A l’heure où s’achève en France la douloureuse affaire Lambert, l’Allemagne aussi s’interroge sur l’euthanasie. Le ministre fédéral de la Justice Heiko MAAS a annoncé en janvier 2014 son intention de lancer d’ici la fin de l’année une réflexion sur ce sujet, devant mener à la rédaction d’un projet de loi1.
Le terme « Euthanasie » est connu de l’allemand, mais il lui est préféré l’expressionplus évocatrice de « Sterbehilfe » : l’aide à la mort. Celle-ci est à différencier de la notion de « Beihilfe zur Selbsttötung » (assistance à sa propre mort), également connue sous le nom de « assistierter Suizid » (suicide assisté). Ce dernier comportement consiste à fournir à une personne les moyens lui permettant de se donner elle-même la mort. Il n’encourt aucune sanction, dans la mesure où les §§ 211, 212 du Strafgesetzbuch –StGB (Code pénal) ne répriment que le fait de donner la mort à un autre être humain (à l’encontre de la lettre de leurs dispositions)2. Nous nous intéressons ici au seul cas de la Sterbehilfe.
Ce terme recouvre deux comportements différents : l’euthanasie active (aktive Sterbehilfe) et l’ euthanasie passive (passive Sterbehilfe) . La doctrine3 et la jurisprudence4 s’accordent pour dire que l’aktive Sterbehilfe demeure strictement réprimée par le droit allemand. Mais la passive Sterbehilfe est légale et encadrée par la loi du 29 juillet 2009, dite « Patientenverfügungsgesetz » (Loi sur les dernières volontés du patient). Cette loi pose le cadre juridique de la fin du traitement médical (Behandlungsabbruch).
Cet encadrement législatif a été complété par la jurisprudence. Etrangement, celle-ci provient uniquement du Bundesgerichtshof-BGH (Cour fédérale) et non du Bundesverfassungsgericht-BVerfG (Tribunal Constitutionnel Fédéral), lequel est pourtant l’organe judiciaire de prédilection pour trancher des grands débats politiques et/ou de société5. La question de l’euthanasie passive semble donc relever en droit allemand bien plus de la technique que de la politique juridique. Cet aspect technique fut particulièrement mis en avant dans la dernière décision du BGH ((BGH, 20.06.2010, n° 2 StR 454/09.)) à ce sujet, datant de 20106.
L’euthanasie passive soulève certes en droit allemand d’intéressantes questions techniques, dans la mesure où elle relève à la fois du droit civil et du droit pénal (I). Mais au-delà de ces aspects techniques se profile un choix de politique juridique : le choix de faire ou non du droit à la vie un droit laissé à la libre disposition de la personne (II).
I. L’euthanasie passive, à la croisée des chemins du droit civil et du droit pénal
L’euthanasie passive fut l’objet d’une lente clarification du droit allemand, culminant avec l’adoption de la Patientenverfügungsgesetz de 2009 (A), laquelle ne régla cependant que les aspects civils de la question, laissant son volet pénal à la discrétion du pouvoir judiciaire (B).
A. Une lente clarification du droit
L’euthanasie n’avait fait avant 2009 l’objet d’aucune disposition législative ou réglementaire7. La jurisprudence était empreinte d’importantes divergences, notamment entre les formations civiles et criminelles du BGH ((X. HÖFLING, S. RIXEN, dans Juristenzeitung, 2003, pp. 884, 885; T. VERREL, „Stand der strafrechtlichen Diskussionen in Deutschland- Ergebnisse des 66. Deutschen Juristentags“, dans JUNGINGER et al. (éds.)., Grenzsituation in der Intensivmedizin, 2008, pp. 123-130.)). En effet, le Premier Sénat criminel avait eu à statuer en 19948 sur le cas d’un patient souffrant de graves dommages cérébraux et hors d’état de manifester sa volonté. Dans la mesure où son état de santé n’avait pas encore pris une tournure devant mener directement à sa mort, le BGH jugea que l’interruption de l’alimentation artificielle ne répondait pas aux critères de l’euthanasie passive tels que posés dans les lignes directrices de la chambre des médecins. Toutefois, analysant cet acte en un homicide volontaire au sens du § 211 StGB, le Premier Sénat fit de la volonté présumée du patient un fait justificatif, dont le fondement serait le droit fondamental à l’autodétermination du patient9.
Cette décision devait donner plein effet à la volonté du patient, que l’ancien § 1904 du Bürgerliches Gesetzbuch- BGB (Code civil allemand) protégeait sous son aspect civil10. Mais ces dispositions ne visaient expressément que l’accord du patient sous tutelle à un traitement médical : leur extension à l’arrêt de traitement fut critiquée par une partie de la doctrine11. Le Douzième Sénat civil12, appliquant ces mêmes dispositions, les étendit aussi à l’arrêt de traitement. Mais il soumit la légalité de ce dernier à la double condition de correspondre à la volonté du patient et de survenir dans les cas où l’état de santé de celui-ci aurait déjà pris « un cours irréversible menant à la mort» (irreservibel tödlicher Verlauf ), c’est-à-dire dans la situation où le traitement ne fait que retarder la mort. Cette dernière condition fut cependant reformulée par le Douzième Sénat civil en 2005 : l’arrêt de tout traitement retardant ou empêchant la mort devint possible13.
Le législateur fédéral s’empara de la question, dans le but affiché de clarifier le droit et la pratique en la matière14. Toutefois, la loi de 2009 ne régla que le volet civil de la question, en créant les §§ 1901a à 1901c BGB. Le but était de conférer une meilleure protection au droit fondamental d’autodétermination médicale, en rendant contraignante pour le tuteur15 la volonté du patient hors d’état de manifester sa volonté. Il est tenu compte de la volonté exprimée au préalable dans une Patientenverfügung (dernière volonté du patient) (§ 1901a al. 1 BGB), et subsidiairement de la volonté supposée (mutmaßlicher Willen) (§ 1901a al. 2 BGB). En revanche, cette loi ne comporte aucune disposition de nature pénale. Il ressort des travaux préparatoires que le législateur choisit délibérément laisser le droit pénal en l’état16.
B. Les spécificités du droit pénal allemand
L’euthanasie passive est appréhendée en droit pénal allemand sous l’incrimination du §212 StGB, le Todschlag (homicide volontaire). Ainsi que rappelé dans la décision précitée du 20 juin 2010 du BGH ((V. n. 7.)), cette incrimination connaît des faits justificatifs (Rechtfertigungsgrund). Tout d’abord la Nothilfe du § 32 StGB (aide d’urgence). Le BGH identifie dans la décision de la direction d’un établissement médical de rétablir l’alimentation artificielle de la patiente une menace urgente pour un intérêt supérieur de cette dernière : son droit à l’autodétermination médicale. Le comportement visant à l’inverse à faire échec à cette menace urgente, la destruction du tuyau d’alimentation artificielle, est une atteinte à un autre intérêt supérieur de la patiente, sa vie. Or une menace pesant sur le droit à l’autodétermination médicale ne saurait justifier une atteinte à un intérêt de nature bien plus importante, le droit à la vie17. Ainsi, les critères de la Nothilfe ne sont pas remplis selon le BGH. Pour la même raison, le BGH considère que les critères du Notstand du § 34 StGB (état d’urgence) ne sont pas remplis non plus18. Cette argumentation visant à écarter les faits justificatifs classiques est très technique, au point d’en sembler spécieuse.
Son principal intérêt est de faire ressortir le rôle de la volonté du patient, une nouvelle fois19 érigée en fait justificatif autonome. Le BGH lui confère un nouveau fondement, non plus de nature jurisprudentielle, mais législative : la Patientenverfügungsgesetz de 200920. Pourtant, le BGH rappelle que le législateur ne souhaitait pas modifier le droit pénal avec cette loi21. Une affirmation apparemment aussitôt démentie :La volonté dont il doit être tenu compte au titre des faits justificatifs pénals est celle exprimée selon les formes du § 1901a BGB ((V. n. 7, n°s 25 in fine, 40.)).
Le BGH s’explique : il ne s’agit pas de faire application de normes de droit civil au pénal, mais de sauvegarder l’unité du droit22, ainsi que de garantir le respect de la Grundgesetz (Loi fondamentale)23. En effet, le droit à l’autodétermination médicale est de nature constitutionnelle, déduit de l’art. 1 al. 1 en combinaison avec l’art. 2 al. 1 de la Grundgesetz ((V. n. 7, n° 35.)) : la Patientenverfügungsgesetz modifiant le BGB ne fait donc que lui donner des contours concrets24. Or exposer les personnes ayant fait application de ces dispositions civiles à des poursuites pénales reviendrait à les empêcher de facto d’en faire usage- et donc de faire usage du droit fondamental que ces dispositions visent à concrétiser. Ceci justifie donc d’ériger des dispositions civiles en fait justificatif à des infractions de nature pénale. La décision du BGH est peut-être critiquable du point de vue technique (notamment au regard du principe de séparation du droit civil et du droit pénal25), mais empreinte de pragmatisme. Elle témoigne de surcroît d’une volonté judiciaire de donner plein effet à la possibilité d’avoir recours à l’euthanasie passive.
II. Le droit à la vie, un droit de disposition ?
En fondant son raisonnement sur la loi de 2009, le BGH étend le champ de l’euthanasie passive à des cas considérés comme relevant jusqu’ici de l’euthanasie active, au risque de brouiller les frontières entre les deux concepts (A). Toutefois, malgré la large place faite à la volonté du patient en l’état actuel du droit allemand, celui-ci ne consacre pas encore un droit à disposer de sa propre vie (B).
A. La délicate différenciation entre euthanasie passive et active
La décision de 2010 présente une particularité par rapport à la jurisprudence antérieure26. Selon celle-ci, l’acte mettant fin au traitement permettant de sauvegarder ou prolonger la vie ne bénéficiait du fait justificatif de la volonté du patient que s’il consistait en une omission. L’euthanasie passive n’était donc que le comportement consistant à s’abstenir de maintenir le traitement27. Mais dans le cas de 2010, les accusés avaient accompli l’acte positif d’endommager le tuyau d’alimentation artificielle, afin d’empêcher le rétablissement du traitement.
Se fondant sur le § 1901a BGB, le BGH définit l’euthanasie passive de la manière suivante: le fait de s’abstenir, de réduire ou de mettre fin à un traitement médical, en fonction de la volonté du patient telle qu’exprimée dans les formes du §1901a BGB ((V. n. 7, principe directeur n°1.)). Or le BGH relève (à juste titre) que l’idée de « mettre fin » ou « réduire » comprend une série de comportements différents, lesquels peuvent relever aussi bien de l’omission que de la commission28. Ce raisonnement reposant sur un adroit maniement des techniques juridiques allemandes révèle là encore une franche volonté de « libéraliser » l’euthanasie passive.
Dès lors, il est permis de se demander où se trouve la frontière entre euthanasie passive et active, si l’une comme l’autre peuvent constituer en un comportement de commission. La différence semble tenir à ce que dans l’euthanasie passive, il ne s’agit que de laisser son libre cours à un cycle naturel. A l’inverse, l’euthanasie active implique, selon la doctrine allemande29 de provoquer, par l’intervention humaine, une mort qui ne serait pas survenue dans le cycle naturel des événements.
Ceci soulève la question des soins palliatifs, définis comme le fait d’administrer délibérément à un patient un traitement de nature à soulager ou atténuer la douleur, tout en sachant que celui-ci peut éventuellement accélérer la survenance de la mort30. La doctrine classifie les soins palliatifs parmi les comportements correspondant à l’euthanasie passive, et donc légaux31. La jurisprudence a dans un premier temps considéré ces actes comme relevant des atteintes à l’intégrité corporelle commis par un médecin bénéficiant du fait justificatif de la volonté du patient, dont la légalité n’est pas menacée par le fait qu’ils puissent conduire à la mort32. Mais la nouvelle définition de l’euthanasie passive englobant les actes de commission, le BGH a considéré que les soins palliatifs représentent également une forme d’euthanasie passive33.
B. Le rôle de la volonté du patient
La volonté du patient semble constituer le fil rouge de l’ensemble de la jurisprudence allemande touchant à l’euthanasie passive et aux soins palliatifs34. Elle est également fréquemment invoquée dans les discussions relatives à l’euthanasie active35. Si elle est centrale, elle n’est néanmoins pas toute-puissante : ni la décision de 2010 ni la jurisprudence ultérieure n’ont admis que la volonté du patient puisse légaliser l’euthanasie active36.
Car la volonté du patient n’est admise comme fait justificatif d’un comportement autrement constitutif d’un Todschlag qu’en présence d’un état de santé devant conduire naturellement à la mort37. L’arrêt de traitement ne déclenche pas la mort, il permet une mort que le traitement avait pour but de retarder ou d’empêcher. Ainsi, dans la lignée de la jurisprudence Pretty ((Pretty c. Royaume-Uni, 29.04.2002, n° 2342/02.)) de la Cour Européenne des droits de l’Homme, le BGH maintient que le droit à la vie n’est pas un droit à disposer de sa vie.
Eu égard au rôle centrale de la volonté du patient, il est remarquable que la question de la détermination de cette volonté n’ait pas suscité en Allemagne un contentieux similaire à celui de l’affaire Lambert en France38. Il est permis de douter que ceci soit uniquement dû à la réglementation détaillée de cette question contenue dans les § 1901a et suivants BGB ((Cette „marche à suivre“ détaillée fut mise en avant par le BGH dans sa décision de 2010: v. n. 7, n° 24.)). En effet, ceux-ci prévoient la consultation de nombreux acteurs différents, tels les membres de la famille et le médecin, et ceci aussi bien dans les cas où il s’agit de déterminer la volonté supposée du patient que dans ceux où le patient a laissé une Patientenverfügung détaillée39. Certes, il ressort des § 1901a et suivants BGB que la décision finale est prise par le seul tuteur du patient incapable de manifester sa volonté40. Néanmoins, au regard du nombre d’acteurs consultés au cours de la procédure, il est surprenant que sa décision ne soit apparemment quasiment jamais contestée devant les tribunaux.
- V. l’article „Maas will Sterbehilfe-Gesetz ohne Fraktionszwang“ dans Franfurter Allgemeine Zeitung du 11.01.2014. [↩]
- V. sur ce point K. GAVELA, Ärztlich assistierter Suizid und organisierte Sterbehilfe, 2013, pp. 7-17. [↩]
- Comp. T. FISCHER, Strafgesetzbuch und Nebengesetze, t. 10, 59ème éd., 2012, §§ 211-216 StGB, n° 33. [↩]
- Confirmé par le jugement du Bundesgerichtshof- BGH (Cour fédérale allemande) du 08.05.1991, n° 3 StR 467/90. [↩]
- H. VORLÄNDER, „Regiert Karlsruhe mit? Das BVerfG zwischen Recht und Politik“ dans Aus Politik und Zeitsgeschichte, n° 35-36/2011, pp. 30-36. [↩]
- Il s’agit pour le BGH d’une question de „droit matériel“ (sachliches Recht) (§ 12), et de porter une „appréciation juridique des faits“ („rechtliche Würdigung des Geschehens“) (§13), sans qu’il ne soit jamais fait mention d’un éventuel débat de société. [↩]
- C. P. KOLB, Neue Entwicklungen bei der Sterbehilfe, 2013, pp. 15-22. [↩]
- BGH, 13.09.1994, n° 1 StR 357/94. [↩]
- Ibid., v. n° 19. [↩]
- Comp. A. JETTER, Das Vormundschaftsgericht und die Entscheidung über die passive Sterbehilfe, 2004, p. 22. [↩]
- V. F. SALIGER, dans Medizinrecht, 2004, p. 240. [↩]
- BGH, 17.03.2003, XII ZB 2/03. [↩]
- BGH, 8.06.2005, XII ZR 177/03. [↩]
- V. Impression du Bundestag 16/13314, p. 3 et s., ainsi que 7 et s. [↩]
- Impression du Bundestag 16/8441, p. 7. [↩]
- Impression du Bundestag 16/8441, p. 7 et s. [↩]
- V. n. 7, n° 19. [↩]
- V. n. 7, n° 20. [↩]
- Comp. les décisions de 1994 (n. 11), 2003 (n. 15) et 2005 (n. 16) citées plus haut. [↩]
- V. n. 7, n°s 20 à 40. [↩]
- V. n. 7, n°s 25, 35. [↩]
- V. n. 7, n°25. [↩]
- V. n. 7, n° 25, ph. 3 et 35. [↩]
- M. RUFFERT, Vorrang der Verfassung und Eigenständigkeit des Privatrechts, 2001, p. 65. [↩]
- Comp. A. SCHRAMM, Haftung für Tötung, 2010, p. 250. [↩]
- Une particularité dont le BGH a pleinement conscience: v. n. 7, n° 22. [↩]
- Comp. R. HELGERTH, Juristische Rundschau, 1995, p. 338, 339. [↩]
- V. n. 7, n° 29. [↩]
- Comp. N. JACOB, Aktive Sterbehilfe im Rechtsvergleich und unter der EMRK, 2013, p. 24. [↩]
- A. LOOSE, Strafrechtliche Grenzen ärztlicher Behandlung und Forschung, 2003, p. 3. [↩]
- N. JACOB, Aktive Sterbehilfe im Rechtsvergleich und unter der EMRK, 2013, p. 24. [↩]
- BGH, 15.11.1996, 3 StR 79/96, principe directeur n°2. [↩]
- V. n. 7, n° 34. [↩]
- V. en ce sens U. BERNET-AUERBACH, Das Recht auf den eigenen Tod und aktive Sterbehilfe unter verfassungsrechtlichen Gesichtspunkten, 2011, p. 23. [↩]
- N. JACOB, Aktive Sterbehilfe im Rechtsvergleich und unter der EMRK, 2013, p. 24 et s. [↩]
- Ibid., p. 36. [↩]
- V. n. 7, n° 33. [↩]
- Comme exemple de l’absence de jurisprudence en la matière, v. R. SCHULZE, H. DÖRNER, BGB-Handkommentar, 8ème éd., 2014, sous § 1901a BGB. [↩]
- § 1901b BGB. [↩]
- Toute personne empêchée de prendre des décisions par un manque de discernement ou incapable d’exprimer sa volonté se voit assigner un tuteur en droit allemand: v. § 1896 BGB. [↩]
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