Dans quelle mesure l’intérêt pour agir contre une autorisation d’urbanisme peut-il être reconnu au tiers qui, sans disposer d’un titre, revendique la propriété du terrain d’assiette? Ainsi peut se résumer la question soulevée par le présent litige.
Le litige
La SARL Touche Automobiles exerce une activité de vente et de réparation de véhicules dans la commune de Marans (Charente-Maritime).
Pour développer son activité, elle a souhaité se porter acquéreur d’une autre parcelle située à un kilomètre, dans la zone d’activité dite de Saint-François, dont la communauté de communes Aunis Atlantique avait décidé la cession puis avait fixé le prix de vente à 35 € le mètre carré par une délibération du 26 septembre 2018.
Le mois suivant, la SARL adressait à la communauté de communes une offre d’achat correspondant à ce prix, mais sans obtenir de réponse. Estimant qu’un consentement réciproque des deux parties était intervenu sur la chose et le prix au sens de l’article 1589 du code civil, la société a fait assigner l’établissement public devant le Tribunal de grande instance de La Rochelle aux fins de voir juger parfaite la vente de cette parcelle à son profit.
Cependant, le 11 décembre 2019, la commune de Marans délivrait à la SCI Lowima, qui s’était également portée acquéreur du terrain pour édifier sa propre concession automobile, un permis de construire autorisant la construction d’un garage.
La SARL Touche Automobiles a demandé l’annulation du permis mais, par une ordonnance prise sur le fondement de l’article R.222-1 du code de justice administrative, le président de la 2e chambre du tribunal administratif de Poitiers a rejeté sa requête comme manifestement irrecevable, au motif qu’elle ne satisfaisait pas aux exigences de l’article R.600-4 du code de l’urbanisme, faute pour la société de produire un titre de propriété justifiant son intérêt pour agir. Par une ordonnance prise sur le même fondement, le président de la 5e chambre de la cour administrative d’appel de Bordeaux a rejeté l’appel de la société qui se pourvoit à présent en cassation.
Le juge d’appel a confirmé les motifs retenus en première instance en jugeant que la saisine du juge judiciaire par le requérant tendant à faire reconnaître son droit sur la parcelle ne pouvait être regardé comme équivalent à un document établissant ce droit.
Les conditions de l’intérêt et de la capacité pour agir
Comme vous le savez, l’article L.600-1-2 du code de l’urbanisme, introduit par l’ordonnance du 18 juillet 2013 à la suite des propositions du rapport du président Labetoulle1, subordonne la reconnaissance d’un intérêt pour agir à l’encontre de certaines autorisations d’urbanisme à la condition que le projet litigieux soit de nature à affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance du bien que la personne «détient ou occupe régulièrement ou pour lequel elle bénéficie d’une promesse de vente, de bail, ou d’un contrat préliminaire mentionné à l’article L.261- 15 du code de la construction et de l’habitation».
Cet article a trouvé sa traduction procédurale avec l’article R.600-4, issu du décret n°2018-617 du 17 juillet 2018 portant modification du code de justice administrative et du code de l’urbanisme, qui impose au requérant, à peine d’irrecevabilité, de produire certaines pièces destinées à apprécier son intérêt pour agir: la requête doit être accompagnée «du titre de propriété, de la promesse de vente, du bail, du contrat préliminaire mentionné à l’article L.261-15 du code de la construction et de l’habitation, du contrat de bail, ou de tout autre acte de nature à établir le caractère régulier de l’occupation ou de la détention de son bien par le requérant».
Ces dispositions font elles-mêmes suite aux préconisations du rapport de la présidente Mauguë de 2018 : il s’agissait, en «écho aux critères d’appréciation fixés à l’article L.600-1-2 du code de l’urbanisme», d’imposer de manière systématique au requérant de produire les pièces nécessaires pour éclairer le juge sur la question de la recevabilité2.
Par une décision Mme Corso3, vous avez jugé que le requérant n’est pas recevable à produire les éléments justificatifs exigés par l’article R.600-4 pour la première fois en appel, rattachant donc la production des titres de propriété non à l’intérêt pour agir du requérant mais à sa capacité pour agir. Votre rapporteur public Laurent Domingo explicitait ainsi la distinction: la pièce justificative établissant la propriété «n’est pas à l’origine d’une action, c’est seulement une pièce nécessaire à l’introduction d’une instance. C’est un justificatif habilitant le demandeur à agir en raison du caractère régulier de la détention ou de l’occupation du bien et lui permettant, en conséquence, dans un deuxième temps, de se prévaloir d’un intérêt lésé».
En l’espèce, c’est bien également la capacité pour agir de la société Touche Automobile qui a été mise en cause, l’intérêt pour agir dont elle se prévalait, tiré de la détention effective et actuelle du terrain d’assiette, n’étant pas discutable. Mais faute de détenir un acte juridique formel pour l’établir, elle se bornait à faire valoir l’action en revendication qu’elle avait engagée.
La possibilité de tenir de recours pendants relatifs à la détention ou à l’occupation du bien
Or, vous avez déjà admis, dans une certaine mesure, de tenir compte de l’existence de recours pendants devant le juge judiciaire pour apprécier la recevabilité des tiers à contester une autorisation d’urbanisme.
Dans le cadre antérieur à l’ordonnance de 2013, alors que vous déniiez déjà l’intérêt pour agir d’une personne occupante sans titre d’un logement4, vous avez estimé recevable le recours formé contre une autorisation d’urbanisme par la personne expropriée aussi longtemps qu’elle ne peut être regardée comme «définitivement dépossédée» du bien, donc tant que l’ordonnance d’expropriation n’est pas devenue irrévocable5.
Sous l’empire du nouvel article L.600-1-2 mais avant l’intervention du décret de 2018, par une décision non fichée, vous avez jugé qu’une personne occupant un bien immobilier sans en être propriétaire ni faire état d’un droit ou titre l’y autorisant ne justifie pas, eu égard au caractère irrégulier de cette occupation, d’un intérêt légitime de nature à lui donner qualité pour demander l’annulation d’une autorisation d’urbanisme, sauf à ce que, à la date à laquelle elle saisit le juge administratif, elle puisse faire état d’une contestation sérieuse devant le juge compétent sur la perte de son droit d’occupation6.
Un an plus tard, la 10e chambre jugeant seule a reformulé cette règle pour l’étendre, au-delà de l’hypothèse d’une perte du droit, au cas dans lequel le requérant revendique la propriété du terrain d’assiette de l’autorisation d’urbanisme en jugeant que le tiers requérant justifie d’un intérêt à agir lorsque, à la date à laquelle il saisit le juge administratif, il peut faire état d’une contestation sérieuse, à son bénéfice, de la propriété de ce bien devant le juge compétent7. Cette décision ne fait toutefois pas mention de l’article R.600-4. Les nouvelles exigences procédurales posées par cet article ne nous semblent pas faire obstacle à ce que vous réitériez cette règle dans les mêmes termes.
D’une part, la disposition « balai » figurant à l’article R. 600-4 permettant à l’intéressé de faire valoir, à défaut des titres habituels, «tout autre acte de nature à établir le caractère régulier » de la détention du bien nous semble offrir un appui textuel.
D’autre part, et en termes de régulation de l’accès au prétoire, il nous semble difficile de vous satisfaire de l’argument opposé en défense par la commune, selon lequel, à défaut de pouvoir contester la légalité de l’autorisation d’urbanisme, le requérant disposerait toujours de la faculté, s’il devait être finalement reconnu comme propriétaire du bien, de faire procéder par le juge civil à la démolition de la construction érigée sur son terrain.
L’ouverture proposée ne nous semble pas orthogonale avec l’objectif poursuivi par les dernières réformes de prévenir les recours abusifs. En exigeant du requérant qu’il fasse état d’une contestation sérieuse devant le juge judiciaire, il sera fait obstacle aux manœuvres par lesquels des tiers se constitueraient artificiellement un intérêt pour agir. Et dans le cas particulier d’un terrain cédé par une collectivité territoriale à un opérateur économique, propre à susciter des actions contentieuses potentiellement abusives contre des autorisations d’urbanisme de la part des concurrents déçus, le juge administratif apparaît, nous allons le voir, en mesure d’assurer la vigilance requise.
Application au cas d’espèce
Dans le cas d’espèce, le juge d’appel a estimé que la société Touche Automobiles ne produisait aucun document de nature à établir le caractère régulier de la détention de la parcelle, après avoir relevé que la délibération du conseil communautaire invoquée par la requérante pour faire valoir l’existence d’une vente parfaite en vertu de l’article 1583 du code civil, se bornait en réalité à fixer le tarif de vente du terrain, sans constituer une offre au public.
Même si c’est de manière implicite, la cour a bien, ce faisant, recherché si la requérante faisait état d’une contestation sérieuse devant le juge judiciaire, en répondant par la négative.
Le juge administratif peut sans difficulté procéder lui-même à une telle analyse; vous vous êtes ainsi plusieurs fois prononcés sur le caractère parfait d’une vente domaniale en faisant application des règles de droit civil, et notamment celles de l’article 1583 du code civil8.
En l’espèce, la délibération invoquée, qui mentionne dans ses visas l’existence de « diverses sollicitations des porteurs de projets sur ces parcelles » sans plus de précision, se bornait à fixer le prix de vente au mètre carré et à autoriser le président du conseil à prendre toutes dispositions concernant le suivi de cette délibération. Aucun cocontractant n’était donc désigné. Et la délibération ne pouvait manifestement pas être regardée, par son contenu, comme constitutive d’une offre faite au public, liant le pollicitant à l’égard du premier acceptant dans les mêmes conditions que l’offre faite à une personne déterminée9.
Le président de la 5e chambre de la cour n’a donc commis aucune erreur de droit en jugeant que la requérante n’avait pas produit dans le délai imparti les pièces justifiant de son intérêt pour agir contre le permis litigieux.
Enfin, c’est sans erreur de droit qu’il a estimé que l’invitation à régulariser adressée par le premier juge n’était pas irrégulière, en ce qu’elle fait seulement référence aux dispositions de l’article R.600-4, sans mentionner expressément les termes de l’article L.600-1-2 pour l’application duquel elles ont été édictées.
Par ces motifs, nous concluons:
– au rejet du pourvoi;
– et à ce que la société Touche Automobiles verse une somme de 3000 € à la commune de Marans au titre de l’article L.761-1 du code de justice administrative. ■
- «Construction et droit au recours: pour un meilleur équilibre» (avril 2013). [↩]
- «Propositions pour un contentieux des autorisations d’urbanisme plus rapide et plus efficace» (janvier 2018), p. 12. Voir aussi l’article de Ch. Maugüé et C. Barrois de Sarigny, «2018: une nouvelle étape de la spécificité du contentieux de l’urbanisme», RFDA 2019, p. 33. [↩]
- CE 22 avril 2022, n°451156: à paraître aux tables du Recueil. [↩]
- CE 27 février 1985, SA Grands travaux et constructions immobilières, no 39357: Rec., T., p. 723. [↩]
- CE 25 octobre 1996, SEM d’aménagement de Gennevilliers, n° 137361 : Rec., T., p. 1105. [↩]
- CE 26 juin 2019, Comité national pour l’éducation artistique, n°421785: inédit. [↩]
- CE 29 juillet 2020, SCI Château de Ferrant, n°433876: inédit, aux conclusions d’A. Lallet. [↩]
- CE 15 mars 2017, SARL Bowling du Hainaut et autre, n° 393407 : Rec., T., p. 523 ; CE 26 janvier 2021, SA Pigeon Entreprises, n°433817: Rec., T., p. 495. [↩]
- Cass. civ. (3e ch.) 28 novembre 1968, n° 67-10.935 : JCP G 1969, II, 15797, P. L. ; Bull. civ. III, n°507. [↩]
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