Le Conseil d’Etat ; — Vu la loi du 6 août 1917 ; — Vu la convention du 4 octobre 1917 passée entre l’Etat et la Société anonyme Le Comptoir central d’achats industriels pour les industriels pour les régions envahies ; — Vu les circulaires des 14 février, 22 avril, 17 août, 7 et 19 novembre 1921 du Ministre des régions libérés ; — Vu la loi du 24 mai 1872 ; — Vu l’art. 1153, C.civ. ; — Considérant que le sieur Triller soutient : 1° qu’un bon de cession de matériaux d’une valeur de 54.401 fr. 75, à imputer sur le montant de ses indemnités de dommages de guerre, a été délivré à un autre qu’à lui-même dans des conditions irrégulières par les services des régions libérées ; 2° que les livraisons de matériaux atteignant en totalité la valeur du bon ont été consenties également à un autre qu’à lui-même, en méconnaissance des prescriptions réglementaires, par les employés des magasins de Reims et de Nancy du Comptoir central d’achats industriels pour les régions envahies ; que l’Etat doit être déclaré pécuniairement responsable des deux fautes successives et distinctes qu’auraient commises ses agents et ceux du Comptoir central d’achats ;
En ce qui concerne la délivrance du bon de cession : — Considérant que, d’après les déclarations concordantes des parties, le service départemental des régions libérées de la Marne a établi un bon de cession de matériaux au nom du sieur Triller et délivré ce bon à un sieur Ferrandi sur la demande de ce dernier qui, détenteur des titres nominatifs d’indemnités du sieur Triller, produisait une procuration portant la fausse signature dudit sieur Triller, accompagnée cependant de la certification du commissaire de police ; — Considérant que les règlements relatifs à la délivrance des bons de cession, et dont le requérant fait état, n’imposent aux agents chargés de cette partie du service aucune formalité spéciale pour la vérification de l’authenticité de la demande ; que, dès lors, dans les circonstances de l’affaire, et à défaut notamment de tout avis du détournement des titres d’indemnité de leur destination, les agents de l’Administration des régions libérées ont pu, sans commettre de faute, ne pas exiger d’autres garanties que celles qui résultaient apparemment de la détention des titres par le sieur Ferrandi, et de la justification d’un pouvoir portant le visa d’un commissaire de police ;
En ce qui concerne les livraisons de matériaux : — Considérant que le sieur Triller qui, pour justifier devant le ministre sa réclamation d’indemnité, s’était fondé uniquement sur la faute résultant, d’après lui, à la charge de l’administration, de la délivrance du bon de cession au sieur Ferrandi, a fait valoir devant le Conseil d’Etat un autre moyen tiré des conditions dans lesquelles les employés des magasins de Reims et de Nancy du Comptoir central d’achats industriels pour les régions envahies auraient consenti à un sieur Debaix des livraisons de matériaux dont l’enlèvement ne pouvait être fait réglementairement que par le titulaire du bon de cession ; que, dans son mémoire en réponse, le sous-secrétaire d’Etat a contredit l’allégation de cette seconde faute formulée par le requérant et lui a ainsi dénié de ce chef tout droit à indemnité ; — Considérant que, en vue de faciliter et de hâter la reconstitution industrielle des départements atteints par l’invasion, la loi susvisée du 6 août 1917, a autorisé dans son art. 1er, le ministre du commerce à procéder : 1° aux achats de matières premières, outillages, articles et produits d’entretien nécessaires à la remise en marche des exploitations, ainsi qu’à la distribution par voie de cession des marchandises achetées ; 2° sur la demande des ministres intéressés et pour leur compte, à tous autres achats destinés aux départements victimes de l’invasion ; que les art. 4 et s. de ladite loi disposent que, pour l’exécution de ces opérations, des conventions pourront être passées avec des tiers mandataires chargés d’effectuer, pour le compte de l’Etat, sans autre rémunération qu’une commission destinée à faire face aux frais généraux et d’administration et à l’intérêt d’un certain capital, selon des règles fixées par les ministres du commerce et des finances et sous le contrôle étroit de l’administration, l’achat, la cession, la distribution et la délivrance des approvisionnements ; que la convention également susvisée du 4 octobre 1917, passée en exécution de la loi précitée du 6 août 1917 entre le ministre du commerce et le Comptoir central d’achats industriels pour les régions envahies, a confié à cette société le soin d’acquérir, de céder et de distribuer les matières premières et autres marchandises visées à l’art. 1er de la loi, de conserver et de distribuer les approvisionnements qui lui seraient remis par l’Etat, le tout suivant des règles et des modalités déterminées en conformité des dispositions législatives susmentionnées ; — Considérant que la convention du 4 octobre 1917 comportait la participation de la Société Le Comptoir central d’achats industriels pour les régions envahies et de ses préposés à la gestion d’un service public ; que, dans les conditions où elle a été passée et par sa nature même, elle avait le caractère d’un contrat administratif dont la juridiction administrative peut seule être appelée à connaître par application de la loi du 24 mai 1872 ; — Considérant qu’en l’espèce, le sieur Triller se prétend lésé du fait de la réalisation d’opérations effectuées par le Comptoir central d’achats dans l’accomplissement de la mission spéciale qui lui a été dévolue ; qu’il a pu, dès lors, demander directement à l’Etat, pour le compte duquel le service était exécuté, la réparation du préjudice causé ; qu’il appartiendrait d’ailleurs à l’Etat, au cas où il estimerait que la responsabilité pécuniaire de la société pourrait être engagée vis-à-vis de lui, à raison des mêmes faits, d’exercer contre elle toute action que de droit, en exécution du contrat ci-dessus défini ; — Considérant que les bons de cession de matériaux ont été institués par l’Administration des régions libérées au bénéfice exclusif des ayants droit à indemnité de dommages de guerre ; qu’ils étaient établis au profit de sinistrés individuellement désignés par leurs nom, prénom et domicile ; qu’ainsi, par leur caractère comme par leur forme matérielle, ces bons ne permettaient d’effectuer les livraisons des marchandises auxquelles ils donnaient droit qu’à leurs seuls titulaires ; que cette règle de principe est rappelée dans les circulaires susvisées des 17 août et 7 novembre 1921, où le ministre des régions libérées recommandait aux préfets d’autoriser seulement à titre exceptionnel, l’enlèvement des marchandises par un mandataire, et sous réserve que ce mandataire eût été agréé, après enquête, par l’Administration, sur la demande du titulaire du bon de cession ; que, d’ailleurs, le ministre reconnaît que, parmi les formalités prévues pour la livraison des marchandises entreposées dans les magasins auxquels s’est adressé le sieur Debaix, figurait notamment la production d’un bon de cession établi au nom du sinistré se présentant dans les magasins ; — Considérant qu’il résulte de l’instruction que le sieur Debaix a obtenu les livraisons qu’il réclamait, soit en se faisant passer pour le sieur Triller, titulaire du bon de cession, soit en prenant faussement la qualité de mandataire du sieur Triller ; que les marchandises ont été remises sans vérification préalable de l’identité du réclamant ou sans justification de l’existence d’une procuration régulière ; qu’il suit de là que les livraisons ont été effectuées en méconnaissance des règlements, dans les conditions de nature à engager la responsabilité pécuniaire de l’Etat vis-à-vis du sieur Triller ; — Mais considérant que, de son côté, le sieur Triller, en confiant les titres nominatifs de ses indemnités de dommages de guerre au sieur Ferrandi, a rendu possibles les agissements dont il a été la victime ; qu’il y a lieu de tenir compte de cette grave imprudence du requérant dans la détermination de la part de responsabilité qui incombe à l’Etat, et dont il sera fait une juste appréciation en fixant à 10.000 francs la somme due par l’Etat au sieur Triller ; — Considérant toutefois que la présente décision ne saurait avoir pour effet de procurer au sieur Triller, par suite des indemnités qui ont pu ou qui pourront être mises, devant d’autres juridictions, à la charge de particuliers responsables du préjudice subi par lui, une réparation supérieur à la valeur totale dudit préjudice ; qu’il y a lieu, dès lors, de décider que le versement par l’Etat de l’indemnité de 10.000 francs sera subordonné à la subrogation de l’Etat, jusqu’à concurrence de cette somme, par le sieur Triller, dans les droits qui résulteraient pour celui-ci des condamnations qui auraient été ou qui seraient définitivement prononcées à son profit par l’autorité judiciaire contre les particuliers responsables du préjudice subi par lui ;
Sur les intérêts : — Considérant que le point de départ des intérêts doit être fixé au 12 octobre 1923, date de la demande de paiement du capital adressée au ministre des régions libérées ; — Art. 1er. La décision susvisée en date du 5 novembre 1923 du ministre des régions libérées est annulée ; — Art. 2. L’Etat paiera au sieur Triller une indemnité de 10.000 francs sous la condition ci-dessus spécifiée relativement à la subrogation de l’Etat dans les droits du sieur Triller.
Du 7 janvier 1927. — Cons. d’Etat. —MM. Blondeau, rapp. ; Rivet, comm. du gouv. ; Hersant, av.