SUR LA RECEVABILITE
de la requête No 20631/92
présentée par la Société DIVAGSA
contre l’Espagne
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La Commission européenne des Droits de l’Homme, siégeant en
chambre du conseil le 12 mai 1993 en présence de
MM. C.A. NØRGAARD, Président
J.A. FROWEIN
G. SPERDUTI
E. BUSUTTIL
A.S. GÖZÜBÜYÜK
A. WEITZEL
H.G. SCHERMERS
H. DANELIUS
Mme G.H. THUNE
Sir Basil HALL
MM. F. MARTINEZ
C.L. ROZAKIS
Mme J. LIDDY
MM. J.-C. GEUS
M.P. PELLONPÄÄ
B. MARXER
G.B. REFFI
M.A. NOWICKI
I. CABRAL BARRETO
M. H.C. KRÜGER, Secrétaire de la Commission ;
Vu l’article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits
de l’Homme et des Libertés fondamentales ;
Vu la requête introduite le 16 juillet 1992 par la
Société DIVAGSA contre l’Espagne et enregistrée
le 15 septembre 1992 sous le No de dossier 20631/92 ;
Vu le rapport prévu à l’article 47 du Règlement intérieur
de la Commission ;
Après avoir délibéré,
Rend la décision suivante :EN FAIT
La requérante est une société anonyme spécialisée dans la
distribution et la vente de l’eau, domiciliée en Espagne. Devant la
Commission, elle est représentée par Maîtres Alexandre, Lévy et Khan,
avocats au barreau de Strasbourg.
Les faits, tels qu’exposés par la requérante, peuvent se résumer
comme suit.
Depuis plus de 20 ans, la société requérante était chargée de
l’approvisionnement en eau potable de la ville d’Abrera (Barcelone) et
de sa distribution. D’autres distributeurs exerçaient la même activité
dans le même secteur.
Le 30 janvier 1986, la Generalitat de Catalunya publia le
décret 21/86 approuvant la création, dans la municipalité d’Abrera,
d’un monopole du service d’approvisionnement en eau en faveur de la
Mairie. Suite à la publication dudit décret, la Mairie d’Abrera engagea
le 21 mars 1986 une procédure d’expropriation forcée à l’encontre des
biens, propriété de la société requérante.
Le 23 juin 1986, la requérante présenta un recours contentieux
administratif devant l’Audiencia Territorial de Barcelone contre la
décision de la municipalité d’Abrera et de la Generalitat de Catalunya
octroyant à la Mairie d’Abrera le monopole du service d’approvi-
sionnement en eau.
Au cours de cette procédure, la société requérante demanda à
l’Audiencia Territorial de Barcelone de surseoir à statuer sur le fond
et de saisir la Cour de justice des Communautés Européennes (ci-après
Cour de justice) d’une question préjudicielle sur le fondement de
l’article 177 du Traité C.E.E. afin qu’elle se prononce sur la question
de savoir si le fait de constituer un nouveau monopole dans le
territoire d’un Etat Membre était compatible avec l’article 37 du
Traité C.E.E. Par décision du 9 mars 1989, l’Audiencia Territorial
rejeta le recours au principal ainsi que la demande de la société
requérante concernant la question préjudicielle au motif qu’elle ne
statuait pas en dernier ressort.
La société requérante interjeta appel devant le Tribunal Suprême.
Dans son recours, la requérante demanda à titre préliminaire qu’il
sursît à statuer sur le fond et qu’il formât un renvoi préjudiciel
devant la Cour de justice. Par décision avant-dire-droit du 6 septembre
1989, le Tribunal Suprême rejeta la demande.
Saisi d’un recours de « súplica » (recours en révision), le
Tribunal Suprême, par décision du 27 janvier 1990, confirmait sa
décision du 6 septembre 1989, considérant que la jurisprudence
communautaire était suffisamment claire dans le sens d’exclure de
l’interdiction énoncée à l’article 37 du Traité C.E.E. les monopoles
concernant les prestations de services. Le Tribunal précisait qu’un
monopole ne pouvait enfreindre la disposition précitée du Traité C.E.E.
que s’il supposait une entrave à la libre circulation des marchandises
au détriment des produits importés, ce qui n’était pas le cas en
l’espèce (cf. arrêt Sacchi, N° 155/73, Rec. 1974, p. 428-429, et arrêt
Amélioration de l’élevage, N° 271/81, Rec. 1983, p. 2073).
Par décision du 31 mai 1991, le Tribunal Suprême confirma au fond
la décision de l’Audiencia Territorial de Barcelone du 9 mars 1989.
La société requérante saisit alors le Tribunal Constitutionnel
d’un recours d' »amparo » sur le fondement du droit à un procès équitable
et du principe de non-discrimination (articles 24 et 14 de la
Constitution). Par décision du 16 décembre 1991, devenue définitive
le 16 janvier 1992, la haute juridiction rejeta le recours comme étant
dépourvu de contenu constitutionnel, estimant que la question
préjudicielle ne constituait pas un recours supplémentaire à
disposition des parties. La haute juridiction ajoutait que le fait que
dans d’autres cas des demandes semblables aient été acceptées, ne
pouvait être interprété comme constitutif d’un traitement
discriminatoire à l’égard de la société requérante.
GRIEFS
1. La société requérante se plaint, tout d’abord, de ne pas avoir
bénéficié d’un procès équitable en raison de ce que les tribunaux
espagnols lui avaient refusé le droit à soumettre une question
préjudicielle aux termes de l’article 177 du Traité C.E.E. à la Cour
de justice. Elle estime qu’elle n’a pas pu faire valoir ses moyens
relatifs à l’interdiction des monopoles contenue à l’article 37 du
Traité C.E.E.. Elle invoque à cet égard l’article 6 par. 1 de la
Convention.
2. La requérante se plaint également d’avoir été expropriée de ses
biens sans qu’il existe aucune cause d’utilité publique, en violation
de l’article 1 par. 1 du Protocole N° 1.
3. La requérante se plaint enfin d’une violation du principe de non-
discrimination, dans la mesure où le monopole de la municipalité
d’Abrera a mis fin à son activité alors que d’autres exploitants
continuent la vente d’eau dans le même secteur. Elle invoque
l’article 14 de la Convention.
EN DROIT
1. La société requérante se plaint de n’avoir pas bénéficié d’un
procès équitable en raison de ce que les juridictions espagnoles
avaient refusé de soumettre une question préjudicielle à la Cour de
justice des Communautés Européennes (ci-après Cour de justice). Elle
invoque à cet égard l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention qui
se lit ainsi :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue
équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un
tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui
décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations
de caractère civil… »
La Commission relève que la société requérante a fait valoir
devant les tribunaux espagnols l’éventuelle incompatibilité avec la
teneur de l’article 37 du Traité C.E.E. de la décision administrative
créant un monopole municipal de la distribution d’eau potable.
Aux termes de l’article 177 in fine du Traité C.E.E., lorsqu’une
question préjudicielle est soulevée dans le cadre d’une affaire
pendante devant une juridiction nationale statuant en dernier ressort,
celle-ci est tenue de saisir la Cour de justice.
Il est vrai que, selon la jurisprudence de la Cour de justice,
l’obligation de renvoi n’est pas absolue lorsqu’il ne subsiste aucun
doute quant à la réponse à fournir. Il s’agit là de la théorie de
l’acte clair.
Faisant précisément application de cette jurisprudence et se
fondant notamment sur plusieurs arrêts de la Cour de justice, le
Tribunal Suprême a rejeté la demande de renvoi préjudiciel au motif que
l’interdiction énoncée à l’article 37 du Traité C.E.E. ne s’appliquait
pas au monopole créé par la municipalité d’Abrera.
La Commission observe d’abord que l’on ne saurait déduire des
dispositions de la Convention le droit absolu à ce qu’une affaire soit
renvoyée à titre préjudiciel devant la Cour de justice. Cela étant, il
n’est pas exclu d’emblée que, dans certaines circonstances, le refus
opposé par une juridiction nationale appelée à se prononcer en dernière
instance, puisse porter atteinte au principe de l’équité de la
procédure, tel qu’énoncé à l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la
Convention, en particulier lorsqu’un tel refus apparaît comme entâché
d’arbitraire. La Commission estime toutefois que tel n’est pas le cas
en l’occurrence. En effet, le Tribunal Suprême, dans sa décision du
27 janvier 1990, a longuement motivé le rejet de la demande en se
fondant sur la jurisprudence établie en la matière par la Cour de
justice.
Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal
fondée et doit être rejetée en application de l’article 27 par. 2
(art. 27-2) de la Convention.
2. La requérante se plaint ensuite d’une prétendue expropriation de
ses biens alors qu’il n’existe aucune cause d’utilité publique
susceptible de la justifier, en violation de l’article 1 par. 1 du
Protocole N° 1 (P1-1-1) qui dispose :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses
biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause
d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et
les principes généraux du droit international. »
La Commission relève à cet égard qu’au moment où l’administration
décida de créer le monopole litigieux, l’Espagne n’avait pas ratifié
ledit Protocole, de sorte que cette partie de la requête doit être
rejetée comme étant incompatible ratione temporis avec les dispositions
de la Convention, conformément à l’article 27 par. 2 (art. 27-2) de la
Convention.
3. La requérante se plaint enfin d’une atteinte au principe de non-
discrimination en violation de l’article 14 (art. 14) de la Convention,
dans la mesure où le monopole de la municipalité d’Abrera a mis fin à
son activité alors que d’autres exploitants continuent la vente d’eau
dans le même secteur.
L’article 14 (art. 14) de la Convention est ainsi libellé :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente
Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée
notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la
religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions,
l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité
nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
La Commission a examiné ce grief en liaison avec le grief tiré
de l’article 1 par. 1 du Protocole N° 1 (P1-1-1) qu’elle vient de
rejeter comme étant incompatible avec les dispositions de la
Convention.
Il s’ensuit que cette partie de la requête doit également être
rejetée comme étant incompatible avec les dispositions de la Convention
en application de l’article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention.
Par ces motifs, la Commission à la majorité
DECLARE LA REQUETE IRRECEVABLE.
Le Secrétaire Le Président
de la Commission de la Commission
(H.C. KRÜGER) (C.A. NØRGAARD)