Ravitaillement et reconstruction des régions libérées, voilà que ces deux matières nées de la guerre de 1914 commencent à montrer dans la jurisprudence du Conseil d’Etat, leur véritable figure juridique (V. déjà Cons. d’Etat, 29 mai 1925, Soc. des moulins brestois, S. 1926.3.29 ; 29 mai 1925 [2 arrêts]. Décatoire et Trillon, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 534 ; 6 nov. 1925, Lefèvre-Utile, Id., 868).
Il a été constitué là par la législation et la réglementation et sous la pression des besoins, des services publics temporaires qui ont réalisé des économies mixtes en adjoignant à leurs cadres de fonctionnaires des entreprises privées, des sociétés de minoteries, des consortiums et des comptoirs commerciaux. Ces services publics, ainsi dilatés par la participation d’entreprises commerciales et industrielles, ont accompli beaucoup de besognes urgentes et manié des sommes considérables.
Les litiges auxquels leur fonctionnement a donné lieu posaient une grave question de compétence. On aurait pu, les considérant comme des services industrialisés, traiter leur activité comme une gestion privée et en abandonner le contentieux aux tribunaux judiciaires. II y a, ou il y a eu, pour certains services, un mouvement de jurisprudence en ce sens, par exemple pour le service des bacs et passages d’eau (Cons. d’Etat, 2 juill. 1920, Dame Lenoir ; Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 658 ; Trib. des conflits, 22 janv. 1921 [2 arrêts], Colonie de la Côte d’Ivoire C. Soc. de l’Ouest-Africain et Assennachar, S. 1924.3.34. Mais nos arrêts, comme ceux du 29 mai 1925, Soc. des moulins brestois, etc., et du 6 nov. 1925, Lefèvre-Utile, comme celui du 3 juill. 1925, de Mestral, S. 1927.3.2), marquent une très vive réaction dans le sens de la compétence administrative.
Les raisons sur lesquelles ils fondent cette compétence sont extrêmement intéressantes à relever en ce sens qu’elles ne visent pas seulement les stipulations exorbitantes du droit commun que pourrait contenir la convention qui unit les entreprises privées aux cadres administratifs pour les faire participer à la gestion du service comme, par exemple, dans l’affaire de Mestral ; elles sont tirées de considérations extérieures à la convention et infiniment plus hautes. Des nécessités qui ont imposé soit les mesures de ravitaillement, soit les mesures destinées à faciliter la reconstruction des régions libérées ; enfin et surtout des dispositions législatives et réglementaires qui ont créé les organisations où le cadre administratif et l’entreprise sont en union intime. Ces dispositions législatives et réglementaires prouvent qu’il y a intervention spéciale de la puissance publique dans la création de l’organisme et aussi dans son fonctionnement. Et c’est un vieux principe du droit administratif que la puissance publique veille sur les destinées de ces créations réglementaires jusque dans le contentieux, c’est-à-dire que la juridiction administrative ait la mission de veiller à l’application des lois et règlements administratifs, dans l’organisation et le fonctionnement des services.
Nous ne croyons pas nous tromper en tirant de nos arrêts la conclusion qu’on ne pourra laisser tomber dans la compétence judiciaire la gestion d’un service qu’à la double condition : 1° qu’il n’y ait, dans la convention relative à l’institution ou à I’amodiation du service, aucune stipulation de droits exorbitants au profit de l’administration ; 2° que le fonctionnement du service n’ait pas été I’objet d’une réglementation administrative dont il y ait lieu de surveiller l’application.
Dans ces conditions, la liste des services privés ou de gestion privée ne s’allongera pas autant qu’on aurait pu le croire d’abord, notamment, les régies municipales qui seront créées en vertu du décret-loi du 28 décembre 1926 (J. off. du 31 déc.), ne pourront être soustraites à la compétence administrative, car elles seront soumises à une solide réglementation administrative dont il y aura à surveiller l’application : « Un règlement d’administration publique déterminera : 1° les règles d’organisation et d’administration des régies » (art. 10) ; « des règlements d’administration publique… détermineront quels sont, parmi les services susceptibles d’être assurés en régie par les communes, ceux qui sont soumis au contrôle technique de l’Etat et approuveront les règlements intérieurs types auxquels doivent se conformer ces services, etc. » (art. 11).
L’alarme a été chaude, on a pu croire d’abord que services industrialisés, méthodes industrielles de gestion, cela entraînait nécessairement l’application du droit commun et la compétence de la juridiction de droit commun. Il n’en sera rien, parce que les services industrialisés et les méthodes industrielles de gestion seront détaillés en de consciencieux règlements d’administration publique et que les principes tutélaires du contentieux administratif réservent à la juridiction administrative l’application de ces règlements organiques. D’ailleurs, il est bien entendu que l’industrialisation ne sera jamais qu’une légère couche de badigeon passée sur des services qui restent foncièrement administratifs. L’opinion se serait émue de voir une pareille extension de l’intervention étatique dans les matières économiques ; on la tranquillise en habillant l’Etat en industriel, mais, derrière le paravent de la réglementation, l’Etat reprend son véritable costume ; ce n’est pas nous qui nous en plaindrons.
La question de compétence était, en somme, réglée depuis les affaires de 1925, il n’y a qu’à se reporter au préambule de très belle allure inséré en tête des arrêts Société des moulins brestois et autres espèces que le Conseil d’Etat n’a pas jugé utile de reproduire dans nos affaires de 1926 et 1927.
Il est intéressant maintenant de développer le point de vue de la compétence administrative. D’abord, comme aucun texte n’impose, ici, la compétence du conseil de préfecture, ce sera celle du Conseil d’Etat juge de droit commun après liaison du contentieux par décision administrative. Ce sera un contentieux de pleine juridiction et il aura deux objets :
1° Les contestations relatives à l’exécution du contrat puisqu’il existe une convention passée entre l’Etat d’une part, et, d’autre part, une entreprise privée, minoterie, consortium du jute, comptoir central d’achats industriels pour les régions envahies, etc., et que nos arrêts déclarent cette convention contrat administratif. Les arrêts de 1925 sont relatifs à des questions soulevées par l’exécution du contrat ;
2° Les contestations relatives à des responsabilités extracontractuelles. C’est l’objet de nos deux arrêts, et il était bien évident que les principes de la responsabilité administrative allaient être appliqués, de même qu’à l’inverse lorsqu’un service est versé dans la catégorie de la gestion privées, la première conséquence est d’appliquer les principes de la responsabilité civile (Cons. d’Etat, 2 juill. 1920, Dame Lenoir).
L’affaire Delpin est relative au consortium du jute dans le fonctionnement duquel l’Etat est intervenu. Les requérants, qui ne font pas partie du consortium, soutiennent que le fonctionnement de celui-ci, par suite de fautes imputables à l’Etat, leur aurait causé un préjudice dont ils demandent réparation. Le Conseil d’Etat nie dans l’espèce, l’existence de la faute et celle du préjudice, mais, du moment qu’il discute l’hypothèse, il admet, en thèse et en principe, la possibilité de la responsabilité de l’Etat pour fait de service.
L’affaire Triller est relative à la reconstitution des régions libérées. L’Etat est lié dans l’accomplissement de cette oeuvre immense avec plusieurs entreprises privées, dont le Comptoir central d’achats industriels pour les régions libérées (convention du 4 oct. 1917, conclue en vertu de la loi du 6 août 1915, S. Lois annotées de 1917, p. 593). Tant par le fait des propres services de l’Etat que par le fait des agents du Comptoir central et dans des circonstances qui rappellent les aventures des chercheurs d’or de l’Alaska, il advient au sieur Triller les disgrâces suivantes : 1° Ses titres nominatifs d’indemnités pour dommages de guerre étant tombés entre les mains d’un sieur Ferrandi, on ne sait comment, celui-ci, muni en outre d’une fausse procuration, certifiée par un commissaire de police, se présente devant des agents du service des régions libérées qui lui délivrent, sur le vu de ces pièces, un bon de cession de matériaux de 54.401 fr. 75 à imputer sur le montant des dommages de guerre du sieur Triller.
2° Le sieur Ferrandi trafiqua immédiatement de ce bon de cession de matériaux et ce fut un sieur Debaix qui présenta le bon aux magasins du Comptoir central de Reims et de Nancy, et prit livraison de matériaux jusqu’à épuisement de la valeur du titre.
La victime de ces tractations et manigances a formé une demande en responsabilité de l’Etat. Tant à raison de la délivrance du bon de cession par les agents du service des régions libérées qu’à raison de la délivrance des matériaux par les agents du Comptoir central.
Sur le premier point, le Conseil d’Etat répond que les agents du service des régions libérées ont été trompés par Ferrandi, mais qu’ils l’ont été dans les règles, ne pouvant pas se douter que la procuration était un faux. II y a bien le fait que cette procuration avait été certifiée par un commissaire de police, mais cette circonstance est passée sous silence, sans doute parce qu’on sait bien qu’un certificat n’engage pas la responsabilité de l’administration qui le délivre.
Sur le second point, le conseil reconnaît qu’il y a eu faute parce que les agents du Comptoir central ont délivré les matériaux à un personnage autre que celui au nom duquel était établi le bon de cession, ce que les règlements leur interdisaient de faire, et voilà où l’arrêt devient très intéressant :
1° II admet sans discussion la responsabilité directe de l’Etat pour la faute commise par les agents du Comptoir central parce que le service était exécuté pour son compte;
2° Mais, en revanche, il réserve formellement pour l’Etat le droit d’exercer, s’il y a lieu, une action récursoire contre le Comptoir central et cela en exécution du contrat passé avec celui-ci.
Notons que, lorsque l’Etat endosse la responsabilité des faits de service de ses propres agents, il n’a pas la ressource de se retourner contre eux par action récursoire parce qu’il n’est pas lié avec eux par
un contrat qui réserve leur qualité de partie ; il est lié à eux par un lien plus intime qui les absorbe en l’institution administrative, c’est-a-dire en lui-même. Se retourner contre eux serait se retourner contre lui-même (Cons. d’Etat, 28 mars 1924, Poursines, S. 1926.3.17, et notre note). Mais le Comptoir central associé à l’Etat pour la gestion d’un service par un contrat formel, partie à ce contrat, ne pouvait pas être considéré comme absorbé en l’Etat, pas plus par exemple que le concessionnaire d’un service public, en vertu d’un contrat formel de concession, n’est absorbé en l’Etat.
D’un autre côté, I’Etat accepte la responsabilité directe des fautes de cette sorte d’associé-mandataire, alors qu’il n’accepte pas cette responsabilité directe pour les fautes de ses concessionnaires, par exemple pour celles des compagnies de chemins de fer. Cette différence tient à ce que, dans le cas du concessionnaire, le service lui-même est concédé et on ne peut pas dire que le concessionnaire agisse pour le compte de l’Etat, il agit pour son propre compte ; tandis que, dans le cas de l’associé-mandataire, le service n’est pas concédé, il reste d’Etat et le mandataire agit pour le compte de l’Etat.
Ces nuances sont délicates et le juge les a fort exactement discernées. Le reste de l’arrêt ne nous apprend rien de nouveau.
Sur l’institution même de ces organismes mi-partie administratifs, mi-partie commerciaux ou industriels, sur la légalité de leur création et de l’intervention de l’Etat dans leur fonctionnement, des intéressés seraient recevables à intenter le recours pour excès de pouvoir, pourvu que ce fût contre des décisions administratives, réglementaires ou particulières et à la condition qu’il y eussent intérêt légitime. C’est, sans doute, à ce contentieux de l’annulation que fait allusion, au début, la décision Delpin, uniquement d’ailleurs pour constater qu’il ne s’agit pas de lui dans l’espèce.