Vu le pourvoi sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 16 février 2009 et 14 mai 2009 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présentés pour Mlle Ismah A, domiciliée … ; Mlle A demande au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler l’arrêt n° 07PA02236 du 8 décembre 2008 par lequel la cour administrative d’appel de Paris a rejeté sa requête tendant, d’une part, à l’annulation du jugement n° 0606864 du 27 avril 2007 par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande d’annulation de la décision du 27 février 2006 du ministre des affaires étrangères qui a rejeté sa demande tendant à la réparation des préjudices qu’elle a subis du fait de l’impossibilité à laquelle elle se serait heurtée pour obtenir l’exécution des décisions de justice rendues à son profit, et, d’autre part à la condamnation de l’Etat à lui verser la somme de 73 562,12 euros, assortie des intérêts légaux à compter de la date de réception de la demande préalable ;
2°) réglant l’affaire au fond, d’annuler la décision du 27 février 2006 du ministre des affaires étrangères et de condamner l’Etat à lui verser la somme de 73 562,12 euros, augmentée des intérêts de droit à compter de la date de réception de la demande préalable et des intérêts capitalisés ;
3°) de mettre à la charge de l’Etat le versement de la somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu l’accord relatif au siège, aux privilèges et aux immunités de l’Organisation des Nations-Unies pour l’éducation, la science et la culture et la loi n° 55-1071 du 12 août 1955 autorisant sa ratification ;
Vu la convention de Vienne du 18 avril 1961 et la loi n° 69-1039 du 20 novembre 1969 autorisant sa ratification ;
Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de M. Michel Thenault, Conseiller d’Etat,
– les observations de la SCP Masse-Dessen, Thouvenin, avocat de Mlle A,
– les conclusions de M. Cyril Roger-Lacan, rapporteur public ;
La parole ayant été à nouveau donnée à la SCP Masse-Dessen, Thouvenin, avocat de Mlle A ;
Considérant qu’il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que par un arrêt du 3 mai 2001, la cour d’appel de Paris, confirmant le jugement du conseil des prud’hommes de Paris du 1er février 1999, a condamné M. Kamal Hassan B, ancien employeur de Mlle A, alors délégué permanent adjoint du sultanat d’Oman auprès de l’organisation des Nations-Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), à lui verser des sommes s’élevant à 33.380,50 euros à titre de rappels de salaires et de diverses indemnités ; que Mlle A n’a pu obtenir l’exécution de ces décisions, tant ses demandes amiables que les commandements adressés par des huissiers de justice s’étant vu opposer le fait que M. B bénéficiait du statut de diplomate et était à ce titre couvert par l’immunité d’exécution prévue par la convention de Vienne du 18 avril 1961 à laquelle renvoie l’accord relatif au siège, aux privilèges et aux immunités de l’UNESCO ; que Mlle A a alors saisi le ministre des affaires étrangères d’une demande tendant à la réparation, sur le terrain de la responsabilité sans faute de l’Etat, du préjudice subi par elle du fait de l’impossibilité où elle s’est trouvée d’obtenir l’exécution de ces décisions de justice du fait de l’immunité d’exécution dont bénéficiait son ancien employeur en sa qualité de diplomate accrédité auprès de l’UNESCO ; que sa demande a fait l’objet d’une décision de rejet en date du 27 février 2006 ; que par un arrêt en date du 8 décembre 2008, la cour administrative d’appel de Paris a confirmé le rejet, prononcé par un jugement du 27 avril 2007 du tribunal administratif de Paris, de sa demande tendant à ce que l’Etat soit condamné à lui verser une somme de 73562,12 euros en réparation des préjudices qu’elle estime avoir subis de ce fait ; que Mlle A se pourvoit en cassation contre cet arrêt ;
Sur la responsabilité sans faute de l’Etat :
Sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens du pourvoi ;
Considérant que la responsabilité de l’Etat est susceptible d’être engagée, sur le fondement de l’égalité des citoyens devant les charges publiques, pour assurer la réparation de préjudices nés de conventions conclues par la France avec d’autres Etats et incorporées régulièrement dans l’ordre juridique interne, à la condition, d’une part, que ni la convention elle-même ni la loi qui en a éventuellement autorisé la ratification ne puissent être interprétées comme ayant entendu exclure toute indemnisation et, d’autre part, que le préjudice dont il est demandé réparation, revêtant un caractère grave et spécial, ne puisse, dès lors, être regardé comme une charge incombant normalement aux intéressés ;
Considérant, en premier lieu, que pour juger que Mlle A ne pouvait se prévaloir d’un préjudice spécial de nature à engager la responsabilité de l’Etat envers elle sur le fondement de la responsabilité sans faute du fait de l’application de conventions internationales, la cour administrative d’appel de Paris a relevé que la requérante ne pouvait ignorer, lors de la conclusion de son contrat de travail, la qualité de diplomate de son employeur, et par suite, les immunités de juridiction et d’exécution dont il pouvait le cas échéant bénéficier en vertu des conventions internationales ci-dessus mentionnées ; que si le contrat de travail de Mlle A ne précise pas la loi applicable, la loi française doit être appliquée à ce contrat exécuté sur le territoire français ; qu’un salarié ne peut être réputé avoir par avance accepté le risque résultant de la méconnaissance par son employeur des dispositions d’ordre public applicables à la conclusion et à l’exécution de son contrat de travail ; que parmi ces dispositions, figurent celles permettant le recouvrement, même contraint, des créances salariales du salarié sur son employeur en contrepartie du travail effectué ; que, par suite, en opposant à Mlle A l’exception du risque accepté au motif qu’elle ne pouvait ignorer la qualité de diplomate de son employeur et les immunités de juridiction et d’exécution dont ce dernier pouvait le cas échéant bénéficier en vertu des conventions internationales susvisées, la cour administrative d’appel a entaché sa décision d’une erreur de droit ;
Considérant, en second lieu, que pour écarter l’existence d’un préjudice spécial de nature à engager la responsabilité de l’Etat envers elle, la cour a également relevé que la généralité des conventions internationales invoquées et le nombre de personnes auxquelles elles peuvent s’appliquer faisaient obstacle à ce que le préjudice allégué puisse être regardé comme revêtant un caractère spécial, nonobstant la circonstance que les diplomates étrangers qui sont susceptibles de s’en prévaloir sont en nombre restreint ; que, toutefois, il appartenait aux juges du fond de retenir, pour apprécier le caractère spécial du préjudice, outre la portée des stipulations internationales en cause, le nombre connu ou estimé de victimes de dommages analogues à celui subi par la personne qui en demandait réparation ; que par suite, la cour a commis une erreur de droit en jugeant que le préjudice invoqué par Mlle A ne pouvait, compte tenu du nombre de diplomates étrangers auxquelles ces conventions internationales peuvent s’appliquer, être regardé comme revêtant un caractère spécial ;
Considérant qu’il résulte de ce qui précède que la requérante est fondée à demander l’annulation de l’arrêt attaqué ;
Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de régler l’affaire au fond en application des dispositions de l’article L. 821-2 du code de justice administrative ;
Considérant que pour les motifs indiqués ci-dessus, c’est à tort que le tribunal administratif de Paris s’est fondé, pour écarter l’action en responsabilité engagée par Mlle A, sur ce que la requérante ne pouvait ignorer la qualité de diplomate de son employeur et sur ce que la généralité desdites conventions internationales et le nombre de personnes auxquelles elles peuvent s’appliquer faisaient obstacle à ce que le préjudice invoqué puisse être regardé comme revêtant un caractère spécial de nature à engager la responsabilité de l’Etat envers la requérante sur le fondement de la responsabilité sans faute du fait de l’application des conventions internationales ;
Considérant qu’il appartient au Conseil d’Etat, saisi du litige par l’effet dévolutif de l’appel, de statuer sur les demandes indemnitaires présentées par Mlle A sur le terrain de la responsabilité sans faute devant le tribunal administratif ;
Considérant, d’une part, qu’il ne ressort pas des termes de l’accord relatif au siège, aux privilèges et aux immunités de l’UNESCO et de la convention de Vienne auquel cet accord renvoie que les parties ont exclu toute indemnisation par l’Etat des préjudices nés de leur application ; que ni la loi du 6 août 1955 ni celle du 20 novembre 1969 qui ont autorisé la ratification respectivement de cet accord et de cette convention n’ont, elles non plus, exclu cette indemnisation ;
Considérant, d’autre part, qu’il résulte de l’instruction qu’eu égard au montant des sommes en cause et à la situation de la requérante, le préjudice invoqué par Mlle A revêt un caractère de gravité de nature à ouvrir droit à indemnisation ; que compte tenu de la rédaction des stipulations de conventions internationales en cause et du faible nombre des victimes d’agissements analogues imputables à des diplomates présents sur le territoire français, le préjudice dont elle se prévaut peut être regardé comme présentant un caractère spécial et, dès lors, comme ne constituant pas une charge incombant normalement à l’intéressée ; qu’il résulte également de l’instruction que si Mlle A, qui n’a pu obtenir de son ancien employeur l’exécution des décisions de justice le condamnant au versement des sommes dont il est redevable au titre des salaires et diverses indemnités dues à la requérante, n’a pas saisi le juge de l’exécution, cette circonstance ne saurait être regardée, dans les circonstances de l’espèce, eu égard aux termes de l’article 31 de la convention de Vienne du 18 avril 1961 relative aux relations diplomatiques, comme l’ayant privée d’une chance raisonnable de recouvrer sa créance alors même que son ancien employeur avait cessé ses fonctions en France le 31 octobre 2005 et ne pouvait plus se prévaloir des immunités attachées à sa qualité de diplomate ; que par suite, le préjudice dont se prévaut Mlle A doit également être regardé comme présentant un caractère certain ; qu’ainsi, la responsabilité de l’Etat se trouve engagée, à son égard, sur le fondement du principe de l’égalité devant les charges publiques ;
Considérant qu’il résulte de ce qui précède que Mlle A est fondée à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à la condamnation de l’Etat à la réparation du préjudice que lui a causé l’impossibilité d’obtenir l’exécution de l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 3 mai 2001, du fait de l’immunité d’exécution dont jouissait son employeur en application de l’accord relatif au siège, aux privilèges et aux immunités de l’organisation des Nations-Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) et de la convention de Vienne auquel cet accord renvoie ;
Sur les indemnités :
En ce qui concerne le principal :
Considérant qu’il sera fait une juste appréciation du montant des indemnités dues à Mlle A en condamnant l’Etat à lui verser les sommes qui lui avaient été accordées par la cour d’appel de Paris, et correspondant au montant des salaires et indemnités dus à Mlle A par M. B, son ancien employeur ; qu’il y a lieu, en revanche, d’exclure de ce montant la somme correspondant au montant de l’astreinte prononcée par la cour d’appel envers M. B à raison du retard dans la remise des bulletins de salaires à la requérante ; que le montant ainsi déterminé, qui s’élève à la somme de 33 380,50 euros, doit être augmenté des intérêts au taux légal qui ont couru de plein droit sur ces sommes, conformément à l’article 1153-1 du code civil, à compter de la date à laquelle est intervenu le jugement du conseil des prud’hommes de Paris prononçant cette condamnation, et jusqu’à la date de leur demande d’indemnisation par l’Etat ;
En ce qui concerne les intérêts et les intérêts des intérêts :
Considérant, d’une part, que Mlle A a droit aux intérêts au taux légal afférents à l’indemnité en principal calculée comme il est dit ci-dessus, à compter de la date de sa demande d’indemnité au ministre des affaires étrangères, soit le 16 décembre 2005 ;
Considérant, d’autre part, qu’en vertu de l’article 1154 du code civil, lorsqu’ils sont dus au moins pour une année entière, les intérêts échus des capitaux peuvent produire des intérêts ; que pour l’application de ces dispositions, la capitalisation des intérêts peut être demandée à tout moment devant le juge du fond ; que Mlle A a demandé la capitalisation des intérêts dans sa réclamation préalable présentée à l’administration le 16 décembre 2005, puis le 27 avril 2006 devant le tribunal administratif ; que cette demande prend effet à compter du 16 décembre 2006, date à laquelle les intérêts étaient dus pour une année entière ; qu’il y a lieu de faire droit à cette demande tant à cette date qu’à chaque échéance annuelle à compter de cette date ;
Sur les conclusions tendant à l’application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :
Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de faire application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative et de mettre à la charge de la l’Etat le versement à Mlle A de la somme de 3 000 euros au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ;
D E C I D E : —————
Article 1er : L’arrêt de la cour administrative d’appel de Paris du 8 décembre 2008 et le jugement du tribunal administratif de Paris du 27 avril 2007 sont annulés.
Article 2 : L’Etat est condamné à verser à Mlle A la somme de 33 380,50 euros, avec les intérêts au taux légal à compter de la date du jugement du conseil des prud’hommes de Paris en date du 1er février 1999 jusqu’au 16 décembre 2005. A compter de cette date, la somme correspondante portera elle-même intérêt au taux légal. Les intérêts échus à la date du 16 décembre 2006, puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date, seront capitalisés à chacune de ces dates pour produire eux-mêmes intérêts.
Article 3 : L’Etat versera à Mlle A la somme de 3000 euros au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de Mlle A est rejeté.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à Mlle A et à la ministre des affaires étrangères et européennes.