L’affaire qui vient d’être appelée vous invite à vous pencher à nouveau et dans une configuration qui nous semble inédite dans votre jurisprudence sur les conditions dans lesquelles il est possible, devant le juge saisi d’un recours contre un titre exécutoire émis pour le recouvrement d’un indu de revenu de solidarité active, de contester le bien-fondé de l’indu.
Cadre jurisprudentiel
Vous avez admis, conformément aux dispositions de l’article L.1617-5 du code général des collectivités territoriales, que le bien-fondé de cet indu pouvait être contesté à l’occasion d’un recours contre le titre exécutoire mais à la condition que le requérant ait exercé le recours administratif préalable obligatoire prévu par les textes contre la décision de récupération de l’indu1. Vous avez ajouté que cette contestation, formée dans un délai de deux mois à compter de la notification du titre exécutoire, était recevable alors même que la décision implicite ou expresse confirmant l’indu sur recours préalable était devenue définitive2,3. Le même champ des possibles doit- il être ouvert lorsque la décision confirmant l’indu a fait l’objet d’un recours contentieux qui a été définitivement rejeté par la juridiction et faut-il le cas échéant tenir compte du terrain de rejet? Telle est la question posée par le pourvoi.
Faits et procédure
Rappelons les faits. Mme Mei a fait l’objet d’un contrôle qui a conduit à la notification d’une décision de récupération d’indu de revenu de solidarité active par un courrier du 21 juillet 2016. Elle l’a contesté par un recours administratif préalable obligatoire formé devant le président de la métropole de Lyon qui a confirmé, le 6 décembre 2016, la décision de restitution d’indu. Lorsqu’elle a reçu l’avis de somme à payer émis le 16 mars 2017 par la métropole de Lyon pour le recouvrement de cette somme, Mme Mei s’est décidée à saisir la juridiction administrative. Par un jugement du 24 septembre 2019, le tribunal administratif de Lyon a, d’une part, annulé cet avis de somme à payer pour un motif de forme et rejeté comme tardives les conclusions que la requérante avait présentées contre la décision confirmant l’indu de revenu de solidarité active sur recours préalable. Un nouvel avis de somme à payer a été émis. Elle se pourvoit contre le jugement par lequel le même tribunal a rejeté son recours dirigé contre cet acte.
Pour écarter la contestation du bien-fondé de l’indu, le tribunal a retenu que l’autorité de la chose jugée attachée au jugement ayant rejeté comme tardif le recours dirigé contre la décision confirmant l’indu faisait obstacle à ce que soit examinée, à l’occasion du recours contre le titre exécutoire, la contestation du bien-fondé de l’indu compte tenu de l’identité d’objet, de cause et de parties, raisonnement que le pourvoi conteste sous l’angle de l’erreur de droit.
Réponse aux questions de procédure
Il faut, pour dénouer le litige, répondre à trois questions successives tenant, premièrement au principe même d’une contestation du bien-fondé de l’indu à l’occasion du recours contre le titre exécutoire après un jugement rejetant le recours contre la décision de récupération de l’indu, deuxièmement, à la possibilité pour l’administration d’opposer l’autorité relative de la chose jugée4 dans l’instance relative au titre exécutoire et, troisièmement, à la portée de la chose jugée d’un jugement d’irrecevabilité pour tardiveté.
Recours contre le titre
La première ne vous retiendra pas longtemps. Vincent Villette avait qualifié à ce pupitre le recours contre le titre exécutoire de «voie de rattrapage» pour l’allocataire qui a omis de former un recours contre la décision d’indu tout en considérant qu’en déroulant complètement la logique du système mise en place par les dispositions du code, il n’existait pas de raison textuelle d’interdire à un allocataire persévérant de se saisir de cette possibilité de contestation au stade du titre exécutoire alors même qu’il aurait déjà noué un contentieux infructueux contre la décision d’indu. Votre jurisprudence ne fait pas de distinction parmi les décisions définitives, entre celles qui n’ont pas du tout été contestées et celles qui ont fait l’objet d’un recours contentieux définitivement rejeté et nous vous invitons à privilégier la simplicité de cette solution guidée par les textes. Il serait d’ailleurs peu satisfaisant de traiter plus favorablement l’allocataire qui n’a formé aucun recours dans le délai que celui qui a formé un recours irrecevable, le cas échéant après avoir pris conscience tardivement de la nécessité d’agir, comme c’est le cas de Mme Mei en l’espèce qui n’a saisi le juge qu’après avoir reçu un premier avis de somme à payer dont elle a obtenu l’annulation.
Autorité de chose jugée et contestation du bien-fondé de l’indu
Si vous franchissez cette première étape, la deuxième question, relative à l’autorité de chose jugée, revient à se demander si la contestation du bien-fondé de l’indu n’est qu’un moyen consistant à invoquer par la voie de l’exception l’illégalité de la décision d’indu à l’appui de conclusions dirigées contre le titre exécutoire ou si elle renvoie à des conclusions propres. S’il s’agit d’un simple moyen, l’autorité de chose jugée ne peut jouer car elle ne peut être opposée qu’à des conclusions5 et manquerait du fait même l’identité d’objet entre les deux litiges. Vous jugez ainsi que la circonstance qu’un acte ait fait l’objet d’un recours définitivement rejeté ne limite aucunement la possibilité de soulever ultérieurement une exception d’illégalité de ce même acte dans d’autres litiges6. S’il s’agit d’une véritable demande, l’identité d’objet serait en revanche observée. Vos chambres réunies avaient réservé cette question dans votre décision du 18 mars 2020, M. Cire ((N°425400, inédit.)) en dépit de l’invitation de votre rapporteur public à voir une véritable demande dans cette contestation. Mais vos 9e et 10echambres ont récemment tranché la question en jugeant, à propos d’une participation d’urbanisme, que «lorsque des moyens relatifs au bien-fondé de la créance ont été écartés dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir dirigé contre la décision administrative initiale par une décision juridictionnelle revêtue de l’autorité relative de la chose jugée, cette autorité, eu égard à l’identité d’objet existant entre un tel recours et le recours de plein contentieux contre le titre de perception, susceptible d’être formé par l’intéressé à l’encontre de la même personne publique, s’oppose […] à ce que le bien-fondé de la créance soit, à l’occasion de ce second recours, de nouveau contesté par le débiteur»7.
Nous n’éprouvons pour notre part pas de difficulté à regarder le recours contre la décision d’indu et la contestation élevée à l’occasion du recours contre le titre exécutoire comme étant deux demandes ayant le même objet en tant qu’elles tendent toutes deux à la décharge de l’indu8 et nous vous invitons donc à appliquer cette solution en matière de contentieux de revenu de solidarité active. Pour le reste, l’identité de parties et de cause ne pose pas de difficulté dès lors que l’allocataire se trouve opposé à la même personne publique et qu’il conteste dans les deux cas le bien-fondé de l’indu.
Portée d’un jugement d’irrecevabilité
On en vient donc à la troisième question qui est celle de la portée de la chose jugée par une décision rejetant un recours comme irrecevable. En pure orthodoxie, la triple identité propre à l’autorité relative de chose jugée devrait être regardée comme réunie. Comme nous l’avons dit, les parties sont bien les mêmes dans les deux litiges et, si vous nous suivez sur la question précédente, l’identité d’objet est remplie. Il en va de même de la cause car, ainsi que l’on expliqué plusieurs rapporteurs publics à ce pupitre9 ,la cause dont il est question est celle sur laquelle repose la demande et non le jugement de sorte que la circonstance que le jugement retienne une irrecevabilité plutôt que de rejeter la demande au fond ne devrait pas avoir d’incidence sur l’impossibilité d’introduire une nouvelle demande.
Mais une jurisprudence ancienne et continue fait un sort à part aux jugements de rejet pour irrecevabilité, ce que la doctrine paraît approuver comme étant, en un mot, une solution juste10. Vous avez jugé à plusieurs reprises que ces jugements ne faisaient pas obstacle à une nouvelle saisine du juge. Ainsi, un jugement rejetant une demande d’indemnisation pour défaut de demande préalable n’interdit pas qu’une nouvelle demande soit présentée en justifiant avoir lié le contentieux11, tout comme un jugement rejetant comme irrecevable une demande dépourvue de l’exposé des faits et moyens n’empêche pas de présenter une nouvelle demande motivée12. De même, une demande prématurée de décharge d’une imposition n’a pas d’autorité de la chose jugée à l’égard d’une demande ultérieure tendant à la décharge de la même imposition13.
S’il a pu être souligné le fait que ces solutions, dont l’opportunité n’est pas contestée, reposaient sur des fondements théoriques incertains14, il se dégage de cette veine de jurisprudence, éclairée par les conclusions de plusieurs rapporteurs publics15, l’idée qu’un jugement d’irrecevabilité ne peut avoir d’autorité de la chose jugée qu’au regard de la cause d’irrecevabilité qui le fonde, ce que retranscrit l’article 1355 du code civil en énonçant que: «L’autorité de la chose jugée n’a lieu qu’à l’égard de ce qui a fait l’objet du jugement ».
C’est ce qui explique par exemple que vous ayez pu juger que lorsque la demande est rejetée pour tardiveté, il n’est pas possible de présenter à nouveau la même demande sans méconnaître l’autorité de ce qui a été jugé antérieurement16. En revanche, si la cause d’irrecevabilité a disparu du fait d’une régularisation ou si les conditions de recevabilité de la nouvelle action sont satisfaisantes, le juge peut à nouveau être saisi.
C’est précisément la configuration de l’espèce. La contestation du bien-fondé de l’indu à l’occasion du recours contre le titre exécutoire est régie par son propre délai de recours, à savoir deux mois à compter de la notification du titre. La tardiveté qui avait été retenue à l’encontre du recours contre la décision d’indu n’est pas opposable à la nouvelle demande présentée à l’occasion du recours contre le titre.
Autrement dit, si la «voie de rattrapage» que constitue le recours contre le titre exécutoire ne peut pas permettre de «refaire le match» du bien-fondé de l’indu pour reprendre l’expression de Vincent Villette, encore faut-il que le match ait eu lieu, ce qui n’est pas le cas lorsque le juge a précédemment rejeté comme irrecevable le recours dirigé contre la décision de récupération de l’indu.
Nous vous invitons par conséquent à juger que le tribunal administratif a commis une erreur de droit en opposant à la contestation du bien-fondé de l’indu présentée à l’occasion du recours contre le titre exécutoire l’autorité de la chose jugée attachée à sa précédente décision par laquelle il avait rejeté comme tardives les conclusions dirigées contre la décision d’indu.
Et par ces motifs, nous concluons:
– à l’annulation du jugement attaqué;
– au renvoi de l’affaire au tribunal administratif de Lyon;
– à la mise à la charge de la métropole de Lyon de la somme de 3000 € à verser au conseil de Mme Mei au titre de l’article 37 de la loi du 10 juillet 1991 et de l’article L.761-1 du code de justice administrative, sous réserve qu’il renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l’État. ■
- CE 5 février 2018, Mme Bottin, n°403650: Rec., T., p 553. [↩]
- CE 5 avril 2018, Mme Thiers, n°405014: Rec., T., p. 555 et CE 18 mars 2020, Mme Sidoux, n°421911: Rec., T., p. 598. [↩]
- V. dans d’autres contentieux, CE 28 septembre 2021, Ministre de l’Agriculture et de l’alimentation et Agence de services et de paiement c/ M. Burgaud, n° 437650 : Rec., p. 277; et se rapportant à un ancien état de droit, CE S. 10 janvier 1969, Société d’approvisionnements alimentaires, n°66379: Rec., p. 18; CE S. 12 janvier 1973, Ville du Cannet c/ Sieur Pantacchini, n°78730: Rec., p. 36. V., appliquant le délai « Czabaj » à la contestation du bien-fondé de l’indu à l’occasion d’un recours contre le titre exécutoire, sans qualifier la nature de cette contestation, CE (1/4) 18 mars 2020, M. Cire, n°425400, inédit. [↩]
- Qui n’est pas une exception que le juge peut relever d’office, contrairement à l’autorité absolue de chose jugée (CE 26 juin 1970, Ministre de l’Agriculture c/ Delort, n°78041: Rec., p. 442.) de sorte que le tribunal peut être conduit à statuer à nouveau sur l’indu si l’exception d’autorité relative de chose jugée n’est pas opposée en défense. [↩]
- CE S. 24 janvier 1992, Association des centres distributeurs Édouard Leclerc, n°68122: Rec., p. 39 [↩]
- CE 15 décembre 1972, Ministre de l’Éducation nationale c/ Demoiselle Lachenaud, n°85466: Rec., T., p. 1144 [↩]
- CE 22 juillet 2022, Communauté de communes des Rives de Moselle, n°443366, inédit. [↩]
- Le président Odent évoque dans son cours de contentieux administratif la contestation qui tend « à procurer à son auteur le même avantage que celui qui aurait résulté pour lui de la satisfaction d’une précédente demande écartée par une décision juridictionnelle ». Notons que les dispositions de l’article L.1617-5 du code général des collectivités territoriales évoquent « l’action dont dispose le débiteur […] pour contester directement devant la juridiction compétente le bien-fondé de ladite créance » dans les deux mois de la notification du titre exécutoire, ce qui semble faire de cette contestation plus qu’une simple exception d’illégalité. [↩]
- V. E. Crépey sur CE 6 décembre 2013, M. Marteau, n°345032: Rec., T., p. 546 et E. Bokdam-Tognetti sur CE 22 juillet 2022, Communauté de communes des Rives de Moselle, n°443366, inédit. [↩]
- V. concl. préc. E. Crépey, citant les professeurs J.-M. Auby et R.Drago présentant dans leur traité de contentieux administratif comme « bien certain » le fait que « lorsque le rejet est fondé sur une cause d’irrecevabilité (défaut de qualité, dépassement des délais, etc.), […] un nouveau recours est recevable, à condition bien entendu que les conditions de recevabilité soient, cette fois, remplies », et le professeur Pacteau évoquant le caractère «très juste» de la solution sur son commentaire de la décision Krier au Recueil Dalloz. [↩]
- CE 18 juin 1986, Mme Krier, n° 49813 : Rec., p. 166. ; CE 6 décembre 2013, M. Marteau, n° 345032 : Rec., T., p. 546. ; CE (5/4 CR) 5 novembre 2014, AP-HM, n°364189, inédit. [↩]
- CE 11 juin 1999, Grabias, n°185169: Rec., T., p. 964 [↩]
- CE 2 juin 2010, Fresnais et Peltier, n°301817: Rec., T., p. 724 [↩]
- V. concl. É. Crépey sur la décision préc. Marteau. [↩]
- Par exemple, C. Landais sur la décision préc. Fresnais et Peltier et F. Lambolez sur la décision préc. AP-HM. [↩]
- CE 26 octobre 1970, Mme Fanton, n° 78457 : B ; 23 décembre 1960, Sieur Sambuc, n° 39826 : A. V. par ailleurs, pour un jugement donnant acte d’un désistement d’action faisant obstacle à la présentation d’une nouvelle action identique CE 21 décembre 1994, Lejeune, n° 120751 : Rec., T., p. 1131 et CE S. 1er octobre 2010, Rigat, n° 314297 : Rec., p. 352. [↩]
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