Voici un arrêt intéressant à plusieurs titres : d’abord, parce qu’il consacre expressément le droit de propriété des communes sur l’herbe des accotements des chemins vicinaux, ce qui a son importance pour la théorie de la domanialité publique; ensuite, parce qu’il pose des principes, au sujet de l’utilisation de cette nouvelle espèce de biens communaux que sont les accotements des chemins.
I. — L’idée de la propriété des communes sur l’herbe accrue sur les chemins vicinaux est apparue spontanément, dans les règlements faits par les préfets en vertu de l’art. 21 de la loi du 21 mai 1836. On sait qu’en vertu de ce texte, dans chaque département, des règlements sur les chemins vicinaux furent établis par les préfets, et approuvés par le ministre de l’intérieur. Ces règlements départementaux présentaient naturellement quelques variantes, et, en 1854, pour ramener toute cette réglementation à l’unité, une circulaire ministérielle, signée de M. Billault, ministre de l’intérieur, proposa à tous les préfets un modèle uniforme de règlement général sur les chemins vicinaux, établi d’après les dispositions communes aux règlements départementaux spontanés, en les invitant à l’adopter.
Les art. 331 et 341 de ce modèle général du 21 juillet 1854 sont relatifs à la question des herbes, et sont ainsi conçus : « Art. 331. Il est interdit de détériorer les berges des fossés, de cultiver le fond ou les talus de ces fossés, ou d’y faire ou laisser pâturer des bestiaux, de quelque espèce qu’ils soient. — Les herbes qui croîtront spontanément dans les fossés seront la propriété des communes, et pourront être vendues à leur profit, mais sous la condition qu’elles seront coupées à la main. — Art. 341. Il est interdit de dégrader les talus des chemins vicinaux, ou d’y faire ou laisser pâturer des bestiaux, de quelque espèce qu’ils soient. Les herbes qui croîtront spontanément sur les talus seront la propriété des communes et pourront être vendues à leur profit, mais sous la condition qu’elles seront coupées à la main. » Il n’y a pas de texte au sujet des accotements, mais ce qui est décidé des fossés et des talus s’étend tout naturellement aux accotements.
Ce règlement-type a été remplacé en 1870 par un nouveau modèle de règlement (V. instr. gén. sur les chemins vicinaux, éd. de 1908, p. 155), qui ne reproduit pas textuellement les dispositions que nous venons de citer et se borne à emprunter au règlement de 1854 les interdictions qu’il formule pour éviter la dégradation des chemins; mais il n’y a pas de doute que, si le nouveau règlement a passé sous silence les droits de propriété des communes sur les herbes des fossés et talus, c’est parce qu’il a paru à ses rédacteurs qu’une nouvelle affirmation de ce droit était inutile.
Notre arrêt reprend à son compte les expressions des art. 331 et 341 du règlement-type de 1854, et répète : l’herbe qui croît sur les accotements des chemins vicinaux et ruraux est « la propriété de la commune ».
Le point intéressant pour la doctrine est de savoir si la propriété de l’herbe est à la commune, parce que la propriété du chemin est aussi à la commune; si donc la propriété de l’herbe implique la propriété du chemin, comme le chemin vicinal est une dépendance du domaine public (V. not., Proud’hon, Tr. du domaine public, n. 346; de Récy, Tr. du domaine public, t. I, n. 312; Aucoc, Confér. de dr. admin., 3e éd., t. II, n. 942; Hauriou, Précis de dr. admin., 11e éd., p. 641; notre Rép. gen. du dr. fr., v° Domaine public et de l’Etat, n. 146; Pand. Rép., V° Domaine, n. 816 et s.), c’est la question si débattue de savoir si les dépendances du domaine public sont objets de propriété qui se trouve posée ici (V. sur cette question, la note de M. Hauriou, sous Cons. d’Etat, 16 juill. 1909, Ville de Paris, S. et P. 1909.3.97; Pand. pér., 1909.3.97, et les autorités citées. Adde, Hauriou, op. cit., p. 638 et s.).
M. Berthélemy, qui soutient per fas et nefas que le domaine public n’est pas pour les administrations publiques une propriété grevée d’affectation, fait une distinction entre les accessoires du domaine public et le domaine lui-même : « A l’égard des accessoires du domaine public, dit-il, le droit de propriété se conçoit sans peine; il ne se conçoit pas sur le domaine lui-même. » C’est grâce à cette propriété des accessoires que les administrations publiques perçoivent les fruits et produits qu’exceptionnellement le domaine public peut fournir, qu’elles profitent des alluvions, de la redevance des mines concédées sous les voies publiques, de la ferme de la pêche dans les rivières et canaux, etc. (Tr. élém. de dr. admin., 6° ed., p. 405).
Faut-il expliquer notre arrêt par cette théorie de la propriété des accessoires du domaine public, ou bien faut-il l’expliquer par la théorie de la propriété du domaine public lui-même ?
Prise en soi, la théorie de la propriété des accessoires du domaine public est déjà peu satisfaisante, parce qu’elle est en contradiction avec la règle fondamentale que l’accessoire suit le sort du principal. Si le domaine public, qui est le principal, est objet de propriété, il est naturel que les accessoires du domaine public soient objets de propriété; mais, si le domaine public n’est pas objet de propriété, il est surprenant que ses accessoires le soient.
Mais, sans insister sur cette considération générale, examinons le cas particulier de l’herbe accrue sur les accotements des chemins vicinaux. Il y a ceci de tout particulier, dans l’espèce, que les habitants de la commune « bénéficient de la jouissance en nature de cette herbe », du moins, ils en bénéficient tant que le conseil municipal n’a pas pris une délibération donnant à bail le droit de récolter les herbes. C’est le cas de notre arrêt, et c’est le cas de beaucoup le plus fréquent. Et, dans cet état de choses, il appartient au maire de déterminer par un règlement, conformément d’ailleurs à l’usage local, les conditions de la jouissance en nature dont bénéficient les habitants.
Confrontons ces particularités avec la théorie de la propriété des accessoires du domaine public. Voici une commune qui est propriétaire, à ce que l’on prétend, non pas du chemin vicinal, mais seulement de l’herbe qui accroit dessus. Or, elle ne bénéficie pas elle-même de cette propriété de l’herbe, qui est pourtant, dans l’affaire, sa seule propriété : elle laisse s’établir une jouissance en nature des habitants, que le maire se borne à réglementer. Alors, que représente cette propriété de l’herbe? Pour le coup, il serait plus logique de dire : l’herbe est res communis, comme le chemin, et c’est de cette res communis que les habitants ont la jouissance en nature. On comprendrait encore la propriété de la commune sur l’herbe et sur l’herbe seule, si c’était une façon de justifier la vente de l’herbe au profit de la caisse municipale; mais on ne comprend pas une propriété attribuée à la commune sur l’herbe seule, pour aboutir à la jouissance en nature des habitants, qui ne rapporte rien au patrimoine municipal.
Au contraire, si la commune est propriétaire du chemin en même temps que de l’herbe, les choses changent d’aspect; la propriété de la commune conserve une utilité, quoique la jouissance de l’herbe soit abandonnée aux habitants, et même justement parce que cette jouissance est abandonnée aux habitants. Si elle n’en conserve pas quant à l’herbe, elle en conserve quant au chemin, qui devient dans l’espèce une sorte de bien communal. Et, de même que, pour les biens communaux d’ancienne formation, qui étaient à la jouissance de la totalité des habitants, on a éprouvé le besoin de faire reposer la propriété sur la personne morale de la commune, de même qu’on a éprouvé le besoin de créer de toutes pièces des sections de communes, pour faire reposer sur ces personnes morales tout artificielles la propriété des biens communaux qui n’étaient à la jouissance que des habitants d’un hameau, de même, pour ce bien communal de nouvelle formation que représente le chemin vicinal dans les accotements, on éprouve le besoin de faire reposer la propriété sur la personne morale de la commune.
Et ainsi le chemin vicinal est la propriété de la commune à un double titre, comme dépendance du domaine public et comme bien communal.
II. — Il est clair que ce n’est pas un bien communal ordinaire, puisqu’il est inaliénable et imprescriptible (V. Trib. des conflits, 22 juin 1889, De Rolland, S. 1891.3.81; P. chr.), mais c’est un bien communal, en ce que ses accotements sont laissés à la jouissance en nature des habitants. Économiquement, cela présente un intérêt, parce que toutes les communes ont des chemins vicinaux munis d’accotements, tandis que beaucoup d’entre elles n’ont pas de pâturages communaux. Juridiquement, cela en présente aussi, par cela même que les chemins vicinaux, et aussi les chemins ruraux, deviennent, grâce à cette particularité, une catégorie juridique originale.
Notre arrêt, quoique le texte en soit bien court, contient sur cette catégorie juridique des renseignements précieux, que l’on peut d’ailleurs compléter par ceux du règlement général sur les chemins vicinaux.
Une première observation qui s’impose est que les usages jouent, en cette matière, un grand rôle. C’est par l’usage que s’est établie, dans de nombreuses communes, la jouissance en nature des habitants. Le conseil municipal n’est pas juridiquement lié par cet usage, et, à tout moment, il peut rompre avec, en décidant le bail des herbes (V. sur le pouvoir du conseil municipal à l’effet de déterminer l’affectation des biens communaux, Cons. d’Etat, 5 août 1904, Quesney, S. et P. 1906.3.139); mais on sent combien, en fait, il lui sera difficile de prendre ce parti. Le maire, quant à lui, est lié par les usages en ce qui concerne la réglementation du mode de jouissance en nature. C’est du moins la solution de notre arrêt.
Supposons que les accotements soient laissés à la jouissance en nature des habitants, et prennent ainsi, en attendant une décision contraire du conseil municipal, toujours possible, figure de bien communal, quel sera le mode de jouissance en nature?
1° Il appartient au maire de réglementer les conditions de cette jouissance en nature, en se conformant à l’usage local. On pourrait se demander si les arrêtés du maire en cette matière sont des règlements de police, et sont susceptibles d’être annulés par le préfet, par application de l’art. 95 de la loi du 5 avril 1884, ou bien si ce ne sont pas plutôt des arrêtés pris par le maire, agissant comme administrateur du patrimoine communal, et non susceptibles d’être annulés par le préfet (V. Cons. d’Etat, 26 juin 1896, Comm. de Montagnac, S. et P. 1898.3.87, et la note); nous serions assez porté à croire, avec le ministre de l’intérieur, qu’ils sont de la seconde catégorie, et ne sont pas susceptibles d’être annulés par le préfet. En tout cas, et notre affaire le prouve, ils sont susceptibles d’être déférés au Conseil d’Etat pour excès de pouvoir.
2° Bien entendu, le maire, dans son règlement de jouissance en nature, est tenu d’observer les dispositions de police du règlement départemental sur les chemins vicinaux; ainsi, il est tenu d’interdire le pâturage direct des bestiaux et de prescrire le coupage de l’herbe à la main, si le règlement départemental reproduit ces prescriptions des art. 331 et 341 du Règlement général de 1854. Il est tenu aussi d’observer les usages locaux, et, justement, dans notre affaire, il s’était très correctement conformé à ces usages en interdisant de couper l’herbe à la faux.
3° En l’absence d’usages locaux, il pourrait très bien prescrire certaines innovations dans le mode de jouissance : par exemple, il pourrait introduire le système du cantonnement, à la place du système de la jouissance confuse, pour assurer un partage plus équitable.
4° Il ne faut pas se dissimuler que les accotements des chemins communaux ne constitueront jamais que des biens communaux d’un caractère provisoire, au sujet desquels ne sauraient se poser les questions de droit qui se posent à propos des biens communaux véritables. Ainsi, l’aptitude personnelle des habitants de la commune à prendre part à la jouissance ne sera jamais l’occasion d’un contentieux de la compétence du conseil de préfecture (V. Cass. 22 mai 1905, S. et P. 1909.1.75; Pand. pér., 1909.1.75; Cons. d’Etat, 30 juin 1905, Comm. de Saint-Anthème, S. et P. 1907.3.79, les notes et les renvois), par lequel l’intéressé demanderait à la commune reconnaissance de son droit et délivrance de sa part. Elle ne constituera jamais qu’un intérêt personnel à former recours pour excès de pouvoir contre l’arrêté de répartition que prendrait le maire.