Vu la requête enregistrée le 2 mars 1990 au greffe de la Cour administrative d’appel sous le numéro 90NC00116, présentée pour M. Pierre S…, demeurant xxx COLMAR ;
M. S… demande à la Cour :
1°) d’annuler le jugement en date du 28 décembre 1989 en tant que, par ledit jugement, le tribunal administratif de STRASBOURG n’a condamné l’Etat à lui verser qu’une indemnité de 42 827 F ;
2°) de condamner l’Etat à lui verser une somme de 727 827 F avec les intérêts de droit à compter de la demande de première instance, ainsi que les intérêts capitalisés en réparation du préjudice causé par l’élargissement de la R.N. 83 ;
3°) de mettre les frais d’expertise à la charge de l’Etat ;
Vu le mémoire en défense enregistré le 21 juin 1990 au greffe de la Cour, présenté par le ministre de l’équipement, du logement, des transports et de la mer ;
Le ministre conclut au rejet de la requête et par la voie du recours incident à l’annulation du jugement attaqué ;
Vu le jugement attaqué ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la loi du 28 pluviôse an VIII ;
Vu la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;
Vu le code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel ;
Vu la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 ;
Les parties ayant été dûment averties du jour de l’audience ;
Après avoir entendu au cours de l’audience publique du 13 février 1992 :
– le rapport de M. BONHOMME, conseiller,
– et les conclusions de Mme FELMY, commissaire du Gouvernement ;
Considérant que M. Pierre S… demande réparation, d’une part, des dommages causés à sa propriété par les travaux de renforcement et d’élargissement de la route nationale n° 83 dans la traversée de la commune de WINTZENHEIM et, d’autre part, des nuisances diverses, notamment sonores, provoquées par la circulation automobile sur cet ouvrage public, en évaluant l’ensemble de ce préjudice à 727 827 F ; que sur l’appel principal formé par le requérant contre le jugement du tribunal administratif de STRASBOURG, qui n’a condamné l’Etat àlui verser qu’une indemnité de 42 827 F, le ministre de l’équipement, du logement, des transports et de la mer demande par voie incidente l’annulation du jugement et le rejet de la demande de M. S… ;
Sur la déchéance quadriennale :
Considérant que le ministre fait valoir à l’appui de son appel incident, lequel ne présente pas à juger un litige différent de celui soulevé par l’appel principal, que le tribunal administratif ne pouvait refuser d’opposer la déchéance quadriennale à la demande de M. S… ;
Considérant qu’aux termes de l’article 1er de la loi du 31 décembre 1968 : « sont prescrites au profit de l’Etat … toutes les créances qui n’ont pas été payées dans un délai de quatre ans àpartir du premier jour de l’année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis … » ; que les droits à indemnisation doivent être regardés comme acquis au sens de ces dispositions à la date à laquelle la réalité et l’étendue du préjudice ainsi que son caractère permanent, se sont entièrement révélés et ont pu être connus et exactement mesurés ;
Considérant que le ministre fait valoir que les travaux de renforcement et d’élargissement sur le territoire de la commune de WINTZENHEIM de la R.N. 83 ont été réalisés en 1973, que les dommages et nuisances dont se plaint M. S… se sont manifestées dès cette date et qu’ainsi le fait générateur de la créance dont il se prévaut doit être rattaché à cette année ; qu’il résulte de l’instruction que les dégâts causés par les eaux de ruissellement provenant de la route résultent des travaux de surhaussement et d’élargissement réalisés et achevés en 1973 ; que l’existence et l’étendue de ce préjudice étaient connues dès la réalisation des travaux en cause ; que le droit à indemnité a par suite été acquis au cours de l’année 1973 ; que dès lors la prescription instituée par les dispositions précitées de la loi du 31 décembre 1968 était acquise au 31 décembre 1978, alors que M. S… n’a adressé qu’en 1981 une demande aux services de l’équipement ; que dans ces conditions c’est à bon droit que le ministre a opposé la prescription quadriennale à la demande d’indemnisation de M. S… relative aux dommages causés à sa propriété par les travaux réalisés sur la R.N. 83 en 1973 ; que dès lors le ministre est fondé à prétendre que c’est à tort que le tribunal administratif a refusé d’opposer la déchéance quadriennale à sa demande d’indemnisation de cette catégorie de préjudice ; que ladite demande de M. S… doit par suite être rejetée ;
Considérant par contre que le dommage résultant des nuisances causées à M. S… par la circulation routière sur la R.N. 83 n’a pas pour origine exclusive les travaux publics exécutés en 1973 ; que ce dommage ne s’est réalisé dans son étendue actuelle et ne s’est révélé dans son caractère permanent qu’au fur et à mesure du développement du trafic sur la R.N. 83, notamment après la mise en place en 1982 sur cette voie d’un itinéraire obligatoire pour les véhicules poids lourds ; que dans ces conditions, le ministre n’est pas fondé à prétendre que laréalité et l’étendue du préjudice résultant de l’intensité de la circulation s’étaient entièrement révélées en 1973 ; que la déchéance quadriennale, en ce qui concerne les dommages résultant de la circulation routière aux abords de la propriété de M. S…, n’était donc pas acquise à la date à laquelle il en a demandé réparation à l’administration ; qu’ainsi le ministre n’est pas fondé à prétendre que c’est à tort que le tribunal administratif a refusé sur ce point d’opposer la déchéance quadriennale à M. S… ;
Sur le caractère anormal et spécial du préjudice résultant de la circulation routière :
Considérant que M. S… a acquis en 1960 un immeuble d’habitation sis à WINTZENHEIM en bordure de la route nationale 83 dont il ne pouvait prévoir qu’elle serait utilisée comme une rocade Ouest de la ville de COLMAR ; que depuis 1982 cet axe supporte un important trafic supplémentaire résultant de la décision d’obliger les camions à emprunter cet itinéraire ; qu’il résulte de l’instruction que cette maison d’habitation est construite à une distance d’un mètre cinquante de l’accotement de la chaussée ; qu’eu égard à la disposition des lieux et àl’importance du trafic, comportant notamment de nombreux poids lourds, l’intensité des bruits que subit M. S… du fait de l’utilisation de cet ouvrage excède les nuisances que peuvent être appelés à supporter dans l’intérêt général les propriétaires riverains d’une voie à grande circulation ; qu’ainsi, M. S… est fondé à se prévaloir d’un préjudice anormal et spécial àraison des troubles dans ses conditions d’existence et de la dépréciation de sa propriété ; qu’il suit de là que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de STRASBOURG a rejeté la demande du requérant tendant à obtenir réparation de ce chef de préjudice ;
Considérant qu’il sera fait une juste appréciation de ces préjudices en les évaluant globalement tous intérêts confondus à la somme de 400 000 F ; qu’il y a lieu de condamner l’Etat à verser au requérant une indemnité de ce montant et de maintenir les frais d’expertise à la charge de l’Etat ;
DECIDE :
Article 1 : La somme que l’Etat a été condamné par le jugement attaqué à verser à M. Pierre S… est portée de 42 728 F à 400 000 F.
Article 2 : Le jugement du tribunal administratif de STRASBOURG en date du 5 janvier 1981 est réformé en ce qu’il a de contraire à la présente décision.
Article 3 : Le surplus de la requête de M. S… et du recours incident du ministre de l’équipement, du logement, des transports et de la mer sont rejetés.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à M. S… et au ministre de l’équipement, du logement, des transports et de la mer.