17, alors qu’elle est usager lorsqu’elle le subit au cours de l’utilisation qu’elle en fait, comme le montre la très nombreuse jurisprudence relative aux accidents subis par des piétons ou automobilistes du fait d’obstacles rencontrés sur des voies publiques. Mais la meilleure illustration de la distinction ressort peut-être de votre décision d’Assemblée du 28 mai 1971, Département du Var18, relative aux conséquences dommageables de la rupture du barrage de Malpasset, certes incomparablement plus dramatiques que celles du cas d’espèce, mais qui n’en présente pas moins avec elle certaines analogies. Vous avez jugé que la ville de Fréjus était usager en tant qu’elle avait subi des dommages à son réseau de distribution d’eau, pour l’alimentation duquel avait notamment été construit le barrage et tiers en ce qui concerne les autres dommages.
Le critère de distinction entre l’usager et le tiers est donc l’utilisation que la victime faisait de l’ouvrage et à l’occasion de laquelle elle a subi le dommage. Il traduit l’esprit de la distinction des régimes de responsabilité qu’il s’agit de mettre en œuvre, qui tend à mieux protéger la victime qui ne tire aucun bénéfice direct de l’ouvrage qui lui a causé un dommage.
Nous ne pensons pas nécessaire d’ajouter d’autres conditions à ce critère : il n’est pas besoin de rechercher si l’ouvrage a fait l’objet d’une adaptation particulière aux besoins de celui qui l’utilise19, même si cette circonstance pourra, le cas échéant, confirmer qu’il en est bien usager.
L’application de ce critère au cas d’espèce conduit à reconnaître à la RECB la qualité d’usager du canal car les dommages qu’elle a subis du fait de cet ouvrage touchent les installations mises en place pour prélever et acheminer de l’eau du canal, le câble de fibre optique profitant lui-même de cette installation. La RECB doit donc être regardée comme ayant subi des dommages en qualité d’usager de l’ouvrage car les dommages ont porté sur les biens qui étaient directement liés à l’utilisation qu’elle faisait de l’ouvrage. La circonstance qu’elle ne prélevait pas d’eau au moment du dommage nous semble effectivement, comme le soutient le pourvoi, sans incidence sur cette qualification, dès lors que les biens endommagés avaient directement ou indirectement pour fonction de permettre l’utilisation de l’ouvrage. Sur ce dernier point, l’auteur de l’ordonnance attaquée a donc bien commis une erreur de droit, qui l’a conduit à une qualification de tiers erronée.
Mais, comme nous l’avons dit, il a également et avec prudence précisé que la responsabilité d’EDF était également engagée envers la RECB si elle devait être regardée comme un usager, car EDF n’établissait pas avoir normalement entretenu l’ouvrage public.
Ce raisonnement alternatif nous paraît parfaitement légitime dans le cadre de l’office du juge du référé provision qui doit vérifier que l’obligation n’est pas sérieusement contestable. Or telle est bien le résultat du constat que le gardien de l’ouvrage est responsable du dommage causé, que ce soit sans faute ou pour une faute dont il n’a pas pu renverser la présomption.
Rejet du deuxième moyen
Le deuxième moyen du pourvoi est dirigé contre ces derniers motifs, par lesquels l’auteur de l’ordonnance attaquée a jugé qu’EDF n’apportait la preuve ni de ce qu’il avait correctement entretenu l’ouvrage, ni de ce que le dommage était imputable à la canalisation installée par la RECB.
Il nous retiendra moins longtemps.
D’une part, vous laissez aux juges du fond apprécier souverainement si le gardien de l’ouvrage apporte la preuve de son entretien normal20 et rien ne permet de considérer que l’auteur de l’ordonnance attaquée aurait dénaturé les pièces du dossier en relevant que les désordres trouvaient leur cause dans l’évacuation des eaux de drainage du canal en tête du talus et dans le fait « que le canal d’amenée souffrait d’un manque d’entretien caractérisé par l’existence de plusieurs fissures », constatations qui ressortent du rapport d’expertise.
D’autre part, l’auteur de l’ordonnance, qui n’avait pas à répondre à tous les arguments d’EDF, n’a pas davantage dénaturé les pièces du dossier en estimant que la remise sous pression probablement prématurée de la canalisation ne constitue pas une faute de la victime ayant concouru au dommage (vous laissez en effet à l’appréciation souveraine des juges du fond le caractère partiellement exonératoire de la faute de la victime, contrairement à son caractère exclusif21). Le rapport d’expertise impute au seul ouvrage d’EDF la responsabilité du glissement de terrain qui a endommagé la canalisation de la RECB. Sa remise sous pression a augmenté la quantité d’eau dans le sol, mais le dommage subi par la RECB était déjà entièrement constitué.
Clauses exonératoires écartées à bon droit
Le dernier moyen est tiré de ce que l’auteur de l’ordonnance attaquée aurait commis une erreur de droit et dénaturé les stipulations des conventions conclues entre EDF et la RECB en écartant l’application des clauses exonératoires de responsabilité qu’elles comportent au motif que « l’origine du sinistre étant étrangère à l’exécution des relations contractuelles, la société EDF ne peut en tout état de cause pas utilement se prévaloir des stipulations des conventions qu’elle a conclues avec la RECB prévoyant l’exclusion de sa responsabilité à l’égard de cet établissement public ».
Ces critiques ne nous paraissent pas fondées.
Les clauses exonératoires de responsabilité ne peuvent s’appliquer que pour l’exécution des obligations nées du contrat dans lequel elles figurent. Les préjudices causés par des manquements à ces obligations ne peuvent d’ailleurs donner lieu qu’à une responsabilité contractuelle22. Lorsque la cause du dommage est étrangère à l’exécution de la convention, la responsabilité encourue ne trouve pas son fondement dans la méconnaissance d’une obligation contractuelle et les clauses exonératoires ou limitatives de responsabilité ne trouvent pas à s’appliquer. L’auteur de l’ordonnance attaquée n’a donc pas commis d’erreur de droit en se fondant sur le fait que l’origine du sinistre étant étranger à l’exécution des relations contractuelles.
Et il n’a, ce faisant, pas dénaturé le champ d’application de ces conventions qui ont pour objet de permettre à la RECB de prélever de l’eau dans le canal. Les obligations contractuelles auxquelles s’engageait EDF étaient de permettre ces prélèvements. Les clauses limitatives de responsabilité dont il se prévaut portent d’ailleurs sur les conséquences dommageables d’interruptions de fourniture ou d’avaries consécutives à l’entretien ou à l’exploitation des ouvrages d’EDF. Or le dommage dont la RECB demandait réparation n’est pas lié à un dysfonctionnement de la fourniture d’eau mais au glissement de terrain de la voie communale suite aux infiltrations d’eau en provenance des fissures du canal.
Et par ces motifs, nous concluons :
– au rejet du pourvoi :
– et à ce que vous mettiez à la charge d’EDF le versement à la RECB d’une somme de 3 000 euros au titre des frais exposés. ■
- R. Chapus, « Structure de la responsabilité pour dommages de travaux publics », Mélanges M. Waline, 1974. [↩]
- Sur le principe selon lequel le droit à réparation porte sur « la partie du préjudice revêtant un caractère anormal » : CE 6 novembre 1985, Min. des Transports c/ Cie Touraine Air Transport, n° 45746, p. 312 ; CE 22 octobre 1993, Secrétaire d’État auprès du ministre des transports c/ SNCF, n° 59174 ; CE S. 25 mai 1977, Société anonyme Victor Delforge et Cie et Victor Delforge : Rec., p. 253. [↩]
- CE S. 24 juillet 1931, Commune de Vic-Fezensac : Rec., p. 860. [↩]
- CE 1er février 2012, M. Bizouerne et autres, n° 347205 : Rec., p. 14. [↩]
- CE 10 mai 2019, Cie nationale du Rhône, n° 411961 : aux Tables sur ce point ; voyez également CE 7 août 2008, SA de gestion des eaux de Paris (SAGEP). [↩]
- Par exemple : CE 13 octobre 1972, Caisse régionale de réassurance mutuelles agricoles : Rec., p. 635. [↩]
- Rec., p. 503. [↩]
- Rec., p. 510. [↩]
- CE Ass. 16 juillet 1973, Dalleau : Rec., p. 482 : route nationale longeant le pied d’une falaise instable, avant la réalisation de travaux de protection. La responsabilité est alors une responsabilité sans faute pour risque. [↩]
- CE S. 6 décembre 2019, Syndicat des copropriétaires du Monte Carlo Hill, n° 417167. [↩]
- CE 22 juin 1998, Ville de Saint-Étienne, n° 149881 : Rec., p. 1137 ; CE 9 février 2000, Commune de Fresnes, n° 197667 : Rec., T., p. 46. [↩]
- T. 2, Dalloz, p. 135. [↩]
- Rec., p. 595. [↩]
- CE 2 juin 1976, Commune de Loures-Barousse, n° 988255 : Rec., p. 290. [↩]
- Droit administratif général, tome 2, 15e éd., 2001, n° 809, p. 661. [↩]
- Droit administratif des biens, Traité de droit administratif, tome 2, 14e éd., 1159, p. 622. [↩]
- CE S. Grau, préc. ; CE S. 18 mai 1973, Ville de Paris c/ Djian, n° 82672. [↩]
- Rec., p. 419. [↩]
- Comme le proposait I. de Silva dans ses conclusions sur la décision du 13 novembre 2009, Commune de Bordes, n° 306992, aux Tables, qui ne se prononce pas sur ce point. [↩]
- CE S. 26 juin 1992, Commune de Béthoncourt, n° 114728 : Rec., p. 268. [↩]
- CE 20 juin 2007, Boutin, n° 256974 : Rec., T., p. 1047. [↩]
- Sur l’exclusivité de cette responsabilité, voyez une jurisprudence constante : CE 20 novembre 1891, Lefebvre : Rec., p. 685 ; 1er décembre 1976, Berezowski : faute de service non invocable ; y compris pour les responsabilités sans faute : CE 5 janvier 1972, Société Unitchadienne : pour risque ; CE 25 novembre 1994, Société Aticam : pour dommage de TP ; CE 6 janvier 1971, SA de gérance des vêtements Abdon : pour rupture de l’égalité devant les charges publiques. [↩]
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