On sait, depuis l’arrêt Teckal Srl de la Cour de justice des communautés européennes du 18 novembre 19991, que les règles européennes relatives à la passation des marchés publics de fournitures ne sont applicables qu’à la condition qu’il existe une convention conclue entre un pouvoir adjudicateur et une entité différente de lui, c’est-à-dire distincte sur le plan formel et autonome sur le plan décisionnel. Il n’y a ainsi pas lieu pour une collectivité locale de se soumettre à ces règles lorsque, d’une part, elle exerce sur la personne avec laquelle elle entend contracter un contrôle analogue à celui qu’elle exerce sur ses propres services et, d’autre part, cette personne réalise l’essentiel de son activité avec la collectivité qui la contrôle.
L’exception ainsi dégagée par la cour, dite « in house » ou relative aux situations de « quasi-régies », a fait naître l’espoir, notamment chez les collectivités locales, de pouvoir confier des missions de service public à des sociétés privées, et de bénéficier ainsi de la souplesse que ménagent leurs règles de gestion, sans pour autant avoir à se soumettre à l’exigence de mise en concurrence préalable.
S’il avait été question, lors de l’adoption de la loi du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques, dite « loi Sapin », d’atteindre précisément cet objectif au moyen des sociétés d’économie mixtes locales, créées par la loi du 7 juillet 1983, cet espoir avait toutefois été douché par le Conseil constitutionnel. Dans une décision du 20 janvier 19932, il avait en effet censuré les dispositions de la loi dite « Sapin » écartant l’application des règles d’attribution des délégations de service public en cas de dévolution à une société dont le capital serait directement ou indirectement détenu par la collectivité délégante au motif qu’elles portaient atteinte au principe d’égalité.
Création et succès du statut des sociétés publiques locales
Malgré cette déconvenue, le législateur n’a pas renoncé à exploiter la brèche ouverte par l’arrêt Teckal. Par la loi du 13 juillet 2006 portant engagement national pour le logement, il a d’abord créé les sociétés publiques locales d’aménagement dans le but de permettre aux collectivités locales de réaliser des opérations d’aménagement sans être contraintes par les règles de concurrence. Avec la loi du 28 mai 2010, il a ensuite institué les sociétés publiques locales (SPL), dotées d’un champ de compétence nettement plus étendu, incluant la réalisation d’opérations d’aménagement foncier et de construction, ainsi que l’exploitation des services publics à caractère industriel ou commercial, et de manière générale « toutes autres activités d’intérêt général ».
Cette loi a inséré dans le CGCT un article L. 1531-1 du CGCT énonçant que : « Les collectivités territoriales et leurs groupements peuvent créer, dans le cadre des compétences qui leur sont attribuées par la loi, des sociétés publiques locales dont ils détiennent la totalité du capital […]. » Il est précisé en outre que ces sociétés « exercent leurs activités exclusivement pour le compte de leurs actionnaires et sur le territoire des collectivités territoriales et des groupements de collectivités territoriales qui en sont membres » et qu’elles « revêtent la forme de société anonyme régie par le livre II du code de commerce ». Pour le reste, elles sont soumises au titre II du livre V du CGCT, c’est-à-dire aux dispositions applicables aux sociétés d’économie mixte locales.
Par ailleurs, une disposition législative expresse, inscrite au b) de l’article L. 1411-12 du CGCT et au b) de l’article 41 de la loi du 29 janvier 1993, prévoit que les délégations de service public sont dispensées des obligations de transparence habituelles lorsqu’elles sont effectuées au profit d’une société publique locale, comme elles l’étaient déjà en cas de dévolution à un établissement public, lorsque la collectivité délégante exerce sur celle-ci un contrôle comparable à celui qu’elle exerce sur ses propres services et qu’elle réalise l’essentiel de ses activités pour elle ou, le cas échéant, les autres personnes publiques qui la contrôlent, à condition que l’activité déléguée figure expressément dans les statuts de la société.
Ainsi défini, le nouvel objet juridique issu de la loi du 28 mai 2010 a été plébiscité par les collectivités locales et leurs groupements. En 2017, la fédération des entreprises publiques locales recensait ainsi 318 sociétés publiques locales, soit environ le quart des entreprises publiques locales en activité. Les trois affaires qui viennent d’être appelées vont vous amener à préciser les conditions auxquelles est subordonnée l’entrée dans le capital d’une SPL d’une collectivité locale ou d’un groupement de collectivités locales. Elles constituent la tête d’une série de litiges qui se sont noués lorsque 13 groupements de collectivités locales et le département du Puy-de-Dôme ont entendu transformer la société d’économie mixte pour l’exploitation des réseaux d’eau et d’assainissement, dont ils avaient été jusqu’alors actionnaires, en une société publique locale, dénommée Société d’exploitation mutualisée pour l’eau, l’environnement, les réseaux, l’assainissement dans l’intérêt du public (SEMERAP). À cet effet, ils ont chacun été amenés à prendre une délibération acceptant la transformation de la société d’économie mixte en société publique locale et approuvant le projet de statuts élaboré pour cette dernière.
Dans le cadre du contrôle de légalité, le préfet du département a déféré devant le tribunal administratif de ClermontFerrand toutes les délibérations prises par les groupements de collectivités en ce sens. Il faisait valoir que la SEMERAP avait un objet trop large pour que les groupements en cause puissent en devenir actionnaires. Le tribunal a statué dans des sens divergents selon les espèces. Mais la cour administrative d’appel de Lyon a, quant à elle, systématiquement donné raison au préfet.
I. Sous le numéro 405628, vous êtes saisis du pourvoi formé par l’un des groupements en cause, le syndicat mixte pour l’aménagement et le développement des Combrailles, contre l’arrêt par lequel la cour administrative d’appel de Lyon a donné raison au tribunal d’avoir annulé la délibération déférée par le préfet. Vous pourrez joindre à cette affaire le pourvoi enregistré sous le numéro 405690 qui est formé par la SEMERAP, intervenante en appel aux côtés du syndicat mixte, à l’encontre du même arrêt.
Le principal moyen des pourvois est tiré de ce que la cour a commis une erreur de droit en jugeant que la délibération contestée méconnaissait les dispositions de l’article L. 1531-1 du CGCT, selon lesquelles : « Les collectivités territoriales et leurs groupements peuvent créer, dans le cadre des compétences qui leur sont attribuées par la loi, des sociétés publiques locales dont ils détiennent la totalité du capital. »
Divergences entre les juges du fond
En statuant sur ce point, la cour a pris position dans un débat qui divise les juridictions du fond et la doctrine. En substance, il s’agit d’arbitrer entre trois lectures possibles de l’article L. 1531-1.
Selon une première lecture, libérale, une collectivité locale pourrait être actionnaire d’une SPL dès lors qu’elle possède au moins l’une des compétences sur lesquelles porte l’objet social de la SPL. Cette interprétation, qui ouvre la voie à la constitution de SPL intervenant dans des domaines très diversifiés, a été retenue par un magistrat du tribunal administratif de Lille dans une ordonnance du 29 mars 20123, ainsi que par le tribunal administratif de Melun dans un jugement du 7 novembre 20144.
D’après une deuxième lecture, restrictive, une collectivité publique ne pourrait être actionnaire d’une SPL qu’à la condition qu’elle détienne l’ensemble des compétences sur lesquelles porte l’objet social de la société. Il en résulterait que lorsqu’une commune ou un établissement public de coopération intercommunale n’exerce pas l’une des compétences sur lesquelles porte l’objet social de la SPL à la date où celle-ci a été créée, il ne pourrait pas en être actionnaire. Il s’agirait ainsi d’encourager la création de SPL intervenant dans des domaines qui concordent exactement avec les compétences de leurs actionnaires. Telle est la lecture qui a été faite par la cour administrative d’appel de Nantes dans un arrêt du 19 septembre 2014 et par le tribunal administratif de Rennes dans un jugement du 11 avril 20135.
Enfin, conformément à une troisième lecture, qui fait figure de compromis, l’article L. 1531-1 du CGCT ferait obstacle à ce qu’une collectivité locale puisse être membre d’une société publique locale dont la partie prépondérante des missions outrepasserait son domaine de compétence. C’est en faveur de cette interprétation qu’a opté la cour administrative d’appel de Lyon dans l’arrêt attaqué.
Entre ces trois lectures, aucune des parties au litige ne défend la dernière, retenue par la cour. Pour la justifier, celle-ci s’est appuyée sur les objectifs de la directive du 31 mars 2004 relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services et sur le motif que « la création d’une société publique locale par des collectivités territoriales ou des groupements de collectivités a pour objet de leur permettre d’assurer conjointement l’exécution d’une mission de service public qui leur est commune tout en dérogeant aux règles de la commande publique ». Suivant un raisonnement finaliste, la cour a ainsi déduit de l’objet de la loi qu’il était nécessaire, d’une part, que les personnes publiques membres d’une SPL exercent sur celle-ci un contrôle comparable à celui qu’elles exercent sur leurs propres services et, d’autre part, que cette société réalise exclusivement ses activités pour le compte de ces personnes publiques. Tel que nous comprenons les choses, la cour s’est inspirée de la jurisprudence de la Cour de justice relative à l’exception « in house » en cas de pluralité d’actionnaires voulant que celle-ci reste acquise à la condition que l’actionnaire en cause exerce une influence déterminante tant sur les objectifs stratégiques que sur les décisions majeures de l’entité à laquelle il entend déléguer une activité6. C’est vraisemblablement de cette exigence d’influence déterminante que la cour a déduit, pour la détermination des compétences de la SPL, le critère de prépondérance dont nous vous avons parlé.
Erreur de droit de la cour
Cette interprétation de l’article L. 1531-1 du CGCT nous paraît toutefois contestable, en ce sens qu’elle mélange deux choses distinctes : la définition de l’objet social des SPL, d’une part, et la détermination du régime juridique des délégations consenties aux SPL, d’autre part. Ce faisant, elle déporte au niveau institutionnel un débat qui devrait se tenir au stade contractuel et érige les conditions requises pour bénéficier de l’exception « in house » en conditions de fond pour constituer une SPL. C’est à notre avis aller au-delà de ce que le législateur a voulu. Certes, il a entendu permettre aux SPL de s’affranchir des règles de concurrence applicables aux délégations de service public. Mais il n’a pas manifesté la volonté de leur interdire de faire autre chose que des prestations « in house ». La preuve en est qu’au b) de l’article L. 1411-12 du CGCT et au b) de l’article 41 de la loi du 29 janvier 1993, il a prévu que les délégations de service public effectuées au profit d’une SPL seraient dispensées des obligations de transparence habituelles à condition que la collectivité délégante exerce un contrôle comparable à celui qu’elle exerce sur ses propres services et qu’elle réalise l’essentiel de leurs activités pour elle ou, le cas échéant, les autres personnes publiques qui contrôlent la société. Il est donc loisible aux SPL de se livrer à d’autres activités que celles accomplies dans le cadre de l’exception « in house », quand bien même la loi leur impose d’exercer leurs activités exclusivement pour leurs actionnaires.
Nous ne vous inviterons donc pas à approuver le raisonnement de la cour. Reste à arbitrer entre les deux autres interprétations possibles. Les requérants défendent bien sûr la plus libérale. En défense, le ministre plaide au contraire vigoureusement en faveur de la plus stricte d’entre elles. Cette seconde lecture nous paraît effectivement la plus conforme au droit, pour trois raisons.
Une lecture stricte de la loi
D’abord, elle trouve un fondement dans les dispositions de l’article L. 1531-1 du CGCT qui énoncent que « Les collectivités territoriales et leurs groupements peuvent créer, dans le cadre des compétences qui leur sont attribuées par la loi, des sociétés publiques locales dont ils détiennent la totalité du capital […] », ainsi que dans celles du deuxième alinéa de l’article L. 1521-1 du même code qui se réfèrent à une société dont « l’objet social s’inscrit dans le cadre d’une compétence » détenue par une collectivité. Un objet social qui s’inscrit dans le cadre des compétences d’une collectivité publique, c’est en principe un objet social qui reste dans les limites de cette compétence. Lorsque plusieurs collectivités sont en cause, il est logique d’en déduire que la SPL ne peut exercer que les compétences qu’elles partagent toutes.
Ensuite, la participation au capital d’une SPL a nécessairement pour effet de conférer aux collectivités et groupements de collectivités intéressés la qualité d’actionnaire. Elle leur ouvre donc le droit de participer au vote des décisions prises par le conseil de surveillance ou le conseil d’administration de la société au sein desquels les sièges sont attribués, en application de l’article L. 1524-5 du CGCT, en proportion du capital détenu respectivement par chaque collectivité ou groupement. Si une collectivité pouvait participer à une SPL dont l’objet social excède ses propres compétences, elle prendrait part, en sa qualité d’actionnaire, aux décisions de la SPL concernant la mise en œuvre d’une compétence qu’elle ne détient pas, et « méconnaîtrait ainsi les règles de compétence applicables aux personnes publiques »7. Si en outre elle disposait d’une position hégémonique ou d’une minorité de blocage, elle serait tout simplement en mesure d’imposer ses propres décisions aux collectivités qui détiennent la compétence qu’elle ne possède pas.
Contrairement à ce que soutiennent les requérants, un tel inconvénient n’est à nos yeux pas susceptible d’être pallié par l’adoption, en fonction de chaque situation particulière, d’un pacte d’actionnaires ou de règles statutaires propres à garantir que chacun des actionnaires n’interviendra que dans les limites de son domaine de compétence. Du point de vue de la SPL, en effet, une telle situation heurterait les règles applicables aux sociétés anonymes, qui supposent un affectio societatis, c’est-à-dire un projet commun pour la société8. Par ailleurs, la conclusion d’un pacte d’actionnaires n’est qu’une faculté ouverte aux associés et il nous paraît donc exclu de la tenir pour acquise en vue de justifier une interprétation souple de la loi.
Enfin, la lecture de la requérante rendrait sans objet les dispositions du deuxième alinéa de l’article L. 1521-1 du CGCT, relative aux sociétés d’économie mixte, et applicables aux SPL en vertu du dernier alinéa de l’article L. 1531-1 du même code. Celles-ci énoncent que : « La commune actionnaire d’une société d’économie mixte locale dont l’objet social s’inscrit dans le cadre d’une compétence qu’elle a intégralement transférée à un établissement public de coopération intercommunale ou que la loi attribue à la métropole de Lyon peut continuer à participer au capital de cette société à condition qu’elle cède à l’établissement public de coopération intercommunale ou à la métropole de Lyon plus des deux tiers des actions qu’elle détenait antérieurement au transfert de compétences. » Si une disposition expresse est nécessaire pour prévoir qu’une commune reste actionnaire d’une société d’économie mixte locale alors qu’elle a transféré à un établissement public la compétence dans le cadre de laquelle s’inscrit l’objet social de la société, c’est bien qu’en principe, la conservation de la qualité d’actionnaire n’est pas possible lorsque survient un tel transfert.
Pour vous dissuader d’adopter cette lecture, les requérants font valoir qu’elle revient à ajouter à la loi une condition qu’elle ne prévoit pas. Selon eux, les termes renvoyant aux compétences « attribuées par la loi » permettent de tenir compte des compétences que les collectivités territoriales tiennent de la loi, quand bien même elles auraient été transférées à un groupement de collectivités. Ils relèvent que l’article L. 5212-16 du CGCT autorise précisément les communes à adhérer à un syndicat « pour une partie seulement des compétences exercées par celui-ci ». Mais ainsi que le souligne le ministre, l’article L. 5212-16 du CGCT comporte une disposition expresse prévoyant que seuls les délégués des communes concernées par les affaires mises en délibération prennent part au vote. Cette disposition n’a pas d’équivalent dans l’article L. 1531-1 : les modalités de fonctionnement d’un syndicat mixte « à la carte » ne sont pas comparables à celles d’une société anonyme fondée sur la constitution d’un capital social et le respect des règles du droit commercial.
Les objections des collectivités
Plus fondamentalement, les requérants soulignent que la lecture stricte que défend le ministre aura pour effet de limiter la diversité des actionnaires susceptibles de participer à une société publique locale, y compris dans les cas où elle apparaît légitime. Il en ira ainsi, vous disent-ils, par exemple lorsque des collectivités exercent des compétences complémentaires. Ils prédisent ainsi qu’il sera à l’avenir impossible à des collectivités de « rang différent » de s’associer au sein d’une SPL, ce dans quoi ils voient la conséquence inévitable du processus engagé par le législateur en vue de rationaliser la répartition des compétences entre les collectivités locales. En particulier, ils déplorent qu’avec la suppression de la clause générale de compétence dont disposait le département, à laquelle a procédé la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, il deviendra en pratique très difficile pour celui-ci d’entrer au capital d’une société publique locale9.
Il est acquis, en effet, que la solution que nous vous proposons aura pour effet de resserrer l’actionnariat des SPL et d’empêcher certaines associations. Nous croyons toutefois qu’il s’agit là des conséquences du choix fait par le législateur de créer les SPL sous la forme de sociétés anonymes de droit commun sans avoir organisé des modalités particulières de coopération entre les collectivités actionnaires. Il nous semble qu’il appartient dès lors au Parlement, le cas échéant, de modifier la loi pour prévoir de telles modalités. Nous vous invitons donc à surmonter ces objections et à juger que, hormis le cas visé au deuxième alinéa de l’article L. 1521-1 du CGCT, lorsqu’une collectivité locale ou un groupement de collectivité n’exerce pas l’une des compétences sur laquelle porte l’objet social d’une SPL à la date où celle-ci est créée, il ne peut pas en être actionnaire. Il en résulte, en particulier, que pour qu’un établissement public de coopération intercommunale puisse être actionnaire d’une SPL, il est nécessaire que les compétences sur lesquelles porte l’objet social de celle-ci lui aient été transférées par l’une ou l’autre des communes qui en sont membres.
Si vous nous suivez, la solution que vous rendrez vaudra aussi pour les sociétés d’économie mixte locales, qui sont régies par des dispositions analogues figurant au premier alinéa de l’article L. 1521-1 du même code. D’après les chiffres transmis par le ministère de l’intérieur, elle affectera vraisemblablement un nombre important d’entreprises publiques locales. Selon les éléments produits par le ministre de l’Intérieur en réponse à la mesure d’instruction effectuée par votre 3e chambre, environ 47 % des SPL et 36 % des sociétés d’économie mixte locales disposeraient en effet d’un objet social excédant le champ des compétences partagées par leurs actionnaires.
Sur le plan de la bonne administration, votre décision fera toutefois écho aux observations de la Cour des comptes, qui a souligné les inconvénients liés à la création de SPL « multi-activités ». Dans une lettre du 15 juin 2017 adressée au Premier ministre, celle-ci a en effet pointé « les insuffisances du cadre juridique […] applicable aux entreprises publiques locales ». Elle a notamment dénoncé le caractère trop peu contraignant des dispositions relatives aux modalités de cession d’actions en cas de transfert de compétence, en déplorant qu’elles permettent « à des collectivités et des groupements de continuer à participer à la gestion d’une entreprise publique locale intervenant en dehors de leur champ de compétence ». Selon elle, des dispositions plus contraignantes encore que celles figurant au deuxième alinéa de l’article L. 1521-1 du CGCT s’imposent afin d’éviter de figer l’actionnariat, de l’émietter à l’excès et de créer des situations de conflits d’intérêt. La lecture stricte que nous vous proposons aura le mérite de tirer parti des dispositions déjà en vigueur, autant qu’il est possible, pour éviter les dérives.
Pour toutes ces raisons, nous vous proposons donc d’accueillir le moyen d’erreur de droit dont vous êtes saisis et d’annuler l’arrêt attaqué.
Litige sur la transformation d’une SEM en SPL
II. Vous pourrez alors en venir à l’examen du pourvoi enregistré sous le numéro 405702, qui est présenté par le département du Puy-de-Dôme. Il vous demande d’annuler l’arrêt par lequel la cour administrative d’appel de Lyon a, d’une part, annulé le jugement du tribunal administratif de Clermont-Ferrand jugeant irrecevables les conclusions de la société Lyonnaise des Eaux France dirigées contre la délibération du 25 juin 2013 par laquelle le conseil général a accepté la transformation de la société d’économie mixte pour l’exploitation des réseaux d’eau potable et d’assainissement en société publique locale, dénommée SEMERAP et, d’autre part, annulé cette délibération.
1. Le premier moyen du pourvoi est tiré de ce que la cour a commis une erreur de droit en jugeant que la société Lyonnaise des Eaux France avait intérêt pour agir contre la délibération attaquée.
Pour contredire le tribunal sur ce point, la cour a relevé que la transformation de la société d’économie mixte en SPL allait permettre à ses actionnaires de lui confier, sans mise en concurrence préalable, des missions dans les domaines, notamment, de l’exploitation des réseaux d’eau potable et de l’assainissement. Elle en a déduit qu’elle portait une atteinte suffisamment directe et certaine aux intérêts de la société Lyonnaise des Eaux France, qui intervient dans ces domaines d’activité.
Vous pouvez hésiter à confirmer cette motivation. Car d’une part, il est vrai que la création de la SPL, en tant que telle, ne fait que rendre possible la délégation, par les actionnaires de celle-ci et sans mise en concurrence préalable, des activités visées par son objet social. En théorie, il est possible que cette délégation n’ait jamais lieu, de même qu’il est possible qu’elle ne remplisse pas, en définitive, les conditions requises pour bénéficier de l’exception « in house ». D’autre part, la délibération approuvant la création de la SPL n’est pas le seul acte qui permet à une société privée active dans l’un des domaines d’activité de celle-ci de faire valoir ses droits. Certes, il résulte de votre décision de Section du 6 avril 2007, Commune d’Aix-en-Provence10, que les collectivités publiques n’ont pas l’obligation de conclure un contrat pour procéder à une délégation de service public lorsqu’elles bénéficient de l’exception « in house ». Mais la loi du 28 mai 2010 a inséré dans le CGCT un article L. 1411-19 du CGCT voulant que : « Les assemblées délibérantes des collectivités territoriales et de leurs groupements se prononcent sur le principe de toute délégation de service public à une société publique locale […] ? » Compte tenu de cette disposition, vous pourriez vous dire qu’il appartiendra à la requérante de saisir le juge lorsqu’une délibération approuvant le principe d’une délégation à la SEMERAP dans son domaine d’activité aura été prise.
Nous ne vous proposerons toutefois pas de contredire la cour. Ainsi que l’indiquait le Président Long dans ses conclusions sur la décision de Section Abisset du 14 février 195811, vous admettez l’intérêt à agir du requérant lorsque les conséquences de la décision attaquée sur sa situation personnelle ou sur les intérêts qu’il défend sont « suffisamment précises, suffisamment graves et suffisamment probables ». Vous n’exigez donc pas que les conséquences de l’acte soient certaines. Vous avez ainsi accepté qu’un travailleur étranger puisse contester une circulaire qui pourrait lui être appliquée lors du renouvellement de sa carte de séjour12 ou encore qu’un agent titulaire d’un contrat de coopération puisse attaquer le décret qui pourrait lui être opposé dans l’hypothèse où il souhaiterait renouveler son contrat13. À l’inverse, vous considérez que le seul fait qu’un citoyen puisse être un jour justiciable du juge de paix local ne suffit pas à ouvrir à l’intéressé l’accès au prétoire pour en contester la nomination14.
Au bénéfice d’une analyse probabiliste, nous pensons que l’intérêt pour agir de la société Lyonnaise des eaux contre la délibération attaquée peut être admis. La SEMERAP est créée en effet dans le but de se voir confier des délégations de services publics dans les domaines d’activités couverts par son objet social, et il est très probable qu’elle va effectivement bénéficier de telles délégations. Vue sous cet angle, la délibération attaquée a pour effet de retirer un segment d’activité du secteur concurrentiel ou en tout cas de le placer dans une situation où la concurrence ne s’exercera pas de manière pleine et entière, ce qui nous paraît suffire pour autoriser la requérante à la contester. Dans le même esprit, vous avez d’ailleurs admis, dans une décision du 12 octobre 2016, Société Centrale d’achat de l’hospitalisation privée et publique15, l’intérêt pour agir d’une société à l’encontre de la décision de constituer un groupement d’intérêt public dont l’objet était d’assurer une activité de référencement et de conseil, identique à la sienne. Nous vous proposons donc de retenir ici de valider la solution retenue par la cour.
2. Vous devrez en revanche accueillir un moyen du pourvoi tiré de ce que la cour, évoquant l’affaire, a omis de statuer sur une autre fin de non-recevoir qui avait été opposée par le département devant le tribunal, tirée de la tardiveté de la demande de la société Lyonnaise des Eaux France.
Il est acquis que l’arrêt d’une cour qui, après évocation, omet de répondre à une fin de non-recevoir opposée en première instance et fait droit aux conclusions de la demande de première instance est entaché d’une irrégularité qui justifie qu’il soit annulé16. Vous annulerez donc l’article 2 de l’arrêt attaqué, en tant qu’il a annulé la délibération contestée, et ses articles 3 et 4 en tant qu’ils concernent le département du Puy-de-Dôme.
Après avoir envisagé de vous proposer de régler l’affaire au fond en appliquant les principes d’interprétation de l’article L. 1531-1 du CGCT que nous vous avons proposé de retenir, nous y avons finalement renoncé. Il nous a paru préférable, en effet, que les parties puissent avoir l’occasion de reconfigurer leurs arguments compte tenu du cadre juridique que vous leur aurez fourni.
Par ces motifs, nous concluons :
– 1° sous les numéros 405628 et 405690, à l’annulation des articles 2, 3 et 4 de l’arrêt attaqué, au renvoi de l’affaire, dans cette mesure, devant la cour administrative d’appel de Lyon et au rejet des conclusions présentées par les requérants au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;
– 2° sous le numéro 405702, à l’annulation de l’article 2 de l’arrêt attaqué en tant qu’il annule la délibération du 25 juin 2013 du conseil général du Puy-de-Dôme, ainsi que les articles 3 et 4 du même arrêt en tant qu’ils concernent le département du Puy-de-Dôme, au renvoi de l’affaire, dans cette mesure, devant la cour administrative d’appel de Lyon, au rejet du surplus des conclusions du pourvoi et au rejet des conclusions présentées devant le Conseil d’État au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. ■
- Aff. C-107/98. [↩]
- N° 92-316 DC, Loi relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques. [↩]
- TA Lille ord. 29 mars 2012, Communauté de communes Sambre Avesnois, n° 1201729 : AJDA 2012, p. 1521. [↩]
- TA Melun 7 novembre 2014, Commune de Saint-Thibault-des-Vignes, n° 1206600. [↩]
- CAA Nantes 19 septembre 2014, Syndicat intercommunal de la Baie et autres, n° 13NT01683 et autres : AJCT 2014, p. 611, note C. Devès ; TA Rennes 11 avril 2013, Préfet des Côtes-d’Armor, n° 1203243 : AJDA 2013, p. 1666, note M. Lombard, S. Nicinski et E. Glaser, AJDA 2013, p. 2531. [↩]
- CJUE 13 octobre 2005, Parking Brixen, C-458/03. [↩]
- V. sur ce dernier point P. Bonneville, « Collectivités territoriales et les établissements publics de coopération intercommunale ne peuvent faire faire à une société publique locale ce qu’elles ne sont pas compétentes pour faire elles-mêmes », La Semaine Juridique, édition Administrations et Collectivités territoriales, n° 23, 3 juin 2013. [↩]
- Cass. civ. (1re ch.) 20 novembre 2001, n° 99-13985 : Bull. civ. I, n° 286. [↩]
- V. A. Labetoule et G. Benoît, « Les conséquences de la loi NOTRe sur l’actionnariat des départements – premier bilan et perspectives », Semaine juridique Administrations et Collectivités territoriales, 2017, n° 2038. [↩]
- N° 284736 : Rec., p. 155. [↩]
- N° 7715 : Rec., p. 98. [↩]
- 13 janvier 1975, Da Silva, n° 90193 : Rec., p. 16. [↩]
- CE S. 12 juin 1981, Grimbichler, n° 13173 : Rec., p. 257. [↩]
- 16 juin 1954, Leroux, n° 11710 : Rec., p. 358. [↩]
- N° 389998 : aux Tables sur un autre point. [↩]
- CE Ass. 12 janvier 1968, Entente mutualiste de la Porte Océane, n° 64062 : Rec., p. 40. [↩]
Table des matières