Chapitre trois- Conditions d’engagement de la responsabilité de l’administration
Comme en droit civil, il existe trois conditions d’engagement de la responsabilité de l’administration : l’existence d’un préjudice, un lien de causalité entre le préjudice et le fait générateur et un fait générateur.
Section I- Préjudice
Il convient de déterminer quelle est l’étendue du droit à réparation et quelles sont les personnes qui sont titulaires de ce droit avant de définir quels caractères doit présenter le préjudice pour être réparé et comment est assurée la réparation de ce préjudice.
§I- Etendue du droit à réparation
Les victimes ont le droit à la réparation intégrale du préjudice subi, mais ce principe connaît un certain nombre d’exceptions.
I- Principe de réparation intégrale
Comme le juge civil, le juge administratif doit « faire du dommage une évaluation telle qu’elle assure à la victime l’entière réparation du préjudice » (CE, 21 mars 1947, Aubry : Rec. p. 123).
Exemple :
– CE, 24 novembre 2004, requête numéro 247080, X. : la circonstance qu’un patient se trouve placé dans un état végétatif chronique, ne conduit, par elle-même, à exclure aucun chef d’indemnisation ni ne fait obstacle à ce que le préjudice subi par la victime soit réparé en tous ses éléments.
– CE, 6 avril 2007, requête numéro 280494, Bernardet (AJDA 2008, p. 419, note Landais) : en décidant qu’une personne hospitalisée d’office ne pouvait émettre des courriers qu’à la condition qu’ils soient adressés à leurs destinataires par l’intermédiaire d’un avocat, un centre hospitalier spécialisé a illégalement restreint le droit de l’intéressé d’émettre des courriers. Son correspondant est donc fondé à demander réparation du préjudice moral que lui a causé la limitation apportée par l’administration au droit de l’intéressé de correspondre avec lui.
En revanche, la réparation ne saurait excéder le montant du préjudice. En effet, une personne morale de droit public ne peut jamais être condamnée pour une somme qu’elle ne doit pas. Cette interdiction est d’ordre public et elle doit être soulevée d’office par la juridiction à laquelle une telle condamnation est demandée (CE Sect., 19 mars 1971, requête numéro 79962, Mergui : Rec. p. 235, concl. Rougevin-Baville ; AJDA 1971, p. 274 ; chron. Labetoulle et Cabanes).
Exemple :
– CAA Lyon, 18 janvier 2000, requête numéro 95LY01329, Chouag : la cour estime que le tribunal administratif dont le jugement est attaqué n’a pas mal interprété les conclusions de l’expert, en décidant qu’aucun préjudice n’était imputable à l’administration du fait d’une erreur de plâtrage d’un enfant d’un an et demi. Le juge administratif ne pouvant pas condamner une personne publique à payer une somme qu’elle ne doit pas, la circonstance que devant les premiers juges, l’administration a proposé une indemnisation est sans incidence sur le bien-fondé de la solution retenue par le tribunal administratif.
Dans le même ordre d’idées, la victime ne saurait obtenir une réparation excessive. Ainsi, il appartient au juge saisi d’éviter les doubles indemnisations qui peuvent résulter de la dualité des ordres de juridiction.
Exemple :
– CE, 28 juillet 1999, requête numéro 179656, requête numéro 190500, Fonds d’indemnisation des transfusés et hémophiles : lorsque le juge condamne l’Etat à verser à la victime d’une contamination par le virus de l’immunodéficience acquise une indemnité assurant la réparation intégrale du préjudice résultant de sa contamination et que le fonds d’indemnisation des transfusés et hémophiles avait proposé à l’intéressé, qui avait accepté cette offre, une indemnité comprenant une somme devant lui être versée en cas d’apparition du syndrome de l’immunodéficience acquise, il y a lieu de subroger l’Etat dans les droits éventuels de l’intéressé à percevoir cette somme, sous réserve de l’exercice par le fonds de l’action subrogatoire prévue par l’article 47-IX de la loi n° 91-1406 du 31 décembre 1991.
De façon assez originale, le Conseil d’Etat a considéré, à l’occasion d’un avis Hoffman de l’Assemblée du contentieux du 16 février 2009 (numéro 315499 : Dr. Adm. 2006, 60, note Melleray ; JCPA 2009, 2139, note Markus) que « la réparation des souffrances exceptionnelles endurées par les personnes victimes des persécutions antisémites ne pouvait se borner à des mesures d’ordre financier ». Ces mesures « prises dans leur ensemble et bien qu’elles aient procédé d’une démarche très graduelle et reposé sur des bases largement forfaitaires, ces mesures, comparables, tant par leur nature que dans leur montant, à celles adoptées par les autres Etats européens dont les autorités ont commis de semblables agissements, doivent être regardées comme ayant permis, autant qu’il a été possible, l’indemnisation, dans le respect des droits garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, des préjudices de toute nature causés par les actions de l’Etat qui ont concouru à la déportation ». Mais en dehors de cette réparation pécuniaire la souffrance exceptionnelle subie par les victimes « appelait la reconnaissance solennelle du préjudice collectivement subi par ces personnes, du rôle joué par l’Etat dans leur déportation ainsi que du souvenir que doivent à jamais laisser, dans la mémoire de la nation, leurs souffrances et celles de leurs familles ». Les juges considèrent que cette reconnaissance a été accomplie par un ensemble d’actes et d’initiatives des autorités publiques françaises, entre autres la déclaration du Président de la République du 16 juillet 1995 reconnaissant solennellement, la responsabilité de l’Etat au titre des préjudices exceptionnels causés par la déportation des personnes considérées comme juives. Il faut donc considérer que les victimes ont vu leur préjudice intégralement réparé. Cette approche restrictive des droits pécuniaires des ayants-droits des victimes a été validée par la Cour européenne des droits de l’homme dans sa décision du 24 novembre 2009, J.H. et a. c. France (affaire numéro 49637/09 : RDP 2010, p.667, note Martin).
Le principe de réparation intégrale doit être combiné avec la règle qui veut que la demande de la victime constitue la limite maximum de ce que peuvent accorder les juges. Cependant, les juges ont la possibilité, eu égard aux circonstances de l’espèce, d’accorder une somme inférieure que celle que l’administration s’était déclarée disposer à verser au requérant (CE, 29 novembre 2004, requête numéro 242384, Tibère : AJDA 2005, p.399). Tel est le cas, en particulier, lorsque les juges considèrent que la somme proposée est supérieure au montant du dommage, en application du principe d’ordre public selon lequel « les personnes morales de droit public ne peuvent jamais être condamnées à payer une somme qu’elles ne doivent pas » (CE Sect., 19 mars 1971, requête numéro 79962, Mergui, préc.).
Dans le même ordre d’idées, un agent irrégulièrement évincé ne peut prétendre aux traitements non perçus durant la période où il a été écarté du service, ce qui s’explique par l’absence de service fait. Il peut seulement réclamer une indemnité en réparation du préjudice occasionné par la faute commise par l’administration du fait de cette illégalité fautive (CE, 7 avril 1933, Deberles : Rec. p.439). La jurisprudence Deberles a toutefois subi une évolution récente, le Conseil d’Etat admettant désormais que l’indemnité doit prendre en compte, non seulement le traitement et ses accessoires, mais également, dès lors que l’intéressé a été privé d’une chance sérieuse de les obtenir, les primes et indemnités autres que celles qui, « eu égard à leur nature, à leur objet et aux conditions dans lesquelles elles sont versées, sont seulement destinées à compenser des frais, charges ou contraintes liés à l’exercice effectif des fonctions » (CE sect., 6 décembre 2013, requête numéro 365155, Commune d’Ajaccio : AJDA 2013, p. 2463, obs. Pastor ; AJDA 2014, p. 219, chron. Bretonneau et Lessi ; Dr. adm. 2014, 27, note Eveillard ; RFDA 2014, p. 276, concl. Dacosta). En revanche, l’indemnité n’est pas due, faute de lien de causalité, dans les cas où l’annulation d’une décision de révocation a été prononcée pour des motifs de légalité externe, dès lors que l’agent a commis des fautes dont la gravité était suffisante pour justifier son éviction définitive du service (CE, 5 octobre 2016, requête numéro 380783, Leleu.- V. également CE, 28 mars 2018, requête numéro 398851, M. B…A…).
II- Exceptions au principe de réparation intégrale
Le principe de réparation intégrale du préjudice est écarté lorsque le droit à réparation est limité par le législateur ou par des principes jurisprudentiels.
Ainsi, l’article L. 160-5 du Code de l’urbanisme prévoit que les servitudes d’urbanisme n’ouvrent droit à aucune indemnité, sauf « s’il résulte de ces servitudes une atteinte à des droits acquis ou une modification à l’état antérieur des lieux déterminant un dommage direct, matériel et certain ». Le Conseil d’Etat considère que ces dispositions sont conformes aux stipulations de l’article 1er du protocole n°1 de la Convention européenne des droits de l’homme qui laisse au législateur « une marge d’appréciation étendue, en particulier pour mener une politique d’urbanisme » (CE, 3 juillet 1998, requête numéro 158592, Bitouzet : Rec. p. 288, concl. Abraham ; AJDA 1998, p. 639, chron. Raynaud et Fombeur ; CJEG 1998, p. 441, concl. Abraham ; RFDA 1999, p. 841, obs. de Béchillon). L’article L. 160-5 du Code de l’urbanisme est bien conforme à ces stipulations dès lors qu’elles prévoient une indemnisation dans le cas où le propriétaire dont le bien est frappé d’une servitude supporte « une charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi ». Toutefois, dans la pratique, il est très rare que des servitudes d’urbanisme donnent lieu à réparation en application de ces dispositions. De fait, il a fallu attendre l’arrêt du Conseil d’Etat du 29 juin 2016 Société Château-Barrault pour voir l’administration condamnée en application de cette jurisprudence (requête numéro 375020 : RD imm. 2016, p. 559, note Soler-Couteaux).
Doit également être mentionnée la règle qui veut qu’un agent public, victime d’un accident en service ou d’une maladie professionnelle, ne possède d’autres droits à l’encontre de l’Etat que ceux qui découlent de son statut et de la législation sur les pensions (CE Sect., 16 octobre 1981, requête numéro 24977, requête numéro 00161, René Guillaume et Germanaud : AJDA 1982, p. 43, concl. Dutheillet de Lamothe ; Rec. p. 370). Cette règle du forfait de pension a été dégagée par la jurisprudence (CE, 12 janvier 1906, Paillotin : Rec. p. 36 ; D. 1906, III, p. 81). Cependant, cette règle ne s’applique plus en principe, en l’état actuel de la jurisprudence, que pour les atteintes à l’intégrité physique couvertes par la rente d’invalidité. En revanche, les souffrances physiques et morales ainsi que les préjudices esthétiques ou d’agrément, qui ne sont pas couvertes par le forfait de pension, peuvent être réparés à l’issue d’une action en indemnité même en l’absence de faute (CE, 4 juillet 2003, requête numéro 211106, Moya-Caville : Rec. p. 323 ; CE Sect., 16 octobre 1981, requête numéro 24977, requête numéro 00161, René Guillaume et Germanaud : RFDA 2003, p. 990, concl. Chauvaux, et p. 1001, note Bon ; AJDA 2003, p. 1598, chron. Donnat et Casas.- V. dans le même sens : CE, 21 mai 2008, requête numéro 276357, Valois). Qui plus est, en cas de faute de l’administration ou de mauvais entretien d’un ouvrage public, la règle du forfait de pension est écartée et l’agent peut donc obtenir du juge la réparation de l’intégralité du préjudice subi. Il est à noter, enfin, que le Conseil d’Etat fait bénéficier de cette jurisprudence les agents titulaires d’une allocation temporaire d’invalidité (CE, 25 juin 2008, requête numéro 286910, Baron: Rec. tables, p.922 ; AJDA 2008, p. 1776, concl. Thiellay).
§II- Titulaires du droit à réparation
Les victimes immédiates du fait dommageable disposent d’un droit à réparation, mais elles ne sont pas les seules.
En effet, ce droit est étendu aux victimes par ricochet lesquelles, du fait du préjudice occasionné à la victime immédiate, subissent un préjudice spécifique, ce qui peut parfois susciter des difficultés.
Exemple :
– CE, 27 juin 2005, requête numéro 261574, Consorts Rougier (AJDA 2005, p. 2301, con. Chauvaux ; JCP A 2005, 108) : la perte, pour les enfants d’une patiente victime d’un accident médical, de la possibilité d’avoir des frères et des sœurs ne constitue pas un préjudice indemnisable.
La transmission aux ayants droits du droit à réparation de la victime immédiate, comme celui de la victime par ricochet, est également admise. Sur cette question, cependant, une distinction a longtemps été opérée entre les dommages causés aux biens et les dommages causés aux personnes.
S’agissant des dommages causés aux biens, le principe retenu était que l’héritier à titre gratuit dispose de plein droit de la créance, alors qu’en cas de transmission à titre onéreux, il était nécessaire que le contrat contienne des stipulations expresses le précisant.
S’agissant maintenant des dommages causés aux personnes, les juges considéraient que si les préjudices matériels étaient transférés dans le patrimoine des ayants droit, les préjudices personnels subis par la personne décédée – notamment le pretium doloris et le pretium affectionis – n’étaient pas transmissibles. Cette solution a toutefois été abandonnée par le Conseil d’Etat à l’occasion de son arrêt de Section du 29 mars 2000, Assistance publique – Hôpitaux de Paris c. Consorts Jacquié (requête numéro 195662 : Rec. p.147, concl. Chauvaux ; JCP G 2000, 2000, II 10360, note Derrien ; RFDA 2000, p. 850, concl. Chauvaux ;,
note Bon, D. 2000, jurispr. p. 563, note Bourrel ; D. 2000, inf. rap. p. 131 ; JCP G 2000, II, 10360, note Derrien ; JCP G 2000, IV, 2123, obs. Rouault ; Dr. adm. 2000, 122, note Esper ; RRJ 2001, p. 2133, note Laucci ; LPA 22 septembre 2000, n° 190, p. 13, note Fouletier).
Une solution identique a été appliquée dans une affaire où il a été jugé que la réparation du préjudice subi du fait de la durée excessive de jugement, qui constitue un préjudice moral, se transmet aux héritiers d’une personne décédée (CE, 19 juin 2006, requête numéro 286459, Loupias et a. : JCP A 2006, act. 573, obs. Rouault ; Procédures 2006, 93, note Deygas). De même est transmissible la réparation de la douleur morale subie du fait de la conscience d’une espérance de vie réduite (CE, 24 octobre 2008, requête numéro 301851, Pietri : JCPA 2009, 2168, note Deygas).
Relevons enfin que lorsque la victime a engagé une action en réparation avant son décès ou lorsque ses héritiers ont ultérieurement eux-mêmes engagé une telle action, ces derniers doivent être regardés comme des « personnes concernées » au sens des articles 2 et 39 de la loi n°78-17 du 6 janvier 1978 pour l’exercice de leur droit d’accès aux données à caractère personnel concernant le défunt « dans la mesure nécessaire à l’établissement du préjudice que ce dernier a subi en vue de sa réparation et pour les seuls besoins de l’instance engagée » (CE, 7 juin 2017, requête numéro 399446, M. A…B…).
§III- Caractères du préjudice
L’appréhension du préjudice est différente selon que le juge compétent est le juge administratif ou le bien le juge judiciaire. S’agissant des dommages corporels, le juge judiciaire se réfère ainsi à la nomenclature Dintilhac de 2005 qui répertorie l’ensemble de postes de préjudice indemnisables à la fois pour les victimes directes et indirectes.
Le juge administratif, en revanche, ne se réfère pas, en principe, à cette nomenclature – qui n’est à l’heure actuelle rendue obligatoire par aucun texte – mais à celle résultant de sa jurisprudence antérieure (CE Sect., avis, 4 juin 2007, requête numéro 303422, requête numéro 303422, requête numéro 304214, Lagier et Guignon : Rec. p. 228 ; AJDA 2007, p. 1800, chron. Boucher et Bourgeois-Machureau ; JCP E 2007, 1897, étude Guettier ; RDSS 2007, p. 680, concl. Derepas ; RTD civ. 2007, p. 577, obs. Jourdain). La nomenclature retenue par le juge administratif est plus simple, dès lors qu’elle est ventilée autour de 6 postes contre 29 pour la jurisprudence Dintilhac. En revanche, elle conduit à une appréciation moins précise des préjudices subis par les victimes.
Toutefois, la possibilité pour le juge administratif de se référer à la nomenclature Dintilhac pour l’évaluation des préjudices corporels a finalement été admise par le Conseil d’Etat (CE, 7 octobre 2013, requête numéro 337851, Ministre de la Défense c/ Hamblin : AJDA 2014, p. 295, note Leleu ; JCP A 2014, 2212, note Logéat . – CE, 16 décembre 2013, requête numéro 346575, De Moraes : AJDA 2014, p. 524, note Lambolez ; RFDA 2014, p. 317, note Lantero. – CE, 28 mai 2014, requête numéro 351237, AP-HP c/ Consorts Ancey),
Au regard de la jurisprudence administrative, ne sont réparés que les préjudices qui présentent un caractère certain et qui sont réparables.
I- Caractère certain
Le préjudice présente un caractère certain dès lors que son existence est établie.
Exemples :
– CAA Bordeaux, 29 avril 2003, requête numéro 99BX00949, Laffite : si la requérante soutient que son époux décédé lors d’un accident d’hélicoptère effectuait épisodiquement des vols rémunérés en tant que pilote, elle n’apporte aucune précision sur la fréquence de réalisation de cette activité au cours des années précédant l’accident, laquelle ne peut dès lors être regardée comme constituant une source de revenus certaine et régulière.
– CAA Douai, 6 décembre 2005, requête numéro 04DA00376, Tellier (AJDA 2006, p. 443, concl. Le Goff ; Resp. civ. et ass. 2006, 246, note Guettier ; JCPA 2006, 1095, chron. Mesmin ; Dict. perm. bioéthique, bull. n° 156, p. 6525) : le service public hospitalier est responsable, même en l’absence de faute de sa part, des conséquences dommageables pour les usagers du fonctionnement défectueux d’une bonbonne d’azote liquide contenant des embryons congelés. Cependant, le couple qui avait déposé ces embryons n’obtient pas réparation, faute d’établir l’existence d’un préjudice, ce couple n’ayant pas de nouveau projet parental.
Dans un arrêt récent, le Conseil d’Etat a considéré que la reconnaissance du caractère indemnisable d’un préjudice n’est pas subordonnée à l’avance préalable, par la victime, des frais correspondant à la réparation des dommages en cause (CE, 31 mars 2014, requête numéro 360603, X.).
Par ailleurs, il n’est pas nécessaire que le préjudice présente un caractère actuel, un préjudice futur pouvant également être réparé, à condition qu’il présente un degré suffisant de certitude. En revanche, le préjudice dont la réalisation n’est qu’une éventualité n’ouvre pas le droit à réparation.
Exemple :
– CAA Paris, 19 juillet 1994, requête numéro 92PA00365, requête numéro 92PA00380, Ministre de la Santé et de l’Action humanitaire : doit être rejetée la demande d’une caisse primaire d’assurance maladie tendant à ce que l’Etat soit condamné à lui rembourser le capital représentatif de frais médicaux et pharmaceutiques futurs qu’elle sera appelée à verser à une personne contaminée par le virus de l’immunodéficience humaine. En effet, ces frais, en raison de la nature même de la maladie, ne sauraient présenter un caractère certain.
Au titre du préjudice futur, le juge administratif accepte de réparer la perte de chance subie par la victime. Cette jurisprudence est d’abord apparue dans le droit de la fonction publique à l’occasion d’un arrêt de Section Bacon du 3 août 1928 (Rec., p.1035).
La perte de chance est fréquemment invoquée par les candidats non reçus à un examen ou à un concours, dans l’hypothèse où cet examen ou ce concours ont été préalablement annulés par le juge en raison de leur irrégularité.
Exemple :
– CE, 6 novembre 2000, requête numéro 189398, Gregory : le Conseil d’Etat annule un concours d’admission à l’école nationale supérieure en raison de l’irrégularité du déroulement de l’épreuve orale d’admission de biologie-biochimie tenant, principalement, au défaut d’impartialité de l’examinateur. Le requérant, classé sixième après les épreuves d’admission du concours, alors que quatre places étaient à pourvoir et que l’épreuve orale de biologie-biochimie était affectée d’un fort coefficient, a été privé d’une chance sérieuse de réussite à ce concours.
Cette jurisprudence s’est également développée dans le domaine de la responsabilité hospitalière, avec les notions de perte de chance de survie ou de guérison, ou encore avec la perte de chance de se soustraire au risque présenté par une intervention chirurgicale.
Exemple :
– CAA Nancy, 15 février 2007, requête numéro 06NC00010, Kremer : la Cour répare le préjudice résultant de la perte de chance de se soustraire à un risque dont la requérante n’a pas été informée et qui s’est réalisé après une opération, pour le traitement d’une fistule recto-vaginale basse.
S’agissant de la dernière hypothèse visée, le Conseil d’Etat considère désormais, qu’indépendamment de la perte d’une chance de refuser l’intervention, le manquement des médecins à leur obligation d’informer le patient des risques encourus ouvre pour l’intéressé, lorsque ces risques se réalisent, le droit d’obtenir réparation des troubles qu’il a pu subir du fait qu’il n’a pas pu se préparer à cette éventualité, notamment en prenant certaines dispositions personnelles (CE, 10 octobre 2012, requête numéro 350426, Beaupère, Lemaitre : AJDA 2012, p. 2231, note Lantero ; JCP G 2012, 1252, note Vialla ; RDSS 2013, p. 92, note Cristol).
Pour que la perte de chance soit réparée, elle doit être réelle, ce qui signifie que le préjudice doit être suffisamment certain, et non pas seulement hypothétique.
Exemple :
– CAA Paris, 15 février 2007, requête numéro 04PA02103, N’gambi N’gambi : l’expulsion du requérant d’une salle d’examen ne l’a pas privé d’une chance sérieuse de réussir l’examen litigieux compte tenu du niveau de ses notes lors de la session de juin ainsi qu’aux deux premières épreuves de la session de septembre, et du caractère très improbable de l’obtention de résultats suffisants lors des deux dernières épreuves. Par suite, l’intéressé ne peut pas plus se prévaloir de la perte d’une chance sérieuse de trouver un emploi d’agent de maîtrise faute d’obtention de sa licence.
– CAA Paris, 19 mars 2008, requête numéro 06PA02185, Ledoux : une personne qui a été exposée au nuage radioactif résultant de l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl ne peut utilement engager la responsabilité de l’Etat français pour insuffisance d’information sur la réalité de la situation dès lors qu’elle n’établit pas, d’une part, que le cancer dont elle est atteinte résulte directement des retombées radioactives provenant de l’explosion, et que, d’autre part, l’Etat a commis une faute l’ayant privé d’une chance sérieuse d’échapper à ladite affection.
Lorsqu’il répare une perte de chance, la question se pose de savoir si le juge doit proportionner la réparation au coefficient de chances qu’avait la victime et qu’elle a perdu ou s’il doit réparer la réalisation de la situation défavorable ou l’absence de situation favorable en résultant. De fait, la perte de chance est elle-même affectée d’un aléa : en matière hospitalière, par exemple, il n’est jamais sûr que l’application d’un traitement approprié aurait permis d’éviter le dommage. D’une façon générale, cependant, si la chance perdue est suffisamment sérieuse le juge réparera l’intégralité des conséquences de la situation dommageable qui résulte de cette perte. C’est cette solution qui s’applique à la plupart des hypothèses précédemment décrites.
Toutefois, cette solution connaît deux exceptions en matière de responsabilité hospitalière.
C’est le cas, tout d’abord, lorsque la perte de chances résulte d’un défaut d’information du patient sur les risques encourus (CE Sect., 5 janvier 2000, requête numéro 181899, Consorts Telle : Rec. p. 5, concl. Chauvaux ; AJDA 2000, p. 137, chron. Guyomar et Collin ; Dr. adm. 2000, repère 1, note Auby ; Dr. adm. 2000, 46, note Esper ; JCP G 2000, I, 251, chron. Boiteau ; JCP G 2000, II, 10271, note Moreau ; RDP 2001, p. 412, chron. Guettier ; RDSS 2000, p. 357, note Dubouis ; RFDA 2000, p. 641, concl. Chauvaux et p. 654, note Bon).
Exemple :
– CE Ass., 19 mai 2004, requête numéro 216039, requête numéro 216040, Caisse régionale d’assurance maladie d’Ile-de-France et Caisse primaire d’assurance maladie du Val-de-Marne c. Truszkowski (Rec. p. 228 ; JCP G 2004, IV, 2862, obs. Rouault ; JCP A 2004, 1781, note Guettier et 1807, note Moquet-Anger ; AJDA 2004, p. 1361, chron. Landais et Lénica) : la faute commise par les praticiens qui ont omis d’informer un patient des risques de décès ou d’invalidité encourus à raison d’un acte médical n’entraîne pour ce patient que la perte de chance de se soustraire au risque qui s’est réalisé. La réparation du dommage résultant de cette perte doit donc être fixée en fonction des différents chefs de préjudice en rapprochant, d’une part, les risques inhérents à l’acte médical et, d’autre part, les risques encourus en cas de renonciation à cet acte.
C’est le cas, ensuite, en cas de perte de chance résultant d’un retard dans le diagnostic ou les soins (CE Sect., 21 décembre 2007, Centre hospitalier de la Vienne , requête numéro 289328 : AJDA 2008, p. 135, chron. Boucher et Bourgeois-Machureau.- V. également CE, 21 mars 2008, requête numéro 266154, Centre hospitalier universitaire de Bordeaux : JCP A 2008, 2078, note Paillard.- CE, 3 avril 2009, requête numéro 306777, Hospices civils de Lyon. – CAA Marseille, 21 décembre 2012, requête numéro 10MA02198, Centre hospitalier universitaire de Montpellier)
Enfin, il faut relever que, dans toutes ces hypothèses, l’appréciation de la perte de chance est difficile à réaliser.
Exemple :
– TA Marseille, 12 février 1982, Centre hospitalier de Marseille c. Perthuis (RHF 1982, p. 744) : la victime d’une paralysie d’un nerf se retrouve atteinte d’une incapacité permanente de 40% alors que pour le même type d’affection ce taux est normalement de 30%. Il convenait donc de déterminer dans quelle mesure cet écart de 10 points était dû au retard dans la mise en œuvre d’un traitement efficace.
II- Caractère réparable
Tous les préjudices invoqués par la victime ou ses ayants droit ne donnent pas lieu à indemnisation.
Le Conseil d’Etat a ainsi longtemps rejeté la réparation du pretium doloris, c’est-à-dire du préjudice résultant de souffrances morales et physiques, ce qui se justifiait implicitement par le fait que, selon l’adage, « les larmes ne se monnayent pas ».
Cette jurisprudence extrêmement critiquée a toutefois été abandonnée à l’occasion de l’arrêt d’Assemblée du 24 novembre 1961, Letisserand (Rec. p.661 ; D. 1962, p.34, concl. Heumann ; RDP 1962, p. 330, note Waline ; S. 1962, p. 82, concl. Vignes).
Le Conseil d’Etat va même jusqu’à admettre dans sa jurisprudence récente la réparation du préjudice d’inquiétude pour un patient contaminé par le virus de l’hépatite C (CE, 27 mai 2015, requête numéro 371697, Cogez : AJDA 2015, p. 2340, note Pouillaude). Les conditions de réparation de ce préjudice ont été précisées dans une autre affaire concernant les victimes du Mediator. Le Conseil d’Etat exige ici que le requérant justifie « personnellement de l’existence d’un préjudice direct et certain lié à la crainte de développer une pathologie grave après la prise de Mediator ». Le fait que le requérant se prévaut « des données générales relatives au risque de développement d’une hypertension artérielle pulmonaire et du retentissement médiatique » ne suffit pas à établir ce préjudice (CE, 9 novembre 2016, requête numéro 393108, Mme A…B…– CE, 9 novembre 2016, requête numéro 393902, requête numéro 393926, Faure.- CE, 9 novembre 2016, requête numéro 393904, Georgel : AJDA 2017, p. 426, note Brimo ; JCP G 2017, 58, note Rotoullié). Il semble donc, compte tenu de ces restrictions, que la réparation de ce préjudice doive généralement être écartée par le juge.
Dans un autre domaine, le Conseil d’Etat n’a admis la réparation du préjudice subi par une personne du fait du décès de son concubin qu’à l’occasion de l’arrêt d’Assemblée Müesser du 3 mars 1978 (requête numéro 94827 : Rec. p. 116 ; AJDA 1978, p. 210, chron. Nauwelaers et Dutheillet de Lamothe ; CJEG 1978, p.123, note Le Galcher-Baron ; JCP 1978, 18986, concl. Dondoux).
Jusqu’alors, c’est parce que la situation de la concubine était jugée illégitime que la responsabilité de l’administration était écartée. Cette notion d’illégitimité continue d’ailleurs à être appliquée dans d’autres domaines, principalement dans les cas où la victime s’est elle-même placée dans une situation irrégulière. Tel est le cas, par exemple, pour des occupants irréguliers du domaine public victimes d’un dommage, dont l’administration avait mis fin, même irrégulièrement, à l’occupation (CE, 22 février 1961, Société Honnorat : Rec. p. 140. – CE Sect., 20 juin 1980, requête numéro 04592, requête numéro 04872, requête numéro 15025, Commune d’Aix-les-Thermes : Rec. p. 281 ; AJDA 1980, p. 527, chron. Feffer et Pinault ; RDP 1980, p. 1726, concl. Rougevin-Baville).
Cette solution a été récemment nuancée par le Conseil d’Etat, à l’occasion d’un arrêt Imbert du 30 janvier 2013 (requête numéro 339918 : Rec. p. 9 ; AJDA 2013, p. 792, chron. Domino et Bretonneau ; JCP A 2013, 2259, note Pontier ; RJEP 2013, 14, note Connil.- V. également CAA Lyon, 5 avril 2018, requête numéro 16LY03228, Société Pougues loisirs). Les juges considèrent que « la responsabilité de l’administration ne saurait être engagée pour la réparation des dommages qui ne trouvent pas leur cause dans l’illégalité mais découlent directement et exclusivement de la situation irrégulière dans laquelle la victime s’est elle-même placée ». En conséquence, dès lors que la situation irrégulière de la victime n’est pas « directement et exclusivement » la cause des dommages subis, la réparation du préjudice ne pourra plus être écartée. Tel est le cas dans l’affaire Imbert. Le préjudice résultant pour un éleveur de sangliers, de la destruction illégale de son cheptel sur ordre du préfet, est indemnisable, le fait qu’il exploitait son établissement sans autorisation ne pouvant constituer la cause directe et exclusive du préjudice subi.
En revanche, d’autres préjudices demeurent irréparables en raison de leur nature. Ainsi, notamment, l’article L. 321-1 du Code de l’expropriation exclut implicitement l’indemnisation du préjudice moral subi à l’occasion d’une procédure d’expropriation. Le Conseil constitutionnel a récemment considéré que ces dispositions sont conformes aux normes constitutionnelles protégeant le droit de propriété (Cons. Const., 21 janvier 2011, numéro 2010-87 QPC: Rec. CC, p. 72 ; AJCT 2011, p. 132 ; AJDA 2011, p. 447, note Hostiou ; D. 2011, p. 2127, chron. Forest). Posent également des difficultés la réparation des préjudices occasionnés par la naissance d’un enfant handicapé.
Une dernière difficulté concerne le préjudice de « wrongfull life » ce qui vise plus globalement les préjudices nés à la naissance.
A l’occasion du célèbre arrêt d’Assemblée plénière Perruche du 17 novembre 2000, la Cour de cassation avait admis qu’un enfant était fondé à engager la responsabilité d’un médecin pour être né gravement handicapé. Les juges considéraient, dans cette hypothèse, qu’une erreur de diagnostic prénatal de la maladie contractée par la mère au cours de la grossesse n’avait pas mis celle-ci en situation de décider librement de son interruption volontaire de grossesse. En d’autres termes, les juges admettaient qu’une personne pouvait obtenir réparation du seul fait d’être né (pourvoi numéro 99-13701 : Bull. civ. 2000, n° 9, p. 319 et p. 389 ; D. 2001, p. 332, note Mazeaud et note Jourdain ; D. 2001, somm. p. 2796, obs. Vasseur Lambry ; JCP G 2000, II, 10438, rapp. Sargos., concl. Sainte-Rose, note Chabas ; Gaz. Pal. 2001, 37, rapp. Sargos, concl. Sainte-Rose, note Guigne ; Dr. famille 2001, 11, note Murat ; Contrats conc. consom. 2001, 39, note Leveneur ; RTD civ. 2001, p. 103, obs. Hauser ; Ibid p. 149, obs. Jourdain ; Ibid p. 226, obs. Libchaber).
Largement critiquée par la doctrine, cette position différait de celle du Conseil d’Etat, précisée notamment par l’arrêt de Section du 14 février 1997, Centre hospitalier de Nice c. Quarez (requête numéro 133238 : Rec. p. 44, concl. Pécresse ; AJDA 1997, p. 430, chron. Chauvaux et Girardot ; D. 1999, somm. comm., p. 60, obs. Bon et de Béchillon ; Droit adm. 1997, 146, obs. Esper ; JCP 1997, I, 4025, obs. Viney ; JCP 1997, 4072, obs. Petit ; JCP 1977, 22928, note Moreau ; LPA 1997, n°64, p.5, note Alloiteau ; Quot. Jur. 1997, n°36, note Pellissier ; RDP 1997, p. 1139, note Auby et p. 1147, note Waline ; RDSS 1998, p. 94, note Mallol ; RFDA 1997, p. 374, concl. Pécresse, note Mathieu). Dans une affaire similaire à celle qui avait donné lieu à l’arrêt Perruche, le Conseil d’Etat avait accepté de réparer le préjudice subi par les parents du fait de cette naissance. En revanche, il avait refusé de condamner l’établissement hospitalier du fait du préjudice subi par l’enfant.
S’agissant de cette question, la loi n°2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé a infirmé la solution retenue à l’occasion de l’arrêt Perruche. L’article 1er de la loi précise en effet que « nul ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance ».
Cependant, la loi ne consacre pas entièrement la jurisprudence Quarez qui permettait aux parents de l’enfant d’obtenir réparation dans des hypothèses où « des circonstances ou une situation particulière (seraient) susceptibles d’être invoquées par l’intéressée ». Ainsi, dans l’arrêt Quarez, l’absence d’information des parents sur la fiabilité du test génétique pratiqué est à l’origine de la condamnation du centre hospitalier.
D’après la loi du 4 mars 2002, la réparation du préjudice subi par les parents d’un enfant né avec un handicap non décelé pendant la grossesse suppose désormais la preuve d’une « faute caractérisée », alors que la démonstration d’une faute simple était seulement requise selon la jurisprudence du Conseil d’Etat. Surtout, les parents ne peuvent plus demander qu’une indemnité au titre de leur seul préjudice, à l’exclusion des charges particulières découlant de ce handicap tout au long de la vie de l’enfant, celles-ci relevant de la solidarité nationale. Concrètement ce nouveau dispositif avait pour effet de réduire de façon drastique le montant des indemnités auxquelles pouvaient prétendre les parents.
L’application de ces dispositions « aux instances en cours, à l’exception de celles où il a été irrévocablement statué sur le principe de l’indemnisation » a fait l’objet d’un contentieux devant la Cour européenne des droits de l’homme. Le Conseil d’Etat a, dans un premier temps, estimé que la loi ne violait pas les stipulations de l’article 1er du premier Protocole additionnel de la Convention européenne des droits de l’homme selon lequel « toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens ». (CE Ass., avis, 2 décembre 2002, requête numéro 250167, Draon : Rec. p. 423 ; AJDA 2003, p. 283, chron. Donnat et Casas ; JCP 2003, IV, 2190, obs. Rouault et I, 110, obs. Malaurie ; RFDA 2003, p. 339, note Petit ; JCP A 2003, 1104), cette analyse étant également partagée par la Cour de cassation. Mais dans deux décisions du 6 octobre 2005 rendues en grande chambre, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que cette application de la loi aux instances en cours constituait une ingérence dans le droit au respect des biens contraire à l’article 1er du premier Protocole additionnel (CEDH, Gr. Ch., 6 octobre 2005, affaire numéro 11810/03, Draon c. France et affaire numéro 1513/03, Maurice c. France : JCP G 2006, I, 109, chron. Sudre ; JCP G 2006, II, 10061, note Zollinger : RTDH 2006, n° 67, p. 667, obs. Bellivier). La Cour de cassation (Cass. 1re civ., 24 janvier 2006, pourvoi numéro 02-12.260, CPAM Loir et Cher c. Société Le Sou médical et a. : Dr. famille 2006, 104 ; JCP G 2006, II, 10062, note Gouttenoire et Porchy-Simon) puis le Conseil d’Etat se sont ralliés à cette jurisprudence (CE, 24 février 2006, requête numéro 250704, Levenez : Rec. p. 83 ; JCP A 2006, 1074, concl. Olson ; JCP G 2006, II, 10062 ; AJDA 2006, p. 1272, note Hennette-Vauchez).
Par la suite, le Conseil constitutionnel a validé le dispositif légal anti-Perruche, exception faite des dispositions transitoires qu’il a déclaré anticonstitutionnelles (CC., 11 juin 2010, QPC numéro 2010-2, Viviane L. : AJDA 2010, p. 1178, note Brondel ; Rev. gén. droit médical 2010, p. 291, note Zollinger).
Cette décision n’était toutefois pas exempte d’ambiguïtés puisqu’elle semblait opérer une distinction selon la date de l’introduction de l’instance, ce qui a donné lieu à une divergence d’interprétation entre le Conseil d’État et la Cour de cassation. Pour le Conseil d’État, la décision du Conseil constitutionnel devait être comprise comme déclarant inconstitutionnelle la loi en cela qu’elle s’applique aux instances en cours (CE Ass., 13 mai 2011, requête numéro 329290, Lazare : Rec. p. 235 ; AJDA 2011, p. 1136, chron. Domino et Bretonneau ; JCP A 2011, 2257, note Pacteau ; RDSS 2011, 749, note Cristol ; RFDA 2011, p. 772, concl. Thiellay et p. 806, note Verpeaux ; RTD civ. 2012, p. 71, note Deumier.- V. également CE, 31 mars 2014, requête numéro 345812, Centre hospitalier de Senlis : JCP G 2014, 665, note Zollinger). Ainsi, la loi anti-Perruche devait s’appliquer à la « réparation de dommages dont le fait générateur (la naissance) était antérieur à la date d’entrée en vigueur de cette loi mais qui, à cette date, n’avaient pas encore donné lieu à une action indemnitaire ». Pour la Cour de cassation, en revanche, la déclaration d’inconstitutionnalité concerne l’application de la loi nouvelle aux instances en cours le jour de son entrée en vigueur. Ainsi, la loi ne s’applique pas, dans tous les cas de figure, aux naissances survenues avant son entrée en vigueur, alors même qu’une action en justice n’aurait été intentée qu’après l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002 (Cass. 1re civ., 15 décembre 2011, pourvoi numéro 10-27.473 : Bull. civ. 2011, I, n° 216 ; JCP G 2012, 72, note Sargos ; Resp. civ. et assurances, 72, note Radé ; RTD civ. 2012, p. 75, note Deumier).
§III- Modalités de réparation du préjudice
Le contentieux de la responsabilité n’échappe pas à la règle de la décision préalable qui s’applique désormais, rappelons-le, y compris dans le contentieux des dommages de travaux publics (CJA, art. R. 421-1), à défaut de quoi le recours serait frappé d’irrecevabilité.
Par ailleurs, les juges ont longtemps considéré que l’indemnité devait être évaluée au jour du dommage CE, 17 avril 1942, Servant : Rec. p. 129) ce qui a pu poser un certain nombre de difficultés durant les périodes d’inflation. Le Conseil d’Etat a donc fait évoluer les principes applicables en distinguant les dommages aux biens des dommages aux personnes.
Pour ce qui concerne les dommages aux biens, les biens sont évalués à la date où il était possible de procéder à leur réparation ou à leur reconstitution (CE, Ass, 21 mars 1974, Compagnie générale des eaux : Rec. p. 122).
Exemple :
– CE, 17 juin 1985, requête numéro 42018, requête numéro 42313, requête numéro 47643, requête numéro 59450, Société Bouygues, Régie autonome des transports parisiens : dès lors que le préjudice était connu des sociétés requérantes dans toute son étendue et pouvait être évalué par elles dès la date du sinistre, le tribunal administratif a à bon droit évalué les indemnités dues en appliquant au montant non contesté du préjudice en dollars le taux de change du dollar contre des francs qui avait cours à la date du sinistre.
Pour ce qui concerne les dommages aux personnes, l’évaluation se fait au jour du jugement. Cependant, si la victime a volontairement retardé le jugement, en tardant à présenter sa demande d’indemnité ou en refusant systématiquement les propositions qui lui sont faites par l’administration, l’évaluation se fait à la date où la décision aurait dû normalement intervenir (CE, 21 mars 1947, Aubry : Rec. p. 123 ; D. 1947, jurispr. p. 225, note PLJ ; JCP G 1947, II, 3864 ; S. 1947, III, p. 65, note DP ; RDP 1947, p. 198, note Jèze).
L’indemnité peut être allouée sous forme de rente ou de capital. En général c’est toutefois le versement d’un capital qui est privilégié pour les dommages causés aux biens.
L’indemnité produit des intérês qui sont fixés par les juges sur le fondement des articles 1153 et 1154 du Code civil. Le requérant a le droit à des intérêts moratoires sur le fondement de ces dispositions. Dans un arrêt Ribot du 16 janvier 1987 le Conseil d’Etat a ainsi précisé que « même en l’absence de demande tendant à l’allocation d’intérêts, tout jugement prononçant une condamnation à une indemnité fait courir les intérêts du jour de son prononcé jusqu’à son exécution au taux légal, puis … au taux majoré s’il n’est pas exécuté dans les deux mois de sa notification » (requête numéro 66309 : Rec. p. 9, concl. Roux ; AJDA 1987, p. 131 ; Rev. adm. mars-avr. 1987, n° 236, p. 145, note Terneyre ; Dr. adm. 1987, 127). En cas de mauvaise volonté caractérisée de l’administration, le juge est également susceptible d’allouer, en sus des intérêts moratoires, des dommages intérêts compensatoires (CE, 2 mai 1962, Caucheteux et Desmat : AJDA 1962, p. 458, obs. Galabert et Gentot).
Pour aller plus loin :
– Chauvaux (D.), concl. sur CE, 4 juillet 2003, Moya-Caville : RFDA 2003, p. 990.
– Deguergue (M.), A propos de l’arrêt du Conseil d’Etat du 19 février 2003, Maurice, AP-HP, une faute caractérisée ouvre droit à réparation des préjudices propres subis par les parents d’un enfant handicapé : AJDA 2004, p.855.
– Hennette-Vauchez (S.), note sur CE 24 février 2006, Levenez : AJDA 2006, p.1272.
– Moniolle (C.), Faut-il conserver la règle du forfait de pension en cas d’accident de service ? : AJDA 2002, p. 956.
– Ravelet (A.), Le juge administratif et la loi anti-Perruche : Droit adm. 2004, 20.
Section II- Lien de causalité
Pour que l’administration soit déclarée responsable il est nécessaire que le préjudice se rattache à un fait qui lui est imputable, ce qui pose la question de l’appréhension du lien de causalité et celui de la rupture de ce lien.
§I- Appréhension du lien de causalité
Il existe deux principales approches du lien de causalité : la théorie de l’équivalence des conditions selon laquelle un événement est réputé causal lorsque le dommage n’aurait pu survenir sans lui, même si cette cause est lointaine ; la théorie de la causalité adéquate selon laquelle on ne peut mettre à la charge d’une personne que les conséquences normales et directes de son acte.
La jurisprudence administrative privilégie la seconde approche (CE Sect., 14 octobre 1966, Marais : Rec. p. 548 ; D. 1966, p. 636, concl. Galmot), qui présente toutefois l’inconvénient d’être très subjective.
Exemples :
– CE, 10 mai 1985, requête numéro 48517, Ramade (Rec. p. 147 ; AJDA 1985, p. 568, note L.R ; JCP G 1986, II, 20603, note Crozafon) : il n’existe pas de lien de causalité entre la faute à l’origine de l’évasion d’un détenu et les meurtres commis par celui-ci 48 jours après.
– CE Sect., 29 avril 1987, requête numéro 61015, Banque populaire de la région économique de Strasbourg (Rec. p. 58 ; AJDA 1987, p.454, chron. Azibert et de Boisdeffre ; D. 1988, somm. comm. p. 60, obs. Moderne et Bon ; RFDA 1987, p. 831, concl. Vigouroux): sont ici en cause des braquages réalisés deux mois après l’obtention par trois détenus respectivement d’une permission de sortie, d’un régime de semi-liberté et d’une libération conditionnelle. Mais en l’espèce, le Conseil d’Etat relève que c’est seulement quelques jours après leur défection que les individus concernés ont repris leurs activités criminelles. Le lien de causalité est donc établi entre le fait générateur – l’obtention des mesures de libération conditionnelle, de semi-liberté et de permission de sortie – et les dommages subis.
L’application de la théorie de l’équivalence des conditions n’est toutefois pas totalement écartée, notamment dans des cas où il y a pluralité d’auteurs.
Par ailleurs, sur certaines questions, la jurisprudence a pu évoluer. C’est le cas notamment concernant l’imputabilité au service d’un suicide d’un agent public survenu sur son lieu de travail. A l’origine, le Conseil d’Etat considérait qu’en raison de son caractère volontaire, cet acte se détachait du service, sauf circonstances particulières l’y rattachant (CE, 28 juillet 1993, requête numéro 121702, Ministre de la Défense c/ Stéfani : AJDA 1993, p. 685, chron. Maugüé et Touvet et p. 746, note Moreau ; D. 1994, p. 364, obs. Terneyre et Bon ; RFDA 1994, p. 575, note Bon). La jurisprudence a toutefois fini par évoluer en sens inverse, en calquant la solution retenue par les juges de l’ordre judiciaire. Désormais, le suicide ou la tentative de suicide d’un fonctionnaire intervenant sur le lieu et dans le temps de travail est imputable au service, sauf circonstance particulière l’en détachant (CE Sect., 16 juillet 2014, requête numéro 361820, Commune de Floirac : AJDA 2014, p. 1706, chron. Bretonneau et Lessi ; Cah. fonct. publ. 2014, n° 349, p. 98, concl. Daumas ; RDSS 2014, p. 945, note Lerouge).
Exemple :
–CE, 24 octobre 2014, requête numéro 362723, Paour : la pathologie dépressive de l’’intéressée, a l’origine d’une tentative de suicide, si elle a pu être favorisée par certaines conditions de son activité professionnelle, s’était déjà manifestée précédemment et trouvait son origine dans sa personnalité. En conséquence, la responsabilité de l’administration est écartée.
Il faut enfin relever que si le contrôle même de l’existence du lien de causalité relève de l’appréciation souveraine des juges du fond (CE 28 juillet 1993, requête numéro 117449, Consorts Dubouloz : Rec. p. 250 ; AJDA 1993, p. 685, chron. Maugüé et Touvet ; D. 1995, p. 237, obs. Farge et 1994, p. 364, obs. Terneyre et Bon ; RFDA 1994, p. 35, concl. Bonichot) l’appréciation de son caractère direct est une question de qualification juridique des faits qui est contrôlée par le juge de cassation (CE, 26 novembre 1993, requête numéro 108851, SCI « Les jardins de Bibémus », : Rec. p. 327 ; D. 1994, p. 366, obs. Terneyre et Bon ; RFDA 1994, p. 575, obs. Bon.- CE, 12 janvier 2009, requête numéro 308454, SIED et SAUR). Sur cette question, la jurisprudence est particulièrement casuistique.
Exemple :
– CE, 9 décembre 1974, Matherey, dit Philippe Clay (Rec. p. 830) : un artiste, illégalement évincé du secteur de l’audiovisuel public, a subi un préjudice direct du fait de la perte des cachets qu’il n’a pas perçus. En revanche, son préjudice est indirect s’agissant de la diminution de ses ventes de disques.
§II- Rupture du lien de causalité
Dans certains cas, le préjudice est lié non pas exclusivement à la personne que la victime estime être responsable, mais à une faute de la victime elle-même, ou une cause étrangère.
I- Faute de la victime
La faute de la victime peut constituer la cause totale ou partielle du dommage dont il est demandé réparation, ce qui va permettre de limiter ou d’exclure l’engagement de la responsabilité de l’administration.
Exemples :
– CE, 23 août 2006, requête numéro 273902, A.: en maintenant pendant trois ans la requérante dans une situation marquée par une insuffisance caractérisée de ses horaires de cours, le président de l’université qui l’emploie a commis une faute de nature à engager la responsabilité de l’université. Il résulte toutefois de l’instruction que Mme A. a, en faisant preuve d’une attitude difficile à l’égard de ses collègues, contribué à cette situation et commis ainsi une faute de nature à exonérer l’université de la moitié de sa responsabilité.
– CAA Bordeaux, 23 février 2007, requête numéro 03BX00837, Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions : l’insuffisance d’une signalisation qui interdit la baignade sur une plage réservée à l’accès des engins de sport nautique est constitutive d’une faute de nature à engager la responsabilité de la commune. Toutefois, il résulte de l’instruction que la victime connaissait les lieux pour y pratiquer habituellement la planche à voile et la pêche, ainsi que l’interdiction de s’y baigner. Ainsi, l’intéressé, qui était mineur au moment de l’accident, a commis une grave imprudence en allant pratiquer la plongée en apnée dans cette zone. En outre, sa famille, sous la responsabilité de laquelle il se trouvait, a commis une faute en le laissant aller se baigner, et en ne faisant pas en sorte qu’il quitte la zone où il se baignait pour rejoindre la plage. Ces fautes sont de nature à exonérer totalement la responsabilité de la commune.
– CAA Paris, 22 décembre 2006, requête numéro 03PA03066, Magron : le défaut établi dans l’application des mesures de surveillance et dans l’observation des règles de sécurité définies par le règlement intérieur d’une piscine municipale révèle une faute dans l’organisation du service. Toutefois, la victime a elle-même délibérément enfreint le règlement intérieur et s’est, compte tenu de son expérience de plongeur et de sa qualité de moniteur breveté, exposé d’elle-même à un risque qui a contribué à la survenance de l’accident. L’imprudence ainsi observée de la victime constitue une faute de nature à exonérer en partie la commune de sa responsabilité.
– CAA Lyon, 10 juin 2008, requête numéro 05LY01218, Ijjou : les dommages subis par un nouveau-né sont exclusivement imputables aux fautes commises par le père de la victime, lequel, invoquant ses convictions religieuses, s’est physiquement opposé à toute présence masculine dans la salle d’accouchement, notamment des médecins obstétriciens et anesthésistes et de l’interne de garde, malgré les demandes insistantes de ces derniers.
En revanche, le Conseil d’Etat, rompant avec sa jurisprudence antérieure, a récemment considéré que le comportement de la victime n’est pas une cause exonératoire du harcèlement moral dans la fonction publique (CE Sect., 11 juillet 2011, requête numéro 321225, Montaut : Rec. p. 349, concl. Guyomar,; AJDA 2011, p. 1072, concl. Guyomar ; Dr. adm. 2011, 88, note Melleray ; JCP A 2011, 2377, note Jean-Pierre- V. également CE, 14 mars 2016, requête numéro 390731, Chambre de commerce et d’industrie de Vaucluse).
Le caractère exonératoire de la faute commise par la victime joue également dans les hypothèses de responsabilité sans faute.
Exemples :
– CE, 21 mai 2008, requête numéro 276357, Valois : un praticien contaminé par le virus de l’hépatite C, en n’écartant pas lui-même les instruments tranchants ou piquants souillés dans un réceptacle à aiguilles au fur et à mesure de leur utilisation au cours de ses interventions, ou en ne veillant pas à ce que l’infirmière de salle le fasse, a commis une imprudence de nature à atténuer de moitié la responsabilité du centre hospitalier.
– CE, 30 avril 2003, requête numéro 212113, Compagnie Préservatrice foncière assurances (JCP A 2003, 1572, obs. Moreau) : la requérante peut rechercher la responsabilité d’un centre hospitalier spécialisé sur le fondement du risque spécial créé par la sortie d’essai que cet établissement avait accordée à un usager. Il résulte de l’instruction que le fait pour l’usager d’avoir allumé l’incendie dommageable est constitutif d’une faute qui est de nature, dans les circonstances de l’espèce, à exonérer totalement le centre hospitalier spécialisé de sa responsabilité à l’égard de la compagnie requérante.
Le juge de cassation exerce un contrôle de qualification juridique des faits sur la faute de l’administré de nature à exonérer l’administration de sa responsabilité (CE, 20 juin 2007, requête 256974, Boutin : Rec. tables, p. 1047).
Une hypothèse proche de la faute de la victime est celle où celle-ci a accepté d’être soumise au risque à l’origine du dommage dont elle demande réparation. Dans ce cas, la responsabilité de l’administration est écartée.
Exemple :
-CE, 10 juillet 1996, requête numéro 143487, Meunier (Rec. p. 289 ; RDP 1996, p. 246, concl. Stahl) : le requérant exploitait depuis 1970 un commerce installé dans une cave creusée dans le rocher. Il a dû interrompre son activité pendant plusieurs mois en exécution d’arrêtés municipaux fondés sur l’existe de de risques d’éboulement souterrains. Les juges du fond ont rejeté la demande d’indemnité après avoir relevé, d’une part, que le requérant en installant son commerce dans des caves dont « la solidité dépend nécessairement de la stabilité du terrain environnant, doit être considéré comme ayant pris en compte l’éventualité d’une mesure d’interdiction pour des motifs de sécurité publique » et, d’autre part, que l’intéressé « ne pouvait ignorer les risques que comportait l’aménagement d’un établissement recevant du public dans un tel site alors que, par lettre du 20 juin 1981, le maire avait attiré son attention sur l’existence de mouvements de terrain susceptibles d’affecter la stabilité de ses caves ». Après avoir souverainement estimé qu’il résultait de ces constatations que la victime avait accepté en connaissance de cause les risques d’instabilité auxquels était exposé son établissement, la cour n’a pas méconnu les règles qui régissent la responsabilité des personnes publiques en décidant que le préjudice résultant d’une situation à laquelle celle-ci s’était sciemment exposée ne lui ouvrait pas droit à réparation.
II- Cause étrangère
La cause étrangère peut résulter du fait d’un tiers, d’un cas de force majeure, ou d’un cas fortuit.
A- Fait du tiers
Le fait du tiers a une influence variable sur l’établissement de la causalité, selon que le régime applicable est un régime de responsabilité pour faute ou de responsabilité sans faute.
1° Responsabilité pour faute
Le fait d’un tiers – ou plus précisément d’une personne publique ou privée distincte de la victime – peut permettre de limiter ou d’exclure la responsabilité de l’administration.
Cette solution est clairement admise dans le cadre des régimes de responsabilité pour faute.
Exemple :
– CAA Paris, 3 juin 1996, requête numéro 94PA00325, Compagnie Préservatrice Foncière Assurances (Rec. p. 586) : un accident survenu dans le petit bassin d’une piscine municipale a été rendu possible par les carences des agents municipaux dans l’organisation et l’exécution de la surveillance de ce bassin. Toutefois, l’exercice sans agrément d’une activité de garderie, l’insuffisance du nombre et de la vigilance du personnel chargé de l’encadrement des enfants à la piscine, la participation à la baignade de la victime, inscrite seulement pour la pratique du tennis, constituent, de la part des responsables de la garderie et de leurs préposés, des fautes de nature à exonérer la commune de la moitié de sa responsabilité.
Toutefois, il est nécessaire que le fait du tiers ait directement influé sur la production du dommage ce qui donne lieu, ici également, à une jurisprudence casuistique.
Exemple :
– CE, 20 juin 2007, requête numéro 282574, Puig (Rec. tables, p. 1071) : absence de lien direct de causalité entre la faute de l’administration qui a favorisé un démarchage commercial effectué dans les enceintes militaires pour des placements financiers, et le préjudice impliqué par la faillite frauduleuse de la société concernée à laquelle les victimes avaient confié leur épargne.
Il faut relever que traditionnellement lorsque l’administration et un tiers sont reconnus coauteurs du dommage, le Conseil d’Etat considérait qu’ils étaient tenus, non pas solidairement comme c’est la règle en droit civil, mais seulement pour leur part respective dans la réalisation de ce dommage (CE Sect., 11 mai 1951, Pierret, Pintal et a. : Rec., p. 259. – CE Sect., 29 février 1952, Servel : Rec. p. 147. – CE Sect., 29 juillet 1953, Epoux Glasner : Rec. p. 427).
Ainsi, comme l’a exposé Raymond Odent « lorsqu’un préjudice a plusieurs auteurs et que la responsabilité est engagée sur le fondement de la faute, la victime de ce dommage ne peut demander à chaque coauteur que la réparation de la fraction du dommage correspondant à la part de responsabilité personnellement encourue par chacun d’eux » (Contentieux administratif, t. 2 : réimpression Dalloz, 2007, p. 210-211). Cette solution était généralement justifiée par des raisons d’ordre pratique. Il s’agissait de faire en sorte que les victimes ne mettent en cause systématiquement les personnes publiques pour des raisons tenant au fait qu’elles sont toujours solvables. Le souci de l’économie des deniers publics s’opposerait à une telle solution, l’administration risquant, quant à elle, dans le cadre d’une action récursoire, de se retourner contre un coresponsable insolvable.
Ce principe connaissait toutefois plusieurs exceptions. Il ne s’appliquait pas, tout d’abord, en matière de responsabilité contractuelle (CE Sect., 8 novembre 1968, Compagnie d’assurances générales contre l’incendie et les explosions : Rec. p. 558), en matière de responsabilité sans faute (CE Sect., 1er février 2006, requête numéro 268147, Garde des Sceaux, ministre de la Justice c/ MAIF : Rec. p. 42, concl. Guyomar ; AJDA 2006, p.586, chron. Landais et Lenica ; RFDA 2006, p. 602, concl. Guyomar et p. 614, note Bon) et en matière de responsabilité du fait des travaux publics (CE Sect., 29 janvier 1971, Association « Jeunesse et Reconstruction » : Rec. p. 81).
Dans le cadre de la responsabilité pour faute, une autre exception concernait le cas où le dommage résulte du fait de plusieurs collectivités publiques qui collaborent à l’occasion de l’exécution d’une même mission de service public. Dans cette hypothèse, la victime peut agir, pour la réparation de la totalité du préjudice subi, contre l’une de ces collectivités, ou contre toutes en demandant leur condamnation in solidum.
Exemples :
– CE Ass., 9 avril 1993, requête numéro 138652, requête numéro 138653, requête numéro 138663 (Rec. p. 110, concl. Legal ; AJDA 1993, p. 344, chron. Maugüé et Touvet ; D. 1993, p.312, concl. Legal ; JCP G 1993, I, 3700, chron. Picard ; JCP G 1993, 21110, Debouy ; RFDA 1993, p. 583, concl. Legal) : la responsabilité de l’Etat peut être engagée par toute faute commise dans l’exercice des attributions relatives à l’organisation générale du service public de la transfusion sanguine, au contrôle des établissements qui sont chargés de son exécution et à l’édiction des règles propres à assurer la qualité du sang humain. En outre, dans le cas où cette responsabilité serait engagée, l’Etat ne pourrait s’en exonérer en invoquant des fautes commises par les établissements de transfusion sanguine.
Le Tribunal des conflits avait également décidé, à l’occasion d’un arrêt Ratinet du 14 février 2000 rendu à propos d’un déni de justice que « chacun des coauteurs d’un même dommage, conséquence de leurs fautes respectives, doit être condamné in solidum à la réparation de l’entier dommage, chacune de ces fautes ayant concouru à le causer tout entier, sans qu’il y ait lieu de tenir compte du partage de responsabilité entre les coauteurs, lequel n’affecte que les rapports réciproques de ces derniers, mais non le caractère et l’étendue de leur obligation à l’égard de la victime du dommage » (requête numéro 2929, préc.). En l’espèce, un centre hospitalier régional est reconnu responsable des trois-quarts du dommage consécutif à l’accident survenu à un patient et l’anesthésiste de la clinique responsable de ce dommage à hauteur du quart, le centre hospitalier et le praticien étant condamnés in solidum à indemniser la victime. Cette décision, rendue dans le cadre de la procédure très atypique de jugement au fond organisée par la loi du 20 avril 1932, pouvait toutefois s’expliquer par la volonté du Tribunal de mettre un terme définitif au litige.
Finalement, la jurisprudence a franchi un pas décisif à l’occasion de l’arrêt Madranges du 2 juillet 2010 (requête numéro 323890 : Rec. p. 236 ; AJDA 2011, p. 116, note Belrhali-Bernard ; Dr. adm. 2010, 135, note Melleray.- V. également CAA Bordeaux, 30 novembre 2010, requête numéro 10BX00135, Centre hospitalier universitaire de Bordeaux– CE, 24 avril 2012, requête numéro 34210, Massioui : Rec. p. 175 ; AJDA 2012, p. 1665, étude Belrhali-Bernard) le Conseil d’Etat admettant que « lorsqu’un dommage trouve sa cause dans plusieurs fautes qui, commises par des personnes différentes ayant agi de façon indépendante, portaient chacune en elle normalement ce dommage au moment où elles se sont produites, la victime peut rechercher la réparation de son préjudice en demandant la condamnation de l’une de ces personnes ou de celles-ci conjointement, sans préjudice des actions récursoires que les coauteurs du dommage pourraient former entre eux ».
Quoi qu’il en soit, la solution retenue dans l’arrêt Madranges a vocation, par exemple, à s’appliquer en cas de suicide d’un détenu, les défaillances dans la surveillance du détenu pouvant coexister avec une faute commise par les services d’un établissement de santé qui a mal évalué son état psychologique (CE, 24 avril 2012, requête numéro 342104, Missaoui : JCPA 2012, 2034, note Arbousset – CE, 4 juin 2014, requête numéro 359244, Bendjebel). Dans cette hypothèse, lorsque les ayants droit du détenu recherchent la responsabilité de l’Etat du fait des services pénitentiaires, « ils peuvent utilement invoquer à l’appui de cette action en responsabilité, indépendamment du cas où une faute serait exclusivement imputable à l’établissement public de santé où a été soigné le détenu, une faute du personnel de santé de l’unité de consultations et de soins ambulatoires de l’établissement public de santé auquel est rattaché l’établissement pénitentiaire s’il s’avère que cette faute a contribué à la faute du service public pénitentiaire ».
2° Responsabilité sans faute et dommages de travaux publics
Le fait du tiers ne présente pas, en principe, de caractère exonératoire dans le cadre des régimes de responsabilité sans faute, comme pour la réparation des dommages de travaux publics. Cette solution s’explique par le fait que le risque, qui est l’élément déclencheur de la plupart des régimes de responsabilité sans faute, est toujours considéré comme la cause déterminante du dommage.
Exemple :
– CE, 31 juillet 1996, requête numéro 129158, Fonds de garantie automobile (Rec. p. 337 ; CJEG 1997, p. 149, concl. Stahl) : un véhicule a heurté un autre véhicule, après avoir fait un écart pour éviter une tranchée creusée dans la chaussée par Gaz de France. A la suite de cet accident, le tribunal correctionnel a condamné le conducteur à l’origine de l’accident à verser une indemnité à l’autre conducteur. Le fonds de garantie automobile s’est substitué au conducteur condamné, insolvable, puis a intenté devant la juridiction administrative une action contre Gaz de France afin d’obtenir le remboursement de la somme versée à la victime. Celle-ci étant usager de la voie publique, la responsabilité de Gaz de France est engagée à son égard pour défaut d’entretien normal, sans que celle-ci puisse invoquer le fait d’un tiers pour s’exonérer de tout ou partie de cette responsabilité.
D’une façon générale, seule la faute de la victime ou un cas de force majeure peut atténuer la responsabilité de l’administration. Il a ainsi récemment été jugé que « dans le cas d’un dommage causé à un immeuble, la fragilité ou la vulnérabilité de celui-ci ne peuvent être prises en compte pour atténuer la responsabilité du maître de l’ouvrage, sauf lorsqu’elles sont elles-mêmes imputables à une faute de la victime » (CE, 10 février 2014, requête numéro 361280, Chavent : Rec. p. 28 ; AJCT 2014, p. 391, obs. Josselin ; AJDA 2014, p. 1221, note Foulquier).
Par exception, le fait du tiers présente un caractère exonératoire lorsque, en application de textes spécifiques, l’administration n’a pas la possibilité d’exercer une action récursoire contre le tiers auteur ou coauteur du préjudice. Il ne serait pas normal, en effet, que l’administration supporte seule la charge du dommage dans un tel cas. Cette situation se présente notamment dans l’hypothèse où le tiers, qui est coauteur d’un dommage dont la réparation relève de la législation des accidents du travail, se trouve exonéré de toute responsabilité du fait de l’application de cette législation (Code de la sécurité sociale, art. L. 451-1.- V. CE Sect., 2 juillet 1971, requête numéro 76533, Société Le piver : Rec. p.504 ; Dr. Soc. 1972, p.50, note Moderne).
B- Force majeure
La force majeure est caractérisée par son imprévisibilité, son extériorité et son irrésistibilité. Lorsque ces conditions sont réunies, les personnes publiques sont exonérées de leur responsabilité, que l’on se situe dans le cadre d’un régime de responsabilité pour faute ou dans celui de la responsabilité sans faute.
S’il est relativement aisé d’apprécier la condition d’extériorité, il est en revanche plus difficile d’apprécier celles d’imprévisibilité et d’irresistibilité. Comme l’expose le professeur Chapus, il est nécessaire, pour que ces conditions soient réunies « que l’événement ait été raisonnablement absolument inattendu et absolument imparable » (Droit administratif général, t.1, ouv. précité, p. 1249). D’une façon générale, ces conditions sont appréciées strictement par les juges.
Exemples :
– CAA Lyon, 13 mai 1997, requête numéro 94LY00923, requête numéro 94LY01204, Balusson et mutuelles du Mans (Rec. p. 1072 ; D. 1998, jurispr. p. 11, note Schaegis ; Dr. adm. 1997, 14, concl. Erstein) : cette affaire concernait la catastrophe du Grand-Bornand qui avait résulté du débordement d’un torrent qui avait déjà eu lieu plusieurs fois au XIX° siècle et une fois en 1936. L’évènement n’était donc pas imprévisible et par conséquent la force majeure n’a pas été retenue.
– TA Nice, 22 janvier 2002, requête numéro 96-2073, Basset et SARL Pierre Basset c. Commune de Salernes : des pluies diluviennes à l’origine d’une inondation ne constituent pas un cas de force majeure. Les juges relèvent en effet que si les débits du cours d’eau étaient, en janvier et novembre 1994, élevés par rapport à ceux enregistrés de 1970 à 1994, ce même cours d’eau avait connu un débit supérieur en janvier 1978 et en février 1974.
Le juge de cassation exerce un contrôle de la qualification juridique des faits sur la notion de force majeure. Le Conseil d’Etat exige que les faits qui conduisent les juges du fond à retenir cette qualification soient précisément définis.
Exemple :
–CE, 16 octobre 1995, requête numéro 150319, Epoux Mériadec (Rec. p. 355) : pour statuer sur l’imputabilité des dommages causés par l’inondation de la propriété des requérants du fait des pluies d’orage, les juges du fond se sont bornés à relever « qu’il résulte de l’instruction que ces précipitations ont présenté, en raison de leur violence et de leur intensité exceptionnelles et imprévisibles, le caractère d’un évènement de force majeure ». En se bornant à faire ainsi référence aux résultats de l’instruction et en s’abstenant de préciser les faits sur lesquels a porté son appréciation, la cour administrative d’appel ne met pas le juge de cassation en mesure d’exercer son contrôle sur la qualification juridique qu’elle a donnée à ces faits en jugeant qu’ils étaient constitutifs d’un cas de force majeure.
Il faut enfin distinguer la force majeure du cas fortuit, lequel est un événement irrésistible, imprévisible, mais qui n’est pas extérieur aux parties.
Exemple :
– CE, 10 mai 1912, Ambrosini (Rec. p.549 ; S. 1912, III, p.161) : le Conseil d’Etat reconnaît en l’espèce que l’explosion d’un navire est liée à une cause interne à celui-ci, mais demeurée inconnue.
Puisqu’il ne s’agit pas d’une cause étrangère, le cas fortuit n’a aucun effet sur l’établissement de la causalité. Toutefois, le cas fortuit a une incidence sur l’engagement de la responsabilité de l’auteur du dommage puisqu’il concerne, non pas la causalité, mais le fait générateur. En effet, si l’on se trouve dans le domaine de la responsabilité pour faute, la faute ne sera pas retenue dans l’hypothèse d’un cas fortuit. En revanche, le cas fortuit n’est pas exonératoire dans les régimes de responsabilité sans faute (CE Ass., 9 juillet 1948, Capot et Denis : Rec. p. 326).
Pour aller plus loin :
– Bénoit (F.-P), Essai sur les conditions de la responsabilité en droit public et privé (problèmes de causalité et d’imputabilité) : JCP G 1957, I, 1351.
– Bénoit (F.-P), Le cas fortuit dans la jurisprudence administrative : JCP G 1956, I, 1328.
– Brard (Y.), propos de la notion de fait du tiers : JCP G 1980, I, 297.
– Esmein (P.), Le nez de Cléopâtre ou les affres de la causalité : D. 1964, chron. p. 205.
– Couzinet (J.-F), Cas de force majeure et cas fortuit : causes d’exonération de la responsabilité administrative : RDP 1993, p. 1385.
– Lemaire (F.), La force majeure : un événement irrésistible : RDP 1999, p. 1723.
– Moderne (F.), Recherches sur l’obligation in solidum dans la jurisprudence administrative : EDCE 1973, p. 15
– Ségur (P.), Le cas fortuit en droit administratif ou l’échec d’une construction doctrinale : AJDA 1994, p. 185.
– Sousse (M.), La notion de « force majeure non exonératoire » : RRJ 1995, p. 129.
Section III- Fait générateur
Si la nature de la responsabilité administrative a longtemps été incertaine, il ne fait pas de doute qu’elle est aujourd’hui, en principe, une responsabilité pour faute et dans des cas de moins en moins exceptionnels une responsabilité sans faute.
§I- Données historiques du problème
Si l’arrêt Blanco touche à l’ensemble du droit administratif, tant pour les questions de fond que pour les questions de compétence, il concernait au premier chef un problème de responsabilité. Il résulte en effet de cet arrêt que la responsabilité des personnes publiques « n’est ni générale ni absolue, qu’elle a ses règles spéciales qui varient suivant les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l’Etat avec les droits privés » (TC, 8 février 1873, requête numéro 00012, préc.).
Si, par conséquent, l’arrêt Blanco définit les grandes lignes de la responsabilité administrative, il ne précise pas la nature même de cette responsabilité. En particulier, l’arrêt Blanco ne se réfère aucunement à la notion de responsabilité pour faute de l’Etat. Or, cette omission est très certainement volontaire. En effet, en 1873, le droit de la responsabilité administrative est encore dominé par l’adage hérité de l’Ancien Régime selon lequel « le souverain ne saurait mal faire ».
Il découlait de cet adage ce que Paul Duez appelait le « dogme de l’irresponsabilité de la puissance publique » (La responsabilité de la puissance publique, Dalloz 2éme éd. 1934). Cette expression est fréquemment employée pour expliquer l’état du droit de la responsabilité administrative jusqu’au début du XX° siècle. Or, cette expression est imprécise : en réalité, s’il existait un dogme c’était celui non pas de l’irresponsabilité administrative, mais celui de son infaillibilité. En effet, ce que refusait de faire le juge, c’était de reconnaître que le souverain pouvait mal faire, c’est-à-dire d’engager la responsabilité pour faute de l’administration. En revanche, aucun obstacle ne s’opposait à la reconnaissance d’une responsabilité sans faute.
Et, de fait, les premiers cas dans lesquels la responsabilité de l’administration a été reconnue sont des hypothèses de responsabilité sans faute. Plus précisément, c’est dans le domaine de la réparation des dommages de travaux publics causés aux propriétés privées des tiers que s’est développée cette responsabilité dès le début du XIX° siècle. Un tel système de responsabilité permettait en effet de concilier deux principes très importants à cette époque : celui de l’infaillibilité de l’administration, et le caractère absolu du droit de propriété reconnu par l’article 544 du Code civil, ainsi que les caractères inviolable et sacré de ce droit visé par l’article 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.
Certes, ces mécanismes de responsabilité sans faute constituaient l’exception. Dans de nombreux domaines, on le verra, l’Etat était à l’orifine irresponsable. Les îlots d’irresponsabilité de l’administration ont toutefois progressivement disparu. En l’état actuel de la jurisprudence il semble qu’ils ne recouvrent que deux hypothèses : les actes de gouvernement (et encore semble-t-il que la responsabilité sans faute lié à l’application des traités internationaux pourrait recevoir application V. sur ce point supra p. 392) ; les dommages occasionnés par les opérations militaires (CE, 23 juillet 2010, requête numéro 328757, Société Touax : Rec. p. 344 ; AJDA 2010, p. 2229, note Belrhali-Bernard).
Ce n’est qu’au début du XX° siècle que la responsabilité pour faute de l’administration a été admise et est devenue le régime de responsabilité administrative de droit commun avec l’arrêt Tomaso Grecco du 10 février 1905 (préc.).
§II- Responsabilité pour faute
La faute de service peut se voir appliquer la définition civiliste de Planiol selon laquelle « la faute est un manquement à une obligation préexistante » (Droit civil, t. II, n°913, LGDJ, 3ème éd 1949), la définition de ces obligations pouvant, le cas échéant, résulter d’un texte.
Exemple :
– CAA Bordeaux, 15 janvier 2008, requête numéro 05BX01753, Monges : l’article L. 4151-3 du Code de la santé publique prévoit « (qu’en) cas d’accouchement dystocique … (les sages-femmes) doivent faire appeler un médecin ». Les juges estiment qu’il résulte de ces dispositions que lorsque survient une dystocie pendant un accouchement se déroulant sous la surveillance d’une sage-femme, celle-ci a l’obligation d’appeler un médecin. L’absence d’un médecin dans de telles circonstances est constitutive d’un défaut dans l’organisation et le fonctionnement du service engageant la responsabilité du service public hospitalier, à moins qu’il ne soit justifié d’une circonstance d’extrême urgence ayant fait obstacle à ce que la sage-femme appelle le médecin ou que le médecin appelé ait été, pour des motifs légitimes, placé dans l’impossibilité de se rendre au chevet de la parturiente.
En l’absence de texte, la qualification de faute du comportement à l’origine d’un préjudice n’est pas toujours évidente.
Exemple :
– CE, 22 février 2008, requête numéro 280931, Syndicat mixte central de traitement des ordures ménagères de l’agglomération parisienne : l’Etat ne commet aucune faute du fait de l’abandon d’un projet de construction d’une usine d’incinération d’ordures ménagères.
La faute de service peut prendre différents aspects : elle peut résulter d’un acte matériel comme d’un acte juridique, d’une action comme d’une abstention. Deux difficultés notables se posent : celle de la charge de la preuve de la faute et celle du degré de gravité de la faute susceptible d’engager la responsabilité de l’administration.
I- Charge de la preuve
La responsabilité administrative est en principe une responsabilité pour faute prouvée. Cependant, il existe, comme en droit civil, un certain nombre d’hypothèses dans lesquelles la faute est présumée.
Les mécanismes présomptifs recouvrent deux types de procédés logiques différents (V. L. de Gastines, Les présomptions en droit administratif français, Bibliothèque de droit public, t. 163, LGDJ 1998).
Le premier procédé est celui de présomption affirmation : dans ce cas une affirmation sera tenue pour vraie jusqu’à la preuve ou la démonstration du contraire ou même, dans certains cas, nonobstant la preuve ou la démonstration du contraire.
Il peut s’agir de présomptions légales résultant d’un texte de loi.
Exemple :
– L’article L. 1142-1 du Code de la santé publique précise que « les établissements, services et organismes susmentionnés sont responsables des dommages résultant d’infections nosocomiales, sauf s’ils rapportent la preuve d’une cause étrangère » .
Il peut également s’agir de présomptions quasi-légales résultant d’une règle jurisprudentielle.
– CE Sect., 6 juin 2008, requête numéro 299203, Société Tradition Securities and Futures (AJDA 2008, p. 1321, chron. Bourgeois-Machureau et Geffray ; JCP A 2008, I, 191, chron. Plessix.- V. également CE Sect., 6 juin 2008, requête numéro 300619, Société CM CIC Securities) : les sociétés prestataires de services d’investissement sont au nombre des personnes auxquelles l’ex-Conseil des marchés financiers et l’ex-Commission des opérations de bourse peuvent, en cas de manquement à leurs obligations professionnelles, infliger une sanction. Pour l’application de ces dispositions et en raison des responsabilités qui incombent à ces prestataires … les manquements commis non seulement par les dirigeants et représentants de ces sociétés mais aussi par leurs préposés sont de nature à leur être directement imputés en leur qualité de personnes morales, sans que soit méconnu le principe constitutionnel de responsabilité personnelle, dès lors que ces préposés ont agi dans le cadre de leurs fonctions. Mais en l’absence, toutefois, au regard de ce principe, de toute présomption de caractère irréfragable, les prestataires ont, au cours de la procédure engagée à leur encontre, la faculté de faire valoir en défense, pour s’exonérer de leur responsabilité, qu’ils ont adopté et effectivement mis en oeuvre des modes de fonctionnement et d’organisation de nature à prévenir et à détecter les manquements professionnels de leurs préposés, sauf pour ces derniers précisément à s’affranchir du cadre de leurs fonctions, notamment en agissant à des fins étrangères à l’intérêt de leurs commettants.
– CE, 17 octobre 2012, requête numéro 348440, Bussa (JCP A 2013, 2025, note Vocanson) : la circonstance que la mère biologique d’un enfant confié à sa naissance au service de l’aide sociale à l’enfance, puis adopté, ait eu connaissance des informations relatives à la nouvelle identité de cet enfant et à celle de ses parents adoptifs révèle une faute dans le fonctionnement du service de l’aide sociale à l’enfance du département de nature à engager la responsabilité de ce dernier, sauf à ce que celui-ci établisse que la divulgation des informations en cause est imputable à un tiers ou à la victime elle-même.
L’hypothèse la plus connue est toutefois la notion de défaut d’entretien normal, même s’il s’agit d’une hypothèse atypique, notamment parce qu’à la différence des cas de responsabilité pour faute, le fait du tiers n’a pas ici d’effet exonératoire et parce que cette notion, à la différence de celle de faute, ne relève pas du contrôle de qualification juridique des faits opéré par le juge de cassation (CE Sect., 26 juin 1992,requête numéro 144728, Commune de Béthoncourt, préc.).
Lorsqu’un usager est victime de dommages de travaux publics, l’administration sera condamnée à moins qu’elle ne démontre qu’elle a entretenu normalement l’ouvrage public. Ceci signifie que le mauvais entretien de l’ouvrage est présumé, mais que l’administration peut renverser la charge de la preuve en établissant qu’elle n’a pas commis de faute (CE Sect., 26 juin 1992, requête numéro 114728, Commune de Béthoncourt, préc.).
Un défaut d’entretien normal peut également résulter de la signalisation insuffisante de dangers.
Exemple :
– CAA Douai, 10 avril 2012, requête numéro 11DA00792, Bobkiewicz : l’absence de signalisation particulière du danger constitué par une chaussée déformée, révèle un défaut d’entretien normal de la voie publique de nature à engager la responsabilité d’une commune.
Le second procédé utilisé par les juges, principalement en matière de responsabilité hospitalière, est celui de présomption induction. Il s’agit d’un raisonnement par lequel un fait sera tenu pour établi sur la preuve de faits voisins ou connexes. Cette hypothèse existe notamment dans le cas où le dommage résulte d’une intervention courante et à caractère bénin.
Exemple :
– CE, 19 mai 1976, requête numéro 94813, Centre hospitalier régional de Poitiers : au cours d’exercices de rééducation, un malade a été victime d’un accident qui a entraîné une fracture de la diaphyse de son fémur gauche et a nécessité une intervention chirurgicale. S’agissant de soins courants et de caractère bénin, les troubles qui en sont résultés ne peuvent être regardés que comme révélant une faute dans l’organisation ou le fonctionnement du service, de nature à engager la responsabilité du centre hospitalier.
Il faut relever que l’exigence d’une faute présumée constitue dans certains cas une étape dans l’évolution des règles de responsabilité, avant l’admission d’un régime de responsabilité sans faute. Cette hypothèse s’est vérifiée par deux fois en matière de responsabilité des établissements hospitaliers. Tel est le cas, tout d’abord, en matière d’infections nosocomiales. Dans ce domaine, le régime de présomption de faute défini par les juges (CE, 9 décembre 1988, requête numéro 65087, Cohen : Rec. p. 431 ; AJDA 1989, p. 405, obs. Moreau ; D. 1989, somm. obs. Moderne et Bon ; D. 1990, jurispr. p. 487, note Thouroude et Touchard ; Quot. jur. 23 février 1989, note Moderne) a fait place à un régime de responsabilité sans faute institué par la loi du 4 mars 2002 (V. Code de la santé, art. L. 1141-1). C’est le cas, ensuite, pour les dommages occasionnés par des produits ou des appareils utilisés par les établissements de santé publics. Mais dans cette hypothèse, l’évolution est liée à un revirement de jurisprudence (CE, 9 juillet 2003, requête numéro 220437, Assistance publique – Hôpitaux de Paris c. Marzouk : Rec. p. 338 ; JCP A 2003, 1897, note Chavrier ; AJDA 2003, p. 1946, note Deguergue. – V. le régime antérieur de présomption de faute défini par CE, 1er mars 1989, requête numéro 67255, Epoux Peyres : Rec. p. 65 ; D. 1990, somm. p. 298, obs. Bon et Terneyre).
II- Gravité de la faute
L’arrêt Blanco énonce que la responsabilité de l’Etat « n’est ni générale ni absolue » (TC, 8 février 1873, requête numéro 00012, préc.). Par conséquent, si en droit civil une faute légère suffit à engager la responsabilité de la personne mise en cause, il n’en va pas nécessairement ainsi en droit administratif.
Certes, dans de nombreux cas, la preuve d’une faute non qualifiée – c’est-à-dire d’une faute simple – suffit à engager la responsabilité de l’administration. Mais dans d’autres cas, c’est une faute qualifiée qui est exigée. Si l’évolution des règles de responsabilité de l’administration va dans le sens d’un constant recul de la faute qualifiée, et notamment de la faute lourde, celle-ci se maintient néanmoins dans différents domaines.
A- Recul de la faute lourde
Dans de nombreux domaines, l’exigence d’une faute qualifiée a longtemps été liée à la difficulté du service assuré. Elle se justifiait par des considérations d’intérêt général et plus précisément par le fait que la crainte d’être trop facilement condamnée en cas de dommage pouvait inciter l’administration à ne pas agir.
Désormais, cet argument est passé au second plan, derrière la volonté de protéger plus efficacement les intérêts des victimes.
Le recul de la faute lourde s’observe principalement dans quatre domaines : les activités médicales et chirurgicales, les activités de secours et les activités pénitentiaires et les activités des services fiscaux.
1° Activités médicales et chirurgicales
L’état initial de la jurisprudence résultait des arrêts de Section du Conseil d’Etat du 8 novembre 1935, Veuves Loiseau et Philipponeau (Rec. p.1019 et p.1020 ; D. 1936, III, p. 15, note Heilbronner). Le Conseil d’Etat estimait à cette époque que la gravité de la faute exigée dépendait de l’origine du dommage. Lorsqu’était en cause une activité liée à l’organisation ou au fonctionnement de l’hôpital, la preuve d’une faute simple suffisait à engager sa responsabilité. En revanche, une faute lourde était requise en cas de dommages liés à une activité médicale ou chirurgicale.
Un tel système aboutissait à un rejet quasi-systématique de la demande d’indemnité dans le second cas.
La rigueur de ces règles a été ensuite atténuée, notamment par l’utilisation de deux techniques.
Il s’agit, tout d’abord, de l’utilisation des présomptions qui se sont développées dans différents domaines.
Les juges ont également réduit le domaine de la faute lourde qui a été recentrée sur les activités médicales des praticiens hospitaliers. Ainsi comme l’évoque le commissaire du Gouvernement Fournier dans ses conclusions sur l’arrêt de Section Rouzet du 26 juin 1959 (Rec. p. 405 ; AJDA 1959, p. 273, concl. Fournier), doivent être considérés « comme médicaux tous les actes, qu’ils soient intellectuels ou matériels, dont l’accomplissement présente des difficultés sérieuses et requiert des connaissances spéciales acquises au prix d’études prolongées ». Ceci permet de distinguer les actes médicaux et chirurgicaux des simples actes de soins qui peuvent être accomplis, par exemple, par des infirmières et des sages-femmes, et qui relèvent du domaine de la faute simple.
Finalement, la faute lourde a été abandonnée à l’occasion de l’arrêt d’Assemblée Epoux V. du 10 avril 1992 (requête numéro 79027, préc.).
Il est ici important de relever que si une faute simple est désormais suffisante, le fait qu’un malade ne soit pas guéri ou sauvé ne suffit pas à caractériser une telle faute. Encore faut-il, en effet, que cette faute, qui se distingue d’une simple erreur, soit suffisamment caractérisée. Ainsi, le contexte dans lequel a été commise la faute est toujours déterminant. Notamment, même si le degré de la faute exigée a été abaissé, il sera toujours plus difficile de prouver une faute simple dans des cas où une opération est pratiquée dans des conditions d’extrême urgence, que lorsqu’elle est réalisée dans des conditions normales.
Exemple :
– CAA Nancy, 15 mars 2007, requête numéro 06NC00092, Casel : la cour confirme le jugement du tribunal administratif de Strasbourg qui avait rejeté la demande des requérants tendant à ce que les Hôpitaux universitaires de Strasbourg soient déclarés responsables des conséquences dommageables de la coupure de l’auriculaire de la main gauche occasionnée à leur fils lors d’un accouchement par césarienne.
2° Activités de police
L’arrêt Tomaso Grecco (préc.) avait marqué l’abandon du principe de l’irresponsabilité de l’Etat en matière de police. Par la suite l’arrêt Clef du 13 mars 1925 (RDP 1925, p.274) a précisé que c’est la preuve d’une faute lourde qui est exigée lorsque sont en cause des activités de police. Comme l’exposait le commissaire du gouvernement Rivet dans ses conclusions sur cet arrêt il s’agissait d’éviter « d’énerver (les services de police) par des menaces permanentes de complications contentieuses ».
La jurisprudence a ensuite opéré une distinction entre deux catégories d’activités de police, en raison de leur degré différencié de complexité : les activités de terrain, pour lesquelles la faute lourde est en principe exigée, et les activités juridiques qui relèvent en principe de la faute simple.
Exemple :
– CE, 5 avril 1991, requête numéro 76309, Société européenne de location et de service (Dr. adm. 1991, 237 ; JCP G 1991, IV, p. 177) : le Conseil d’Etat précise que seule une faute lourde de l’Etat peut engager sa responsabilité pour le retard dans l’identification du propriétaire d’un véhicule volé. En revanche, une faute simple suffit pour ce qui concerne les dommages subis par le véhicule laissé en fourrière en plein air et sans protection pendant plusieurs mois.
Depuis quelques années, cependant, la jurisprudence a tendu à restreindre le domaine de la faute lourde. Ainsi, dans différents cas, l’exigence d’une faute qualifiée a été abandonnée alors que les activités en cause sont pourtant d’ordre matériel et, en outre, sont très difficiles à mettre en œuvre.
Le premier arrêt ne concerne pas les activités de police, mais un domaine proche de celles-ci, compte tenu des difficultés pratiques présentées. A l’occasion de l’arrêt de Section Theux du 20 juin 1997, le Conseil d’Etat a abandonné la faute lourde en matière de responsabilité des établissements hospitaliers en cas de dommages résultant de l’organisation et du fonctionnement de leurs services d’aide médicale urgente (requête numéro 139495 : Rec. p. 254, concl. Stahl ; RFDA 1998, p. 82, concl. Stahl ; Dr. adm. 1997, 358, obs. Esper ; D. 1999, somm. comm. p.46, obs. Bon et de Béchillon).
Cet arrêt est le premier d’une série de trois décisions qui ont généralisé l’abandon de la faute lourde pour l’ensemble des activités de secours et de sauvetage mises en œuvre par l’administration.
Dans un arrêt de Section Améon du 13 mars 1998, le Conseil d’Etat a ainsi abandonné l’exigence de la faute lourde pour la réparation des dommages résultant des activités de sauvetage en mer de personnes en détresse (requête numéro 89370 : Rec. p. 82 ; AJDA 1998, p. 418, chron. Raynaud et Fombeur ; JCP G 1998, IV, 2935 ; JCP G 1998, I, 181, chron. Petit ; CJEG 1998, p.197, concl. Touvet ; D. 1998, p. 535, note Lebreton ; D. 2000, somm. comm. p. 246, obs. Bon et de Béchillon).
A l’occasion de l’arrêt Commune de Hannappes du 29 avril 1998, le Conseil d’Etat revient sur l’exigence de la faute lourde pour la mise en cause des services de lutte contre l’incendie (requête numéro 164012 : Rec. p. 185 ; D. 1998, p. 535, note Lebreton ; D. 2000, somm. comm. p. 247, obs. Bon et de Béchillon ; JCP 1999, 10109, note Genovese ; LPA 1999, n°49, note Pieraccini ; RDP 1998, p. 1001, note Prétot ; Droit adm. 1998, 219 ; RFDA 1998, p. 658).
Le même mouvement de recul de la faute lourde s’observe plus généralement concernant les activités de police, y compris en matière de réglementation, dans le domaine de la police du bruit où elle était habituellement exigée, comme cela ressort de l’arrêt du Conseil d’Etat du 28 novembre 2003, Commune de Moissy-Cramayel (requête numéro 238349 : JCP A 2004, 1053, note Moreau ; AJDA 2004, p. 989, note Deffigier ; Dr. adm. 2004, 36 ; RFDA 2004, p. 205).
De nombreuses autres illustrations peuvent être mentionnées : en matière de responsabilité de fait de la police des édifices menaçant ruine (CE, 27 septembre 2006, requête numéro 284022, Commune de Baalon : Rec. tables, p. 986 ; BJCL 2006, p. 838, concl. Olson ; JCP A 2006, 1305, note Pellissier), pour l’édiction des décisions d’hospitalisation d’office des malades mentaux (CE, 14 avril 1999, requête numéro194462, Société assurances générales de France : Rec. tables, p. 1007) pour l’exercice des pouvoirs de police phytosanitaire (CE, 7 août 2008, requête numéro 278624, Ministre de l’Agriculture c. Société Durance Crau : JCP A 2012, act. 756), pour la responsabilité à raison des activités du service de contrôle de la navigation aérienne (CE, 2 avril 2010, requête numéro 310562, Ministre d’Etat, ministre de l’Ecologie, de l’Energie, du Développement durable et de l’Aménagement du territoire : Rev. Dr. Transports 2010, 175, note Dhers), ou encore pour les perquisitions administratives accomplies dans le cadre de l’état d’urgence (CE Ass., 6 juillet 2016, Napol et a., avis numéro 398234 et Thomas et a., avis numéro 399135, préc.).
Il apparaît donc que l’ancienne distinction entre les activités matérielles et les activités juridiques n’a plus de valeur explicative globale. Un avis de la section des travaux publics du 29 juillet 2008 (avis numéro 381725 : EDCE 2009, p. 320 ; Dr. adm. 2009, 120, note Melleray ; Environnement 2009, 138, étude Billet) paraît même indiquer que la faute lourde a été définitivement abandonnée en matière d’activités de police. Dans cet avis, le Conseil d’Etat précise en effet que « la responsabilité des personnes investies d’un pouvoir de police peut être recherchée devant le juge administratif pour faute simple résultant soit de l’illégalité de décisions ou d’agissements contraires aux objectifs de protection de l’ours soit, à l’inverse, d’une carence à prendre les mesures nécessaires ou à faire appliquer les mesures prises, qu’il s’agisse de la protection de l’animal ou de la prévention des risques qu’il cause ». Le Conseil d’Etat n’a toutefois pas encore rendu de grand arrêt de principe qui confirmerait à coup sûr l’abandon total de la faute lourde en matière d’activités de police.
L’arrêt du Conseil d’Etat du 30 décembre 2016, sociétés Logidis comptoirs modernes (requête numéro 389835) tendrait même à démontrer que la faute lourde pourrait se maintenir dans certaines hypothèses. Tel est cas, dans cette affaire, où les juges ont validé le raisonnement des juges du fond qui avaient estimé que l’absence d’intervention des forces de l’ordre lors d’un blocage de la plateforme d’approvisionnement de magasins de grande distribution ne constituait pas une faute lourde de nature à engager la responsabilité de l’Etat. Doit aussi être mentionnée l’arrêt de la cour administrative d’appel de Marseille du 4 avril 2017, Ministre de l’Intérieur c/ Chennouf (requête numéro 16MA03363 : JCP A 2017, 2168, note Parinet) qui retient, dans la tristement célèbre affaire Merah, que « la responsabilité de l’Etat pour faute lourde est seule susceptible d’être recherchée en matière d’activités des services de renseignement dans l’exercice de leur mission de prévention des actions terroristes et de surveillance des individus radicaux ». Mais il s’agit ici d’activités proches des activités de contrôle qui, comme on le verra, continuent de relever de la faute lourde.
3° Activités des établissements pénitentiaires
La difficulté de la mission de surveillance des détenus dans les établissements pénitentiaires a longtemps justifié l’exigence d’une faute manifeste et de particulière gravité (CE 4 janvier 1918, deux arrêts, Zulémaro et Duchesne : Rec. p. 9) puis d’une faute lourde (CE Sect., 3 octobre 1958, Rakotoarivony : Rec. p. 470 ; JCP 1958, II, 10845).
Exemple :
– CAA Bordeaux, 29 mai 1995, requête numéro 94BX00794, Ministre de la justice c. Brioux : un fonctionnaire de police incarcéré dans un établissement pénitentiaire est victime d’une agression commise par d’autres détenus. Cependant, s’il a été placé en cellule au même étage que d’autres détenus condamnés à de lourdes peines et s’est ainsi trouvé en contact avec eux pendant les promenades, aucun incident ne s’est produit entre la date de son incarcération et celle de l’agression. En outre, le requérant n’a informé l’administration pénitentiaire ni de menaces proférées à son encontre, ni de l’existence d’un risque d’agression. Enfin, les conditions dans lesquelles le personnel pénitentiaire a mis fin à l’agression dont il a été victime ne révèlent aucun défaut de surveillance ou retard dans l’intervention. Il en résulte que dans les circonstances de l’espèce, l’administration n’a commis aucune faute lourde susceptible d’engager la responsabilité de l’Etat.
La faute lourde a été abandonnée par le Conseil d’Etat à l’occasion de l’arrêt Chabba du 23 mai 2003 (requête numéro 244663 : AJDA 2004, p. 157, note Albert ; Dr. adm. 2003, 207, note Lombard ; JCP A 2003, 1718, note Broyelle et 1751, note Moreau ; RFDA 2003, p. 850. – V. également CAA Nancy, 17 mars 2005, requête numéro 00NC00415, Tahar Sidhoum : LPA 23 mai 2006, n° 102, note Combeau).
En l’espèce les juges ont estimé que le suicide d’un détenu devait être regardé « comme la conséquence directe d’une succession de fautes imputables au service pénitentiaire ». Par ailleurs une faute simple unique est également susceptible d’engager la responsabilité de l’administration. Dans ce sens on peut citer un arrêt garde des Sceaux, Ministre de la justice c/ Boussouar du 31 mars 2008 (requête numéro 291342) dans lequel le Conseil d’Etat a rappelé que « la responsabilité de l’Etat du fait des services pénitentiaires en cas de dommage résultant du suicide d’un détenu peut être recherchée en cas de faute … dès lors, le moyen tiré de ce que la cour aurait commis une erreur de droit en ne recherchant pas si l’administration avait commis une faute lourde ou une succession de fautes de nature à engager sa responsabilité, ne saurait être accueilli ».
4° Activités des services fiscaux
A l’origine l’Etat était irresponsable dans ce domaine. A partir du début du XX° siècle, c’est une faute d’une gravité exceptionnelle (CE, 1er juillet 1927, Demoreuil : D. 1928, III, p.21, note Trotabas ; S. 1927, III, p.105, note Hauriou) puis une faute manifeste et de particulière gravité (CE, 30 octobre 1954, Murat : Rec. p.566) dont la preuve a été exigée. Par la suite, à partir de l’arrêt de Section du 21 décembre 1962, Husson-Chiffre le Conseil d’Etat a exigé la preuve d’une faute lourde (Rec. p.701 ; AJDA 1963, p.90, chron. Gentot et Fourré ; D. 1963, p.558, note Lemasurier).
Comme en matière hospitalière, la preuve d’une faute lourde était très difficile à établir, ce qui a conduit le Conseil d’Etat à opérer une distinction entre deux types d’activités des services fiscaux, à l’occasion de l’arrêt de Section Bourgeois du 27 juillet 1990 (requête numéro 44676 : Rec. p.242 ; AJDA 1991, p. 346, note Debbasch ; D. 1991, somm. comm., p. 287, obs. Bon et Terneyre ; RFDA 1990, p. 899, note Chahid-Nouraï).
Dans cette affaire, les juges estiment que les erreurs constatées dans la saisie et le traitement informatisé de déclarations et dans l’exécution automatique de prélèvements mensuels ont été commises lors de l’exécution d’opérations « qui, si elles se rattachent aux procédures d’établissement et de recouvrement de l’impôt, ne comportent pas de difficultés particulières tenant à l’appréciation de la situation des contribuables ». Ces opérations « engagent, lorsqu’elles sont constitutives d’une faute, la responsabilité de l’Etat sur le terrain de la faute simple ».
En revanche dès lors qu’une opération d’assiette ou de recouvrement de l’impôt présente des difficultés particulières, c’est une faute lourde qu’il fallait établir (V. par exemple CE, 13 mai 1991, requête numéro 79933, Commune de Garges-lès-Gonesse : AJDA 1991, p. 750, note Julien-Laferrière ; Dr. fisc. 1992, 158, concl. Chahid-Nouraï ; D. 1992, somm. comm., p. 146, obs. Bon et Terneyre).
Cette solution a été maintenue par le Conseil d’Etat, dans son arrêt de Section du 29 décembre 1997, Commune d’Arcueil (requête numéro 151472 : Rec. p. 512 ; AJDA 1998, p. 112, chron. Girardot et Raynaud ; RFDA 1998, p.97, concl. Goulard ; RJF 2/1998, 189, concl. Goulard, p. 81), à l’époque où la faute lourde commençait à être abandonnée dans d’autres domaines.
L’exigence de la faute lourde a finalement été abandonnée à l’occasion d’un arrêt de Section Krupa du 21 mars 2011 (requête numéro 306225 : AJDA 2011, p 1278, note Barque JCPA 2011, 2185, note Erstein ; RJEP 2011, 30, note Collet ; RJF 2001, 742 ; BDCF 2011, 76, concl. Legras ; RFDA 2011, p. 340, concl. Legras) dont il ressort qu’une « faute commise par l’administration lors de l’exécution d’opérations se rattachant aux procédures d’établissement et de recouvrement de l’impôt est de nature à engager la responsabilité de l’Etat à l’égard du contribuable ou de toute autre personne si elle leur a directement causé un préjudice ». Cette solution a été rapidement étendue au bénéfice des collectivités territoriales (CE, 16 novembre 2011, requête numéro 344621, Commune de Cherbourg-Octeville : Dr. fisc. 2011, n° 47, act. 355.- CE, 31 décembre 2011, requête numéro 313100, SA Aprochim : Dr. fisc. 2012, n° 1, act. 31.- CE, 24 avril 2012, requête numéro 337802, Commune de Valdoie.- CE, 4 octobre 2013, requête numéro 365066, Castelnau). L’abandon de la faute lourde concerne également les opérations de recouvrement de créances non fiscales (CE, 10 février 2014, requête numéro 360677 : AJDA 2014, p. 381 ; JCP A 2014, act. 180, obs. Tesson). Dans ce cas, le préjudice « ne saurait résulter du seul paiement de la créance » mais il « peut être constitué des conséquences matérielles des décisions prises par l’administration et, le cas échéant, des troubles dans les conditions d’existence dont le débiteur justifie ».
B- Exigence maintenue de la faute lourde
Le maintien de l’exigence de la faute lourde dans certains domaines peut trouver plusieurs explications.
Traditionnellement, l’exigence de la faute lourde se justifiait par le fait que les activités en cause présentaient un degré élevé de difficulté. Toutefois, comme on l’a vu, cette explication est insuffisante, puisque le Conseil d’Etat a abandonné l’exigence de la faute lourde pour toute une série d’activités pourtant réputées difficiles.
Elle pouvait également se justifier par le fait qu’elle s’appliquait principalement à des services régaliens. Mais une fois encore, l’argument n’est pas entièrement convaincant, puisque certaines activités de services publics appartenant par essence à l’Etat – notamment les activités des services fiscaux et des établissements pénitentiaires – ne relèvent plus du régime de la faute lourde
Une autre explication, plus convaincante a priori, résulte de l’observation que dans la plupart des cas la faute lourde est exigée pour la mise en cause d’activités juridiques de l’administration lorsqu’il s’agit de sanctionner des illégalités commises par elle. En effet, à partir du moment où l’on doit considérer que toute illégalité est fautive, ce qui est logique, ne pas exiger la preuve d’une faute lourde aboutirait à une condamnation systématique de l’administration en cas de dommage (CE Sect., 26 janvier 1973, requête numéro 84768, Driancourt : Rec. p. 77 ; AJDA 1973, p. 245, chron. Cabanes et Léger ; Gaz. Pal. 1073, II, p. 859, note Rougeaux ; Rev. Adm. 1974, p. 29, note Moderne). Toutefois, on l’a vu, de nombreuses activités juridiques de l’administration relèvent aujourd’hui du régime de la faute simple.
Si aucun de ces arguments n’est entièrement satisfaisant, on peut observer un maintien de la faute lourde dans deux domaines : les activités du service public de la justice et les activités de contrôle et de tutelle.
1° Activités du service public de la justice
Les règles applicables au service public de la justice présentent une certaine originalité, du point de vue de la détermination du juge compétent, mais également du point de vue des règles de fond applicables. Une distinction doit être opérée entre la justice judiciaire et la justice administrative. Cependant, il convient de relativiser cette distinction lorsque les dysfonctionnements relevés concernent à la fois les juridictions administratives et les juridictions judiciaires.
a- Justice judiciaire
A l’occasion de l’arrêt Préfet de Guyane du 27 novembre 1952 (Rec. p. 642 ; JCP G 1953, II, 7598, note Vedel), le Tribunal des conflits a précisé que les litiges relatifs à l’exercice de la fonction juridictionnelle des tribunaux judiciaires – c’est-à-dire tout ce qui concerne la mise en cause de la décision de justice elle-même ainsi que des actes qui la préparent et ceux qui visent à assurer leur exécution – relèvent de la compétence du juge judiciaire.
Longtemps, la responsabilité du fait de la justice judicaire n’était admise que dans les cas où elle était expressément prévue par des textes.
Exemple :
– L’article 626-1 du Code de procédure pénale prévoit que suite à une procédure de révision « un condamné reconnu innocent (…) a droit à réparation intégrale du préjudice matériel et moral que lui a causé la condamnation ».
– Selon l’article 149 du Code de procédure pénale la personne qui a fait l’objet d’une détention provisoire au cours d’une procédure terminée à son égard par une décision de non-lieu, de relaxe ou d’acquittement devenue définitive a droit, à sa demande, à réparation intégrale du préjudice moral et matériel que lui a causé cette détention.
La Cour de cassation a ensuite admis la responsabilité sans faute de l’Etat au titre du fonctionnement du service public de la justice (Cass. Civ. II, 23 novembre 1956, Trésor public c. Docteur Giry : Bull. civ. II, 407 ; D. 1957, p. 34, concl. Lemoine ; AJDA 1957, II, p. 91, chron. Fournier et Braibant ; JCP G 1956, II, 9681, note Esmein ; RDP 1958, p. 298, note Waline.- notons au passage qu’il s’agit de l’une des rares hypothèses où le juge judiciaire fait application des règles de responsabilité administrative, V. par ailleurs Cass. civ. I, 6 février 2007, pourvoi numéro 06-10.403, Panafieu c. O. et a. : AJDA 2008, p. 530, note Van Lang ; JCP A 2007, 2131, chron. Renard-Payen ; JCPA 2007, 2272, note Massip ; Dr. famille 2007, 53, note Larribau-Terneyre). Cette solution était toutefois réservée aux seuls collaborateurs occasionnels du service public.
La loi du 5 juillet 1972, codifiée à l’article L. 141-1 du Code de l’organisation judiciaire est alors intervenue pour préciser que « l’Etat est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice ». Cependant, le même texte prévoit qu’il n’y a lieu de réparer les dommages subis par la victime « sauf dispositions particulières » qu’en cas de « faute lourde ou de déni de justice ».
Pour autant, la Cour de cassation a maintenu la jurisprudence Giry qui continue à s’appliquer lorsque la victime est un collaborateur occasionnel de l’activité des services de police judiciaire.
Exemple :
– Cass. civ. I, pourvoi numéro 91-20.266, 30 janvier 1996 (Bull. civ. I, n°94 ; D. 1997, p.83) : un mandataire liquidateur, auxiliaire de justice, est un collaborateur occasionnel du service public de la justice. Pour obtenir réparation du préjudice que lui aurait causé le service public de la justice en refusant systématiquement de lui confier un mandat judiciaire, il n’est pas tenu de rapporter la preuve de l’existence d’une faute de service.
La responsabilité sans faute de l’administration peut également être recherchée lorsque la victime est un tiers qui a été blessé lors d’une opération de police judiciaire (comme on le verra il s’agit d’une autre hypothèse de responsabilité sans faute). En effet, il résulte de la jurisprudence que le « service public de la justice » mentionné par la loi n’inclut pas cette activité.
Exemple :
– Cass. civ. I, 10 juin 1986, pourvoi numéro 84-15740, Consorts Pourcel (Bull. civ. I, n° 160 ; JCP G 1986, II, 20683, rapp. Sargos) : bénéficie d’un régime de responsabilité sans faute le tiers blessé par une arme à feu lors d’une opération de police judiciaire.
Enfin, dans les cas où la victime est un usager du service public de la justice, et que le régime de la faute lourde est donc applicable, les juges ont tendance à l’apprécier de façon très souple, à tel point qu’elle pourrait presque être assimilée à une faute simple. Cette démarche est notamment très visible dans l’arrêt d’Assemblée plénière du 23 février 2001, Consorts Bolle-Laroche dans lequel il est précisé que « toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission qui lui est investie » est constitutive d’une faute lourde (Cass. Ass. plén., 23 février 2001, pourvoi numéro 99-16.165 : Bull. inf. C. cass. 1er avril 2001, p. 9, concl. de Gouttes et rapp. Collomp ; Bull. civ, Ass. plén. n° 5 ; Resp. civ. et assur. 2001, 10, note Vaillier ; D. 2001, p. 1752, note Debbasch).
b- Justice administrative
Dans l’arrêt d’Assemblée Darmont du 29 décembre 1978, le Conseil d’Etat a jugé qu’il y a lieu d’appliquer, pour réparer les dommages occasionnés par la justice administrative, non pas les dispositions de l’article L. 781-1 du Code de l’organisation judiciaire, mais les « principes généraux régissant la responsabilité de la puissance publique » (requête numéro 96004 : Rec. p. 542 ; AJDA 1979, n° 11, p. 45, note Lombard ; D. 1979, jurispr. p. 279, note Vasseur ; RDP 1979, p. 1742, note Auby). Plus précisément, seule une faute lourde commise dans l’exercice de la fonction juridictionnelle par une juridiction administrative est susceptible d’ouvrir droit à indemnité. Cette action en responsabilité relève du tribunal administratif, quand bien même la personne sanctionnée serait un fonctionnaire nommé par décret du Président de la République (CE, 29 septembre 2017, requête numéro 401679.- V. aussi CE, 21 septembre 2016, requête numéro 394360, SNC Lactalis ingrédients)
Par exception, cependant, la preuve d’une faute simple suffit dès lors qu’est en cause la méconnaissance du droit à un délai raisonnable de jugement, tel que ce droit est reconnu par les articles 6§1 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme (CE Ass., 28 juin 2002, requête numéro 239575, Ministre de la Justice c. Magiera : JCP G 2002, act. 306 et I, 169, 6, obs. Ondoua ; JCP 2003, II, 10151, note Menuret ; RFDA 2002, p. 756, concl. Lamy ; AJDA 2002, p. 596, chron. Donnat et Casas ; Dr. adm. 2002, 167, note Lombard.-V. dans le même sens, CE, 22 janvier 2007, requête numéro 286292, Forzy : AJDA 2007, p. 1036, concl. Keller ; JCP A 2007, act. 114 ; Dr. adm. 2007, 63.- CE, 7 mars 2008, requête numéro 301622, Viallet). Cette solution s’applique y compris dans les cas où l’affaire est encore pendante (CE, 25 janvier 2006, requête numéro 284013, SARL Potchou et a.: AJDA 2006, p. 589, chron. Landais et Lenica ; Dr. fisc. 2006, 27, 494 ; JCPA 2006, 1110, note Guettier ; RFDA 2006, p. 299, note Struillou). Dans cette hypothèse, la durée excessive de la procédure est présumée occasionner par elle-même un préjudice moral dépassant les préoccupations habituellement causées par un procès, sauf circonstances particulières en démontrant l’absence (CE, 19 octobre 2007, requête numéro 296529, Blin : AJDA 2008, p. 597, note Albert).
L’appréciation de la notion de « délai raisonnable » prend en compte trois critères directement inspirés de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH, 25 juin 2000, affaire numéro 30979/96, Frydlender c. France) : complexité de l’affaire ; conditions de déroulement de la procédure ; intérêt qu’il peut y avoir pour l’une ou l’autre des parties à ce que le litige soit tranché rapidement.
La grande plasticité de ces critères conduit nécessairement à une jurisprudence particulièrement casuistique.
Exemples :
– CE Sect., 17 juillet 2009, requête numéro 295653, Ville de Brest (Rec. p. 286 ; AJDA 2009, p.1605, chron. Liéber et Botteghi ; Dr. adm. 2009, 121, note Melleray ; RDP 2010, p. 1135, note Braud) : l’Etat est responsable vis-à-vis d’une commune pour la durée excessive d’une procédure qui l’a opposée à des entreprises liées à elle par un marché de travaux. La procédure a duré onze ans et sept mois, dont trois sont considérés comme ayant dépassé le délai raisonnable.
– CE, 13 février 2012, requête numéro 346549, Barellon (AJDA 2012, p. 357) : eu égard à l’absence de difficultés particulières propres à l’affaire et à l’intérêt qui s’attachait à ce que la demande de sursis à exécution de la décision de la section disciplinaire du conseil d’administration de l’université prononçant son exclusion de tout établissement public d’enseignement supérieur pour une durée de deux ans dont un an avec sursis fût examinée rapidement, le délai de onze mois qui s’est écoulé entre la date à laquelle le requérant l’a présentée devant le Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche et celle où elle est devenue sans objet du fait de la décision rendue au fond le relaxant au bénéfice du doute est excessif.
Il faut enfin insister sur le fait que l’autorité qui s’attache à la chose jugée s’oppose, en principe, à la mise en jeu de la responsabilité de l’Etat, dans le cas où la faute lourde alléguée résulterait du contenu même de la décision juridictionnelle et où cette décision serait devenue définitive (CE Ass., 28 décembre 1978, Darmont, préc.). Une brèche a toutefois été ouverte dans ce principe par l’arrêt Gestas du 18 juin 2008 (requête numéro 295831 : Rec. p. 230 ; RFDA 2008, p. 755, concl. De Salins et p. 1178, note Pouyaud ; Dr. adm. 2008, 120, note Gautier ; JCPA 2008, 2187, note Moreau ; RFDA 2008, p. 1178, note Pouyaud). Dans cet arrêt, en effet, le Conseil d’Etat a admis que la responsabilité de l’Etat peut être engagée en cas de faute lourde, lorsque celle-ci résulte du contenu même de la décision juridictionnelle qui est entachée d’une violation manifeste du droit de l’Union européenne ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers. Mais il s’agit ici d’une conséquence logique de la jurisprudence de la Cour de justice dont il résulte que le « principe de la responsabilité de l’Etat inhérent à l’ordre juridique communautaire exige … une réparation » lorsqu’une violation du droit de l’Union européenne lui est imputable, y compris lorsqu’elle découle du contenu d’une décision d’une juridiction statuant en dernier ressort (CJCE, 30 septembre 2003, affaire numéro C-244/01, Kobler c/ Autriche : AJDA 2003, p. 2146, note Berlorgey, Gervasoni et Lambert et p. 423, note Courtial ; RJF 2004, p. 12, note Lhernould, Mavridis et Michéa.
c- Mise en cause conjointes des juridictions administrative et judiciaire
La durée excessive d’une procédure peut être liée, comme dans l’affaire Magiera, à la lenteur d’un seul ordre de juridiction, mais elle peut également résulter du dualisme juridictionnel et des difficultés éprouvées par le justiciable pour trouver son juge. La première chambre civile de la Cour de cassation avait précisé, dans son arrêt Vallar c. agent judiciaire du Trésor du 22 mars 2005 (pourvoi numéro 03-10355 : Gaz. Pal. 5-6 oct. 2005, p. 10, note Gonzalez) que dans un tel cas, le justiciable devait saisir les juridictions compétentes de chaque ordre pour apprécier la part respective de responsabilité qui leur est imputable dans ce dysfonctionnement.
Cette solution présentait le mérite d’être conforme aux principes de répartition des compétences et, plus précisément, de respecter l’indépendance à la fois du juge judiciaire et du juge administratif. Toutefois, elle présentait de sérieux inconvénients d’un point de vue pratique. D’une part, en effet, elle contraignait le justiciable à actionner l’Etat devant deux juridictions différentes. D’autre part, ce n’était pas la lenteur de la procédure devant chaque ordre de juridiction qui était en cause, mais bien le fait qu’il y ait eu une difficulté de procédure qui a conduit le justiciable à saisir successivement les deux ordres de juridiction. En d’autres termes, ce n’est pas la juridiction administrative ou la juridiction judiciaire qui étaient directement en cause, mais l’organisation juridictionnelle dans son ensemble et sa clé de voûte que constitue le dualisme juridictionnel.
Le refus de la Cour de cassation de tenir compte de la durée de la procédure devant les juridictions administratives a été désavoué par la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH, 4 octobre 2007, affaire numéro 27314/02, Vallar c. France). Celle-ci a en effet considéré que cette solution revenait à allonger encore la durée de la procédure, ce qui est donc contraire à l’article 6§I de la Convention européenne des droits de l’homme.
Saisie d’une affaire similaire à celle qui avait donné lieu à ce contentieux, le Conseil d’Etat a préféré recourir à la procédure de l’article 35 du décret du 26 octobre 1849 pour saisir le Tribunal des conflits de ce qu’il considérait être une « difficulté sérieuse » (CE, 5 décembre 2007, requête numéro 297215, Bernardet : AJDA 2008, p. 535, concl. Keller ; RLDC 2008/51, p. 57, obs. Miniato ; RLCT 2008/34, p. 65, note Rouault).
Le Tribunal des conflits, faisant exception aux règles de droit commun de répartition des compétences, a décidé que « lorsque la durée totale de procédure qu’un justiciable estime excessive résulte d’instances introduites successivement devant les deux ordres de juridiction en raison des difficultés de détermination de la juridiction compétente, que le Tribunal des conflits ait été amené à statuer ou non, l’action en réparation du préjudice allégué doit être portée devant l’ordre de juridiction compétent pour connaître du fond du litige, objet desdites instances » (TC, 30 juin 2008, requête numéro 3682, Bernardet, préc.). Dans ce cas, « la juridiction saisie de la demande d’indemnisation, conformément aux règles de compétence et de procédure propres à l’ordre de juridiction auquel elle appartient, est compétente pour porter une appréciation globale sur la durée de la procédure devant les deux ordres de juridiction et, le cas échéant, devant le Tribunal des conflits ».
Les règles ont encore évolué suite à la loi n° 2015-177 du 16 février 2015 relatif au Tribunal des conflits. L’article 13 de cette loi insère dans la loi du 24 mai 1872 un nouvel article 16 conférant un nouveau chef de compétence au Tribunal des conflits en tant que juge du fond : « il est seul compétent pour connaître d’une action en indemnisation du préjudice découlant d’une durée totale excessive des procédures afférentes à un même litige et conduites entre les mêmes parties devant les juridictions des deux ordres en raison des règles de compétence applicables et, le cas échéant, devant lui ». Cette solution, qui n’enlève rien au pragmatisme des nouvelles règles issues de la jurisprudence, est plus satisfaisante du point de vue des principes, puisqu’elle confie à une juridiction paritaire, et non plus à une juridiction judiciaire ou administrative, la compétence pour réparer les dommages directement imputables au système juridictionnel français dans son ensemble.
2° Activités de contrôle et de tutelle
Pour ces activités, également, c’est en principe la faute lourde qui est exigée.
Exemples :
– CE Sect., 6 octobre 2000, requête numéro 205959, Commune de Saint-Florent (préc.) : le retard mis par le préfet, dans le cadre de son contrôle administratif des collectivités territoriales, pour prononcer la dissolution d’un syndicat intercommunal n’est susceptible d’engager la responsabilité de l’Etat qu’en cas de faute lourde.
– CE Ass., 30 novembre 2001, requête numéro 219562, Ministre de l’Economie c. Kechichian (Rec. p.74, concl. Seban ; CJEG 2002, p. 380, concl. Seban ; Dr. adm. 2002, 58, obs. Fairgrieve ; LPA 8 novembre 2002, p. 11, note Bourrel ; AJDA 2002, p. 133, chron. Guyomar et Collin ; JCP G 2002, II, 10042, note Menuret) : eu égard à la nature des pouvoirs qui sont dévolus à la Commission bancaire, la responsabilité que peut encourir l’Etat pour les dommages causés par les insuffisances ou carences de celle-ci dans l’exercice de sa mission ne peut être engagée qu’en cas de faute lourde.
– CE Sect., 18 novembre 2005, requête numéro 271898, Société fermière de Campoloro (AJDA 2006, p.137, chron. Landais et Lenica ; Droit adm. 2006, comm. n°33, note Guettier ; JCP 2006, II, 10044, note Moustier et Beatrix ; RFDA 2006, p. 341.- V. également CE, 29 octobre 2010, requête numéro 338001, Ministre de l’agriculture : AJDA 2010, p. 2077, obs. de Montecler ; JCP A 2010, act. 833) : si le préfet s’abstient ou néglige de faire usage du pouvoir de substitution à l’égard des collectivités territoriales qui refusent d’exécuter la chose jugée, le créancier de la collectivité territoriale concernée est en droit de se retourner contre l’Etat en cas de faute lourde commise dans l’exercice du pouvoir de tutelle.
– CE, 16 mars 2012, requête numéro 342490, Pinon et a. : la responsabilité de l’Etat du fait de l’insuffisance du contrôle des mutuelles relève du régime de la faute lourde.
– CE, 6 mars 2015, requête numéro 368730, requête numéro 274340, Ministre de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la forêt (Dr. rur. 2015, 187, note Robbe) : lorsqu’une association foncière s’abstient de réaliser des travaux décidés par les commissions d’aménagement foncier dans le cadre d’une opération de remembrement, la responsabilité de l’Etat ne peut être engagée, s’agissant de l’exercice d’un pouvoir de tutelle, que si, alors que les conditions légales d’exercice de ce pouvoir en cas de carence de l’association étaient réunies, le préfet s’est abstenu de le mettre en oeuvre dans un délai raisonnable à compter de la date à laquelle il a eu connaissance de son obligation d’agir, dans des conditions constitutives d’une faute lourde.
Par exception, cependant, la preuve d’une faute simple suffit à engager la responsabilité de l’administration lorsqu’il apparaît que l’activité en cause ne présentait pas de difficultés particulières. Dans certaines des hypothèses visées, la gravité des fautes commises aurait pourtant certainement pu justifier la reconnaissance d’une faute lourde. Il est probable que c’est pour des raisons de pure opportunité, dans des affaires souvent médiatiques, que le Conseil d’Etat n’a pas voulu recourir à cette notion dans des cas où l’exigence d’une faute lourde, quand bien même elle aurait été reconnue, aurait mal été comprise par le grand public.
Exemples :
– CE Ass., 9 avril 1993, requête numéro 138652, requête numéro 138653, requête numéro 138663, M. D. M.G. et Epoux B. (préc.) : en novembre 1984, un rapport dénonce les dangers de contamination par le virus de l’immuno-déficience humaine présent pour les patients des produits sanguins non chauffés. La responsabilité de l’Etat qui n’a interdit la diffusion des produits sanguins non chauffés qu’en octobre 1985 est engagée pour faute simple.
– CE Ass., 3 mars 2004, requête numéro 241150, Ministre de l’Emploi c/ Bourdignon (V. dans le même sens: CE Ass., 3 mars 2004, requête numéro 241151, Ministre de l’Emploi c. Botella .-CE Ass., 3 mars 2004, requête numéro 241153, Ministre de l’Emploi c. Xueref .- CE Ass., 3 mars 2004, requête numéro 241152, Ministre de l’Emploi c. Thomas : AJDA 2004, p. 974, note Donnat et Casas ; D. 2004, p. 973, note Arbousset ; Dr. adm. 2004, 87, note Delaloy ; Dr. soc. 2004, p. 569, note Prétot ; JCP A 2004, 1224, obs. Benoît ; JCP G 2004, II, 10098, note Trébulle ; JCP G 2004, I, 163, étude Viney ; RDP 2004, p.1431, note Delhoste ; RFDA 2004, p. 612, concl. Prada-Bordenave.- V. également CE Ass., 9 novembre 2015, requête numéro 342468, SAS Constructions mécaniques de Normandie, préc. et requête numéro 359548, MAIF et a. , préc.) : une faute des pouvoirs publics est retenue, dès lors que, bien que le caractère nocif des poussières d’amiante fût connu de longue date, aucune recherche n’avait été entreprise afin d’évaluer les risques pesant sur les travailleurs exposés à ces poussières d’amiante et qu’aucune mesure destinée à éliminer ou à limiter les dangers n’avait été prise.
Dans l’affaire du Mediator, le Conseil d’Etat est allé jusqu’à reconnaître le principe selon lequel « la responsabilité de l’Etat peut être engagée à raison de la faute commise par les autorités agissant en son nom dans l’exercice de leurs pouvoirs de police sanitaire relative aux médicaments » CE, 9 novembre 2016, requête numéro 393108, Mme A… B…– CE, 9 novembre 2016, requête numéro 393902, requête numéro 393926, Faure.- CE, 9 novembre 2016, requête numéro 393904, Georgel, préc.).
Dans d’autres cas, l’absence d’exigence de la faute lourde résiste à toute analyse.
Exemple:
– CE, 31 mars 2008, requête numéro 303159, Société Capraro et cie (AJDA 2008, p. 1780, note Toulemonde) : les services de la direction régionale de l’industrie et de la recherche, en ne relevant pas, lors des contrôles annuels effectués entre 1991 et 1998 sur un véhicule tracteur du camion semi-remorque, la non-conformité d’une réparation de fortune réalisée en 1991, ont commis une faute (simple) de nature à engager la responsabilité de l’Etat.
– CE, 24 avril 2017, requête numéro 394651, Aubry-Dumont (AJDA 2017, p. 1469, concl. Domino ; Dr. adm. 2017, 34, note Camguilhem ; JCP A 2017, 2131, note Pauliat : Une solution identique a été retenue dans une affaire où une défaillance des services de contrôle aux frontières avait conduit au départ d’une mineure en Syrie où elle avait rejoint les rangs de l’organisation terroriste « Etat islamique ». Dans cette affaire, c’est probablement la proximité des activités en cause avec les activités de police qui a conduit à l’exigence d’une faute simple. Si l’Etat a été condamné en l’espèce, la faute simple n’avait pas été retenue dans une affaire antérieure (CE, 9 décembre 2015, requête numéro 386817, Ali-Mehenni : AJDA 2016, p. 332, concl. Domino ; JCP A 2015, act. 1074, obs. Erstein).
§III- Responsabilité sans faute
L’étude de la jurisprudence permet de distinguer deux grandes catégories de régimes de responsabilité sans faute, en fonction des conditions exigées par les juges pour déclencher leur engagement.
Dans certains cas, c’est l’intensité du risque créé par l’administration résultant de l’activité à l’origine du dommage, qui conditionne l’engagement de sa responsabilité.
Dans d’autres hypothèses, c’est la nature des dommages subis par les victimes qui justifient l’engagement de la responsabilité administrative. Plus précisément, lorsque l’activité de l’administration ne présente pas de risque particulier, le principe d’égalité devant les charges publiques impose de réparer les dommages subis par certaines catégories de victimes.
I- Responsabilité pour risque
L’engagement de le responsabilité sans faute pour risque de l’administration est possible dans deux hypothèses : lorsqu’elle utilise des choses dangereuses ou lorsqu’elle fait usage de méthodes dangereuses.
A- Choses dangereuses
La notion de chose dangereuse est apparue à l’occasion de l’arrêt du Conseil d’Etat du 28 mars 1919 Regnault-Desroziers (Rec. p.329 ; RDP 1919, p. 239, concl. Corneille ; S. 1919, III, p. 25, note Hauriou).
Suite à l’explosion d’un fort, les ayants droit des victimes avaient demandé réparation à l’Etat. En l’espèce il était reproché à l’autorité militaire d’avoir entreposé dans des conditions d’organisation sommaires des munitions en centre-ville. Toutefois, une faute n’est pas retenue, les circonstances de guerre ayant un effet exonératoire. Cependant, les juges estiment que ces opérations « comportaient des risques excédant les limites de ceux qui résultent normalement du voisinage et que de tels risques étaient de nature, en cas d’accident … à engager indépendamment de toute faute la responsabilité de l’Etat ».
Par conséquent, ce qui déclenche la responsabilité de l’administration, dans cette affaire, c’est le fait qu’elle ait soumis des tiers à des risques excédant ceux qui sont normalement inhérents à un type d’activité donné. En effet, si les munitions avaient été stockées dans des conditions normales, seule la responsabilité pour faute de l’Etat aurait pu être recherchée.
Le même raisonnement se retrouve dans l’arrêt d’Assemblée Dalleau du 6 juillet 1973 (requête numéro 82406 : Rec. p. 482 ; D. 1973, p. 740, note Moderne ; JCP 1974, 17625, note Tedeschi). Si les usagers d’une voie publique se voient appliquer, en cas de dommage, un régime de présomption – l’administration pouvant s’exonérer de toute responsabilité en démontrant qu’elle a normalement entretenu l’ouvrage – ils bénéficient d’un régime de responsabilité sans faute dès lors que l’ouvrage en cause présente un caractère exceptionnellement dangereux. Cette reconnaissance est toutefois soumise à des conditions très strictes, et l’arrêt Dalleau demeure la seule illustration de cette jurisprudence (V. ainsi, refusant de qualifier d’ouvrage public exceptionnellement dangereux un passage à niveaux CE, 8 août 2008, requête numéro 290876, Choteau : AJDA 2008, p. 1965, concl. Thiellay – V. également à propos d’un cheminement piétonnier constitué par le tapis semi-rigide en matière synthétique posé sur le sable d’une plage CAA Marseille, 28 juin 2012, requête numéro 10MA00593, Brunet).
En revanche, les règles appliquées aux tiers victimes de dommages occasionnés par l’utilisation, par les services de police, d’armes et d’engins « comportant des risques exceptionnels pour les personnes et pour les biens » ont vocation à s’appliquer de manière plus fréquente (CE Ass., 24 juin 1949, Lecomte : Rec. p. 307 ; JCP 1949, 5092, concl. Barbet, note George ; RDP 1949, p. 583, note Waline)
Cependant l’existence de ces risques « exceptionnels » ne suffit pas à engager à elle seule la responsabilité de l’Etat. Il est également nécessaire que « les dommages subis dans de telles circonstances excèdent, par leur gravité, les charges qui doivent être normalement supportées par les particuliers en contrepartie des avantages résultant de l’existence de ce service public ». L’existence de cette condition restrictive paraît s’expliquer par le fait que les juges considèrent systématiquement que toutes les armes présentent de tels risques exceptionnels, ce qui évite, en cas de dommage, l’engagement automatique de la responsabilité de l’administration.
B- Méthodes dangereuses
La responsabilité pour risque du fait du l’utilisation de choses dangereuses a été étendue aux méthodes dites « dangereuses » par l’arrêt de Section Thouzellier du 3 février 1956 (Rec. p. 49 ; D. 1956, jurispr. p. 597, note Auby ; JCP G 1956, II, 9608, note Lévy ; RDP 1956, p. 854, note Waline ; AJDA 1956, p. 51, note Bénoit). Dans cette affaire les juges appliquent un régime de responsabilité sans faute pour la réparation des dommages causés par les pensionnaires de certains établissements d’éducation surveillée pratiquant des méthodes libérales de rééducation en milieu semi-ouvert.
La jurisprudence relative aux méthodes dangereuses concerne également les victimes de dommages occasionnés par les malades mentaux qui bénéficient de méthodes thérapeutiques libérales, c’est-à-dire les malades qui sont juridiquement internés sans pour autant entre enfermés (CE, 13 juillet 1967, requête numéro 65735, Département de la Moselle : Rec. p. 341 ; D. 1967, jurispr. p. 675, note Moderne ; RDP 1968, p. 391, note Waline : AJDA 1968, p. 419, note Moreau).
Exemple :
– CE, 13 mai 1987, Piollet et Anson, requête numéro 49199 (Rec. p. 172 ; AJDA 1987, p. 459, chron. Azibert et de Boisdeffre ; D. 1988, jurispr. p. 163, obs. Moderne et Bon) : le Conseil d’Etat précise que le placement familial surveillé fait partie des traitements propres à assurer la réadaptation progressive des malades mentaux à des conditions normales de vie. Si, durant le temps où cette méthode thérapeutique est appliquée, les malades restent sous la responsabilité de l’hôpital, cette méthode crée un risque spécial pour les tiers qui ne bénéficient plus des garanties inhérentes aux habituelles méthodes d’internement. La responsabilité de l’hôpital se trouve en conséquence engagée, même sans faute de sa part, pour les dommages que cause aux tiers un malade placé sous ce régime.
Une solution identique est appliquée en cas de dommages occasionnés par des détenus bénéficiant d’un régime de détention aménagée qui les amène à quitter la prison durant l’exécution de leur peine.
Exemple :
– CE Sect., 29 avril 1987, requête numéro 61015, Banque populaire de la région économique de Strasbourg (Rec. p .58 ; AJDA 1987, p. 454, chron. Azibert et de Boisdeffre ; D. 1988, somm. comm. p. 60, obs. Moderne et Bon ; RFDA 1987, p. 831, concl. Vigouroux) : les juges précisent que les mesures de libération conditionnelle, de permission de sortie et de semi-liberté constituent des modalités d’exécution des peines qui ont été instituées à des fins d’intérêt général et qui créent, lorsqu’elles sont utilisées, un risque spécial pour les tiers susceptible d’engager, même en l’absence de faute, la responsabilité de l’Etat.
On retrouve, dans toutes ces affaires où il est question de risque comme condition d’engagement de la responsabilité des personnes publiques, la même logique que dans la jurisprudence Regnault-Desroziers : l’utilisation de méthodes libérales n’est pas en principe fautive sauf, par exemple, si une faute de diagnostic permet de faire bénéficier un malade dangereux d’une méthode libérale de traitement. L’absence de faute s’explique, dans tous les cas, par le fait que les méthodes employées sont censées être bénéfiques, non seulement pour le mineur, le malade ou le détenu qui en est le destinataire, mais également pour la société qui tirerait un bénéfice de leur réinsertion. Toutefois, ces méthodes créent un risque spécial de dommage pour les tiers qui y sont exposés, c’est-à-dire un risque supérieur à celui qui aurait existé si le mineur dangereux, le malade ou le détenu étaient demeurés enfermés, ce qui justifie l’engagement de la responsabilité sans faute de l’administration.
Cette jurisprudence appelle deux observations complémentaires.
D’une part, en toute logique, seuls les tiers peuvent bénéficier de ce régime, puisque les usagers sont censés avoir accepté les risques présentés par le service. Ce principe ne connaît qu’une exception en application de la solution dégagée par la cour administrative d’appel de Lyon dans l’arrêt Gomez du 21 décembre 1990 (requête numéro 89LY01742 : Rec. p. 498 ; AJDA 1991, p. 126, chron. Jouguelet et Loloum ; D. 1991, somm. comm. p. 292, obs. Bon et Terneyre ; Gaz. Pal. 21 juillet 1991, p. 258, note Medouze ; RFDA 1991, p. 466, obs. C.B.). Dans cette affaire, la cour fait bénéficier un patient d’un régime de responsabilité sans faute dans le cas d’un dommage lié à l’emploi d’une méthode thérapeutique nouvelle. Dans un tel cas, ce sont les risques spéciaux liés à la nouveauté de cette méthode qui justifient la solution retenue.
D’autre part, il convient de relever que la seule condition d’engagement de la responsabilité sans faute, du point de vue du fait générateur, tient à l’exigence d’un risque spécial. En revanche, aucune condition n’est exigée du point de vue de la gravité des dommages subis. Ici encore, cependant, l’arrêt Gomez fait exception à la règle, puisque dans cet arrêt il est exigé, en plus de l’existence d’un risque spécial, un dommage « exceptionnel et anormalement grave ». Le fait que ces conditions soient plus restrictives paraît pouvoir être expliqué par la qualité d’usager de la victime qui ne saurait bénéficier d’un régime aussi avantageux que celui appliqué aux tiers.
II- Responsabilité pour rupture de l’égalité devant les charges publiques
Le fait générateur de ce type de responsabilité sans faute n’est pas constitué par l’existence d’un risque d’une intensité particulière, mais par la survenance d’un dommage qui doit présenter, dans certaines hypothèses, des caractéristiques particulières. L’engagement de la responsabilité sans faute de l’administration permet alors de rétablir l’égalité entre la victime et le reste de la population.
On se situe ici plus dans une logique de garantie sociale que dans une logique de responsabilité, puisqu’il ne s’agit plus de savoir qui de la victime ou de l’auteur du dommage devra supporter la charge de la dette. C’est pour cette raison que c’est parfois le législateur qui va intervenir en vue de rétablir l’égalité devant les charges publiques, comme on pourra l’observer dans différentes hypothèses.
Il est primordial d’insister sur le fait que certains des arrêts relevant de ce type de responsabilité sans faute se réfèrent pourtant à un risque. Toutefois, il s’agit toujours, dans de tels cas, non pas de risques spéciaux mais de risques inhérents à un type d’activité donné. En outre, dans de telles affaires, il est question non pas de l’intensité du risque – qui le distingue du risque inhérent à un type d’activité donnée – mais seulement de la réalisation de ce risque, c’est-à-dire d’un dommage.
Relèvent également de ce type de responsabilité sans faute les hypothèses de responsabilité du fait de la garde des choses. Enfin, est concernée la responsabilité du fait des décisions administratives régulières et la responsabilité du fait des lois et des normes internationales.
A- Réalisation de risques inhérents à certaines activités administratives
Certains risques inhérents à l’activité administrative permettent d’engager la responsabilité de l’administration lorsqu’ils se réalisent. Cette hypothèse s’applique aux victimes qui ont été placées dans des situations dangereuses, aux victimes d’attroupements et de rassemblements, aux collaborateurs des services publics, aux tiers victimes de dommages de travaux publics et à certaines victimes de l’activité des établissements hospitaliers et de transfusion sanguine.
1° Situations dangereuses
Alors que la jurisprudence consacrée aux choses et aux méthodes dangereuses relève clairement de la responsabilité pour risque, celle relative aux situations dangereuses doit être classée parmi les hypothèses de responsabilité sans faute objective.
En effet, dans ce cas, ce qui conditionne l’engagement de la responsabilité de l’administration, ce n’est pas, comme dans les hypothèses susvisées, le fait que la victime a été soumise à un risque d’intensité supérieure à celui normalement inhérent à un type d’activité donné. En d’autres termes, la réparation n’est pas accordée en raison des risques spécifiques présentés par une méthode particulière d’accomplissement d’une activité donnée, mais parce que le risque, précisément circonscrit, est susceptible d’occasionner, en se réalisant, des dommages particulièrement graves.
Exemples :
– CE, 6 novembre 1968, Dame Saulze (requête numéro 72636 : Rec. p. 550 ; AJDA 1969, p. 287, chron. Dewost et Denoix de Saint Marc ; RDP 1969, p. 505, concl. Bertrand, note Waline Rev. adm. 1968, p. 174, note Chaudet) : dans le cas d’une épidémie de rubéole, le fait pour une institutrice en Etat de grossesse d’être exposée en permanence aux dangers de la contagion comporte pour l’enfant à naître un risque spécial et anormal qui, lorsqu’il entraîne des dommages graves pour la victime, est de nature à engager au profit de celle-ci la responsabilité de l’Etat.
-CE Sect., 19 octobre 1962, Perruche (Rec. p. 555 ; AJDA 1962, p. 668, chron. Gentot et Fourré) : le Consul de France à Séoul a droit à réparation du pillage de ses biens par les troupes nord-coréennes à raison du fait que le gouvernement l’a placé « dans une situation qui comportait des risques exceptionnels pour sa personne comme pour ses biens ».
– TA Versailles, 3 juillet 1997, Cohen (LPA, 5 septembre 1997, n° 107, note Lemoyne de Forges) : le fait pour un chirurgien d’être exposé dans l’accomplissement de sa fonction exercée dans l’intérêt de la santé publique et selon les règles définies par l’Etat au danger de la contamination par le syndrome de l’immunodéficience humaine constitue un risque anormal et spécial qui, lorsqu’il entraîne des dommages graves pour la victime, est de nature à engager au profit de celle-ci la responsabilité de l’Etat.
Certains régimes législatifs de responsabilité peuvent être rattachées à cette hypothèse. Tel est cas particulièrement de celui dont relèvent les victimes d’essais nucléaires (L. n°2010-2, 5 janvier 2010).
2° Collaborateurs des services publics
La jurisprudence relative aux collaborateurs de l’administration a pour origine l’arrêt du Conseil d’Etat Cames du 21 juin 1895 (Rec. p.509, concl. Romieu ; D. 1896, III, p.65, concl. Romieu ; S. 1897, III, p.33, concl. Romieu, note Hauriou). En l’espèce, le Conseil d’Etat était saisi d’une demande de réparation exercée par un ouvrier employé par l’Etat suite à un accident survenu dans un arsenal en l’absence de toute faute. Le Conseil d’Etat accepte néanmoins de condamner l’Etat, sans même se référer à la gravité des dommages subis. En d’autres termes, le fait que des agents publics soient soumis à des risques professionnels, inhérents à leur activité, justifie à lui seul la condamnation de l’administration en cas de dommages.
Le développement des systèmes de couverture sociale a pratiquement vidé de son intérêt cette jurisprudence jusqu’à l’arrêt d’Assemblée du 22 novembre 1946 Commune de Saint-Priest-la-plaine (Rec. p. 279 ; D. 1947, p.375, note Blavoet ; S. 1947, III, p.105, note Bénoit.- V. également CE, 30 avril 2004, requête numéro 244143, Perroud).
Cet arrêt fait bénéficier d’un régime de responsabilité sans faute les collaborateurs occasionnels de l’administration. En l’espèce, deux bénévoles avaient été blessés après avoir accepté à la demande du maire de tirer un feu d’artifice à l’occasion d’une fête locale, ce qui en faisait des collaborateurs du service public.
Par la suite, le Conseil d’Etat a également appliqué cette solution, qui était jusqu’alors réservée aux collaborateurs sollicités (V. par exemple CAA Paris, 27 juin 2005, requête numéro 01PA00620, Commune de Jouy-le-Moutier), aux collaborateurs spontanés de l’administration.
Exemple :
– CE Sect., 25 septembre 1970, requête numéro 73707, requête numéro 73727, Commune de Batz-sur-mer (Rec. p. 540 ; AJDA 1971, p. 37, chron. Labetoulle et Cabannes ; D. 1971, jurispr. p. 55, concl. Morizot ; JCP G 1970, II, 16525, note X ; RTDSS 1971, p. 294, note Dubouis) : est un collaborateur occasionnel du service public de secours un individu qui a péri en tentant de porter secours à des personnes en danger de noyade en mer, alors même que son intervention était spontanée.
L’intervention doit cependant être justifiée par une « urgente nécessité ».
Exemple :
– CE, 12 novembre 2007, requête numéro 06MA00829,Mme. Odile X. : en tentant de porter secours à son fils qui, venant de tomber du sommet d’une barre rocheuse, était accroché à la paroi les pieds dans le vide, et alors qu’il y avait une urgente nécessité d’agir, le requérant s’est comporté en collaborateur bénévole du service public de secours qui incombait à la commune.
Une difficulté se pose lorsque le collaborateur occasionnel est titulaire d’un contrat de travail et qu’il est susceptible de se voir ouvrir un droit à réparation en application du régime de couverture des risques professionnels dont il bénéficie. Dans ce cas, pour éviter une double indemnisation, il a le droit, comme le cas échéant ses ayants cause, à être indemnisé, par la collectivité publique ayant bénéficié de son concours, du préjudice subi, seulement dans la mesure où ce préjudice n’a pas été réparé par son employeur ou par son régime de couverture des risques professionnels (CE, 12 octobre 2009, requête numéro 297075, Chevillard et Consorts Bancherelle : Rec. p. 387 ; AJDA 2009, p. 2170, chron. Liéber et Botteghi ; Dr. adm. 2009, 170, note Melleray ; JCP A 2009, 2306, note Idoux ; RD transp. 2011. 228, obs. Carré ; RFDA 2010, p. 410, note Lemaire). Etait concerné dans cette affaire un pilote d’hélicoptère qui avait participé à une opération de secours en mer après avoir été envoyé sur les lieux par une entreprise privée qui relayait une demande de secours des pouvoirs publics.
3° Victimes de rassemblements et d’attroupements
La loi du 16 avril 1914 a créé un régime de responsabilité sans faute, sur le fondement de la notion de « risque social » au bénéfice des victimes de dommages occasionnés lors de rassemblements et d’attroupements. En application de ce texte, c’est la responsabilité de plein droit des communes qui devait être recherchée devant le juge judiciaire.
La loi n°83-8 du 7 janvier 1983 a ensuite transféré la charge de la responsabilité sur l’Etat, et la loi n°86-29 du 9 janvier 1986 a prévu la compétence du juge administratif pour connaître des litiges occasionnés par des rassemblements ou des attroupements.
Ces textes ont été codifiés à l’article L. 2216-3 du Code général des collectivités territoriales qui prévoit que « l’Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens ». Le même texte précise que l’Etat peut exercer une action récursoire contre la commune lorsque la responsabilité de celle-ci se trouve engagée.
Sont réparables tous les dommages matériels ainsi que ceux qui ont le caractère d’un préjudice commercial résultant d’une perte de recettes d’exploitation (CE, 15 juin 2001, requête numéro 215435, SNCF : Rec. p. 272).
La mise en œuvre de la responsabilité sans faute de l’administration est conditionnée par le respect de plusieurs conditions.
Tout d’abord, le dommage dont il est demandé réparation doit être en relation avec un rassemblement ou un attroupement précisément identifié et agissant de façon spontanée.
Exemple :
– CE Sect., 29 décembre 2000, requête numéro 188974, Assurances générales de France (AJDA 2001, p. 164, chron. Guyomar et Collin ; D. 2002, somm. 527, obs. de Béchillon ; LPA 2002, n°164, p.8, note Guettier) : des jeunes gens se sont regroupés dans un quartier de Meaux à la suite du décès accidentel d’un jeune homme poursuivi par la police et ont procédé, après ce rassemblement, à diverses destructions et dégradations de bâtiments publics. Les dommages ainsi causés ont résulté de délits commis à force ouverte contre des biens. Ces actes doivent être regardés comme étant le fait d’un attroupement ou d’un rassemblement.
– TA Grenoble, 9 février 1996, Société Le Fourgan Dauphinois Bellier (Gaz. Pal. 1996, 2, somm. p. 76) : doit être rejetée la requête d’une société qui ne précise pas l’implantation, la nature, les conditions de formation et la durée des barrages routiers à l’origine de son préjudice, et est dépourvue des précisions permettant au tribunal d’apprécier l’existence d’attroupements et le lien éventuel entre ces attroupements et les préjudices qu’elle a subis.
– CAA Bordeaux, 10 juillet 2007, requête numéro 05BX01097, Dornbusch c. Garde des Sceaux, ministre de la Justice (AJDA 2007, p. 1999 et 2008, p.367, note Arbousset ; JCPA 2007, 2257, chron. Garrido) : l’émeute de détenus au sein d’une maison centrale a revêtu le caractère d’un mouvement général, spontané et violent au cours duquel ont notamment été incendiés des ateliers de travail.
– CE, 11 juillet 2011, requête numéro 331669, Société mutuelle d’assurances des collectivités locales (JCP 2010, 2323, obs. Pacteau) : ne peuvent être regardés comme résultant d’attroupements qui engagent la responsabilité de l’Etat, des dommages résultant de la destruction d’un gymnase causée par l’embrasement d’une voiture bélier qui en avait forcé l’accès, les agissements à l’origine des dommages en cause ayant été commis selon des méthodes révélant leur caractère prémédité et organisé.
– CE, 30 décembre 2016, requête numéro 386536, Société Covéa risks : un rassemblement d’une foule très hostile à la suite du décès de deux adolescents ayant péri dans une collision avec un véhicule de police est suivi du déplacement de plusieurs centaines de personnes vers l’endroit où les corps avaient été déposés puis dans une avenue de la commune où un garage a été incendié. Bien que, d’une part, les auteurs des dégradations aient utilisé des moyens de communication ainsi que des cocktails Molotov et des battes de base-ball et qu’ils aient formé des groupes mobiles, et alors que, d’autre part, un restaurant de la même commune avait fait l’objet d’une attaque une heure avant le décès des deux adolescents, cet incendie a été le fait d’un attroupement ou rassemblement dès lors qu’il a été provoqué par des personnes qui étaient au nombre de celles qui s’étaient spontanément rassemblées, peu de temps auparavant, pour manifester leur émotion après le décès des deux adolescents et que l’attaque du restaurant était sans rapport avec cette manifestation.
–CE, 30 décembre 2016, requête numéro 389835, Société Generali IARD et a. : un délit d’entrave à la circulation, consistant dans le blocage de l’accès à une plateforme d’approvisionnement des magasins de grande distribution d’une société dans une commune, commis par un groupe de producteurs de lait qui s’était constitué et organisé à seule fin de le commettre à l’aide de moyens matériels révèle une action préméditée. Les dommages dont il est demandé réparation ne peuvent donc être regardés comme résultant d’attroupements qui engagent la responsabilité de l’Etat.
Il est nécessaire, ensuite, que les actes à l’origine des dommages soient constitutifs de crimes ou de délits.
Exemple :
-TA Dijon, 20 août 1991, requête numéro 893005, Société des autoroutes Paris-Rhin-Rhône : des camionneurs, qui dressent des barrages sur une autoroute avec leurs véhicules, font obstacle à la circulation et commettent un délit prévu par l’article L. 7 du Code de la route. Par suite, l’Etat doit être condamné à indemniser le concessionnaire de l’autoroute de la perte de recettes d’exploitation subie par lui.
Enfin, les dommages dont il est demandé réparation doivent être la conséquence directe et certaine de ces crimes ou délits.
Exemple :
– CAA Marseille, 27 février 2007, requête numéro 05MA01397, Société Sofiran : dans la mesure où la société requérante, détentrice de la majorité du capital social de la Société BDA, soutient que les préjudices qu’elle invoque trouvent leur origine dans l’occupation des locaux du fonds de commerce acquis par la seule Société BDA, ces préjudices, à les supposer établis, n’ont pu résulter que des liens juridiques existant entre ces deux sociétés et ne sauraient dès lors être regardés comme procédant directement de cette occupation.
4° Dommages de travaux publics subis par des tiers
La présence ou le fonctionnement d’ouvrages publics est susceptible d’occasionner des dommages aux tiers qui peuvent obtenir leur réparation sans avoir à démontrer qu’une faute a été commise par l’administration.
L’engagement de la responsabilité de la personne publique poursuivie est seulement conditionné par le caractère anormal et spécial des dommages subis, ce qui donne lieu à une jurisprudence assez casuistique.
Exemples :
– CAA Nancy, 19 mars 2007, requête numéro 05NC01521, Schwarz et a.: un chenil construit par la fourrière municipale d’une commune constitue un ouvrage public à l’égard duquel les requérants, victimes de nuisances sonores occasionnés par les cris continuels des chiens hébergés dans l’établissement, ont la qualité de tiers. Le préjudice dont ils se plaignent est la conséquence directe du fonctionnement de cet ouvrage et présente un caractère anormal et spécial sans que la commune soit fondée à opposer le classement des terrains concernés en zone naturelle par le plan d’occupation des sols, rendu public, puis approuvé, postérieurement à la construction de leur habitation par les requérants.
– CAA Douai, 29 décembre 2006, requête numéro 05DA01477, Epoux Giard : depuis la construction d’un parking les requérants sont privés du caractère agréable du lotissement où ils habitent qui résultait de la présence d’un espace vert. Ils supportent, par ailleurs, les inconvénients liés au voisinage d’un parking qui, au-delà de son aspect inesthétique, engendre des nuisances liées à son utilisation et tenant aux allées et venues des véhicules et de leurs occupants. Ainsi, le dommage subi par les requérants présente un caractère anormal et spécial.
Il faut également relever que les allongements de parcours, occasionnés par la présence d’un ouvrage public nouvellement édifié, ne sont pas en principe considérés comme constituant un préjudice réparable (CE, 11 février 1991, requête numéro 90975, SCI Croix d’Argent : RDI 1991, p. 220, obs. Llorens et Terneyre). Il en va autrement, cependant, si la gêne occasionnée au requérant est importante.
Exemple :
– CE, 22 octobre 2003, requête numéro 217493, EDF : un poste de transformation électrique construit par EDF sur un terrain, est enclavé dans les terres exploitées par les requérants et situé à 150 m des bâtiments de leur ferme et de leur maison d’habitation. Cet ouvrage, dont l’emprise au sol est de quatre hectares et dont la hauteur peut atteindre 60 mètres, oblige l’exploitant à prendre des précautions particulières contre d’éventuels accidents et à contourner les installations avec ses matériels agricoles. Par la gêne visuelle et par les troubles qu’elle induit dans les conditions d’exploitation de la ferme des requérants, la présence de cet ouvrage leur cause un préjudice anormal et spécial de nature à engager la responsabilité d’EDF.
Par ailleurs, il se pose assez fréquemment, en jurisprudence, la question de la détermination de la qualité de la victime. En effet, si les usagers relèvent d’un régime de présomption, l’administration arrivera très fréquemment à démontrer qu’aucun défaut d’entretien normal de l’ouvrage public ne saurait lui être reproché. Dans des situations où la qualité de la victime n’est pas évidente à déterminer, celles-ci auront donc tout intérêt à invoquer un statut de tiers par rapport à l’ouvrage public, de manière à se voir appliquer un régime de responsabilité sans faute.
Exemple :
– CAA Lyon, 24 décembre 2007, requête numéro 04LY01175, Ministre de l’Ecologie, du Développement, et de l’Aménagement durables (AJDA 2008, p. 606) : l’usager d’une voie publique qui s’engage sur une autre voie à une intersection que celui qui s’apprête à cette manœuvre en s’assurant notamment de la possibilité de l’effectuer sans risque, compte tenu de la visibilité d’ensemble de la circulation, doit être considéré à cet instant, non pas comme un tiers, mais comme un usager des deux voies de l’intersection. Ainsi, la victime, dont le véhicule a été percuté alors qu’elle franchissait la route nationale pour partir sur sa gauche et qui s’était engagée sur cette voie après avoir marqué un arrêt obligatoire au débouché de la voie communale, doit être regardée comme usager de cette intersection de voies.
5° Activités des établissements hospitaliers
A l’occasion de l’arrêt d’Assemblée Bianchi du 9 avril 1993, le Conseil d’Etat a décidé que « lorsqu’un acte médical nécessaire au diagnostic ou au traitement du malade présente un risque dont l’existence est connue mais dont la réalisation est exceptionnelle et dont aucune raison ne permet de penser que le patient y soit particulièrement exposé, la responsabilité du service public hospitalier est engagée si l’exécution de cet acte est la cause directe de dommages sans rapport avec l’état initial du patient comme avec l’évolution prévisible de cet Etat, et présentant un caractère d’extrême gravité » (requête numéro 69336 : Rec. p. 127, concl. Daël ; RFDA 1993, p. 573, concl. Daël ; AJDA 1993, p. 344, chron. Maugüé et Touvet ; D. 1994, somm. comm. p. 65, obs. Bon et Terneyre ; JCP 1993, II, 22061, note Moreau ; RDP 1993, p. 1099, note Paillet ; Rev. Adm. 1993, p. 561, note Fraissex).
Dans cette affaire, la victime avait subi une artériographie vertébrale, qui constitue un acte médical courant. Cependant, comme tout acte médical, celui-ci présente un aléa : on sait que dans environ 0,0003% des cas, le patient va subir de graves dommages, ce qui était le cas en l’espèce.
Dans de telles hypothèses, la responsabilité pour faute est nécessairement exclue. Il n’y a pas lieu non plus de faire jouer la responsabilité sans faute pour risque, dans la mesure où le risque n’est pas lié à l’emploi d’une méthode particulière créant un risque spécial. C’est donc la situation particulière de la victime, la volonté de ne pas laisser le dommage subi sans réparation, qui justifient l’engagement de la responsabilité de l’établissement hospitalier
Cette jurisprudence, qui ne pouvait bénéficier qu’à une dizaine de personnes par an, a ensuite été étendue aux victimes d’autres dommages présentant les caractéristiques visées par l’arrêt Bianchi. C’est notamment le cas des victimes d’anesthésies générales, y compris dans les hypothèses où l’opération pratiquée n’a pas de visée thérapeutique (CE Sect., 3 novembre 1997, requête numéro 153686, Hôpital Joseph Imbert d’Arles : AJDA 1997, p. 1016, chron. Girardot et Raynaud ; RFDA 1998, p. 90, concl. Pécresse ; RDSS 1998, p. 519, note Clément ; JCP G 1998, II, 10016, note Moreau).
Cette jurisprudence a été remise en cause par la loi n°2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé qui a instauré un régime spécial d’indemnisation des conséquences des accidents médicaux et aléas thérapeutiques fondé sur la solidarité nationale. Cependant, pour les faits antérieurs au 5 septembre 2001, le juge applique toujours la jurisprudence Bianchi (V. par exemple CE, 19 mars 2010, requête numéro 313457, Ancey : AJDA 2010, p. 586, note Royer ; JCPA 2010, 1316, note Lantero).
Ce type de mécanisme de responsabilité sans faute, fondé sur la notion de garantie sociale, mais également – parfois – sur une volonté inavouée de limiter la réparation des préjudices subis par les administrés, connaît d’autres illustrations. On peut citer ici la loi n°64-643 du 1er juillet 1964 concernant les dommages dus aux accidents vaccinatoires. On doit aussi mentionner la loi n°91-1406 du 31 décembre 1991 dont l’article 47 crée un fonds d’indemnisation au profit des victimes de préjudices résultant de la contamination par le virus du SIDA causée par une transfusion de produits sanguins ou une injection de produits dérivés du sang. Mentionnons également la loi n°2000-1257 du 23 décembre 2002 qui crée le fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante ou encore – dans un autre domaine que celui de la santé – la loi n°86-1020 du 9 septembre 1986 qui crée le fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme
B- Responsabilité du fait de la garde des choses ou des personnes
Alors que l’arrêt Bianchi concernait des risques exceptionnels, certaines victimes de risques sériels, c’est-à-dire de risques statistiquement élevés, ont également bénéficié d’un régime de responsabilité sans faute objective en application de la solution dégagée par les arrêts d’Assemblée du 26 mai 1995, N’Guyen Jouan et Pavan (requête numéro 143238, requête numéro 143673, requête numéro 151798 : Rec. p. 221 ; AJDA 1995, p. 508, chron. Stahl et Chauvaux ; JCP 1995, 22467, note Moreau ; LPA 17 mai 1996, p. 12, note Mallol ; LPA 31 mai 1996, p. 21, note Cartron ; Quot. Jur. 26 octobre 1995, p. 25, note Deguergue ; RDP 1995, p. 1609, note de Lajartre ; RFDA 1995, p. 748, concl. Daël ; EDCE 1996, n°47, p. 373). Cette solution est réservée aux victimes du sida ou de l’hépatite C contaminées par des produits sanguins non chauffés, à une époque où les risques de contamination présentaient un caractère sériel.
Dans ces arrêts, les juges relèvent « qu’eu égard tant à la mission qui leur est … confiée par la loi qu’aux risques que présente la fourniture de produits sanguins, les centres de transfusion sont responsables, même en l’absence de faute, des conséquences dommageables de la mauvaise qualité des produits fournis ». C’est donc une véritable responsabilité de plein droit du fait des choses que l’on a sous sa garde qu’institue le Conseil d’Etat.
Il faut également relever que pour les victimes de la contamination par le virus du sida, la loi n°91-1406 du 31 décembre 1991 a créé un fonds d’indemnisation. Par la suite la loi n°2004-809 du 13 août 2004 a modifié l’article L. 3122-1 du Code de santé publique qui prévoit désormais une indemnisation par l’ONIAM. Toutefois, l’existence de ce fonds ne constitue pas un obstacle à la saisine du juge administratif en vue de l’obtention d’éventuels compléments d’indemnisation. Enfin, la loi n°2008-1330 du 17 décembre 2008 permet également aux personnes contaminées par l’hépatite C d’être indemnisées par l’ONIAM (Code de la santé publique, art. L. 1221-14).
L’idée de garde de la chose est également présente dans la jurisprudence consacrée aux dommages occasionnés pour les usagers par la défaillance des produits et appareils de santé que les établissements hospitaliers utilisent (CE, 9 juillet 2003, requête numéro 220437, Assistance publique – Hôpitaux de Paris c. Marzouk : Rec. p. 338 ; JCP A 2003, 1897, note Chavrier ; AJDA 2003, p. 1946, note Deguergue). Cette jurisprudence a été reconnue conforme à la directive n° 85/374/CEE du 25 juillet 1985 relative à la responsabilité du fait des produits défectueux (CJUE, 21 décembre 2011, affaire numéro C-495/10, Centre hospitalier universitaire de Besançon c. Dutrueux : JCP A 2012, 2078, note Oberdorff ; AJDA 2012, p. 36, chron. Aubert, Broussy et Donnat ; D. 2012, p. 926, note Borghetti ; Europe 2012, 100, note Larché) ce qui a permis au Conseil d’Etat de la maintenir (CE, 12 mars 2012, requête numéro 327449, Centre hospitalier universitaire de Besançon : AJDA 2012, p. 1665, note Belrhali-Bernard ; D. 2013, p. 40, obs. Brun et Gout ; JCP G 2012, 623, note Tifine ; RFDA 2012, p. 961, obs. Mayeur-Carpentier, Clément-Wilz et Martucci ; RDSS 2012, p. 716, note Peigné ; RTDE 2012, p. 925, obs. Ritleng.- V. également CE, 25 juillet 2013, requête numéro 339922, Falempin : JCP G 2013, 1079, note Paillard ; JCP G 2014, 568, note Bloch ; D. 2013, p. 2433, note Bacache ; D. 2014, p. 55, obs. Gout ; RTD civ. 2014, p. 134, obs. Jourdain.). Dans l’hypothèse où la responsabilité sans faute d’un établissement de santé est engagée, celui-ci a toutefois la possibilité d’exercer un recours en garantie à l’encontre du producteur sur le fondement des dispositions du Code civil transposant la directive. C’est le juge administratif qui est compétent pour connaître de cette action, dès lors qu’elle concerne un litige relatif au marché public conclu entre l’établissement de santé et le producteur du produit défectueux (TC, 11 avril 2016, requête numéro 4044, Centre Hospitalier de Chambéry).
Enfin, il existe des hypothèses de responsabilité sans faute du fait des personnes que l’on a sous sa garde. Si le Conseil d’Etat considère que l’Etat crée un risque spécial en mettant en œuvre des méthodes libérales de rééducation des mineurs délinquants, les juges ont longtemps refusé de faire bénéficier d’un même régime les victimes de dommages causés par des mineurs en danger placés au titre de l’assistance éducative (C. civ., art. 775 s.). Cette solution était logique : placer un mineur en danger – même s’il est fragilisé – ne créée aucun risque spécial de dommage, ce qui est le cas, en revanche, lorsqu’un mineur délinquant bénéficie d’une mesure de rééducation au lieu d’être enfermé. La preuve d’une faute était donc nécessaire lorsque le mineur était placé auprès d’une institution de droit public, relevant soit département soit de l’Etat, alors que la Cour de cassation avait admis, pour les structures éducatives privées, le principe d’une responsabilité de plein droit sur le fondement de la garde d’autrui (Cass. Ass. plén., 29 mars 1991, pourvoi numéro 89-15231, Blieck : JCP G 1991, II, 21673, concl. Doutenwille, note Ghestin ; D. 1991, p. 324, note Larroumet ; D. 1991, p. 157, note Viney ; Gaz. Pal. 1992, II, p. 513, note Chabas ; Defrénois 1991, p. 729, obs. Aubert ; RTD civ. 1991, p. 312, obs. Hauser et p. 541, obs. Jourdain).
Cette divergence a finalement conduit le Conseil d’Etat à reconnaître la responsabilité sans faute de l’Etat pour les dommages causés par les mineurs faisant l’objet d’une mesure d’assistance éducative (CE Sect., 11 février 2005, requête numéro 252169, GIE Axa Courtage : Rec. p. 45, concl. Devys ; AJDA 2005, p. 663, chron. Landais et Lenica ; BJCL 2005, p. 260, note Robineau-Israel et Vialettes ; JCP G 2005, II, 10070, concl.. Devys, note Rouault ; JCP A 2005, 1132, note Moreau ; RDSS 2005, p. 466, note Cristol ; RFDA 2005, p. 595, concl. Devys, note Bon). Cet arrêt emprunte au droit privé la notion de garde d’autrui, et ne se réfère plus à la notion de « méthode dangereuse », ce qui est logique dans la mesure où les mineurs qui font l’objet de ces mesures de placement ne sont pas censés être « dangereux ».
Les critères d’identification du gardien ont été précisés par le Conseil d’Etat à l’occasion de son arrêt du 13 février 2009, Département de Meurthe-et-Moselle (requête numéro 294265 : Rec. tables p. 632 ; JCP A 2009, act. 225 ; RDSS 2009, p.377, obs. Cristol) : sont concernées les décisions par lesquelles le juge des enfants confie la garde d’un mineur, dans le cadre d’une mesure d’assistance éducative à l’une des personnes mentionnées à l’article 375-3 du Code Civil, transférant à la personne qui en est chargée la responsabilité d’organiser, diriger et contrôler la vie du mineur. Le Conseil d’Etat a précisé que la responsabilité du gardien est engagée, même lorsque le placement est fait à la demande des parents (CE, 26 mai 2008, requête numéro 290495, Département des Côtes-d’Armor : AJDA 2008, p. 2081, note Fort). Il en va de même lorsque cette demande est faite par le président du conseil régional (CE, 1er juillet 2016, requête numéro 375076, Groupama Grand Est : AJDA 2016, p. 2292, note Camguilhem ; JCP A 2016, 2230, concl. Decout-Paolini, note Habchi ; JCP G 2016, 1114, note Perdrix).
Le Conseil d’Etat avait jugé que cette solution s’appliquait y compris lorsque le mineur ne se trouve pas au moment des faits sous la surveillance effective du gardien (CE, 17 décembre 2008, requête numéro 319782, Garde des Sceaux, Ministre de la Justice c. Lauze : Rec. p. 906 ; AJDA 2009, p. 661, concl. de Silva), et même lorsqu’il est momentanément hébergé chez ses parents (CE, 3 juin 2009, requête numéro 300924, Garde des Sceaux, ministre de la Justice c/ Société Gan assurances). Dans cette dernière affaire il a ainsi été jugé que dans le cas où le mineur a été confié à un service ou un établissement qui relève de son autorité, l’Etat est responsable « dès lors qu’aucune décision judiciaire n’a suspendu ou interrompu cette mission éducative ».
Ces deux solutions ont été en partie remises en cause par le Conseil d’Etat qui a considéré, dans un arrêt Groupama Grand Est du 1er juillet 2016, qu’est responsable celui qui assure « la prise en charge durable et globale du mineur » (CE, 1er juillet 2016, requête numéro 375076, Groupama Grand Est, préc.). L’existence d’une décision judiciaire de placement n’est donc plus le seul critère d’identification du gardien du mineur. Cet arrêt met en oeuvre un critère matériel dont l’utilisation s’avère beaucoup plus incertaine.
Exemple :
-Dans cette affaire les juges relèvent que les agissements délictueux du mineur avaient été commis à proximité du domicile de son père dans le Jura, alors qu’il était accueilli durant la semaine dans un centre de formation de la Haute-Saône et les samedis et dimanches par son père à son domicile. Les juges du fond en ont déduit que, intervenus alors que le mineur était sous la garde de l’un de ses parents, ils n’engageaient pas la responsabilité du département du Jura. Le Conseil d’Etat estime qu’en se fondant sur la seule circonstance que le mineur était accueilli en fin de semaine par son père pour en déduire que la responsabilité du département n’était pas engagée, sans rechercher si la décision par laquelle le président du conseil général avait décidé de le prendre en charge, formalisée dans des contrats de placement, avait eu pour effet de transférer au département la responsabilité d’organiser, diriger et contrôler sa vie pendant la durée de cette prise en charge, la cour a commis une erreur de droit.
Il faut noter également que la circonstance que la victime soit un usager, et non pas un tiers, ne fait pas obstacle à l’application du régime de responsabilité sans faute du fait des dommages causés par des mineurs placés (CE, 13 novembre 2009, requête numéro 306517, Ministre de la Justice : JCP A 2010, 2033, concl. de Silva, note Albert ; JCP G 2010, 32, note Van Lang ; RDSS 2010, p.141, note Cristol). Cette responsabilité demeure encourue même si le juge avait formulé le souhait que l’enfant soit placé dans un foyer privé désigné par sa décision (CE, 13 févier 2009, requête numéro 294265 : D. 2009, p. 631 ; JCP G 2009, 10059, note Tifine ; RTD civ. 2009, p. 314, obs. Hauser). Il faut aussi préciser que la responsabilité du gardien peut également être engagée à l’égard de la personne auprès de laquelle le mineur a été placé par le département. Tel est le cas dans une affaire où la garde de mineurs avait été confiée au département, qui les a ensuite placés dans une fondation, qui assurait leur prise en charge en qualité de participante à l’exécution du service public de l’aide sociale à l’enfance (CE, 19 juin 2015, requête numéro 378293, Département des Bouches-du-Rhône : JCP A 2015, 2301, concl. Daumas).
Cette innovation jurisprudentielle a conduit le Conseil d’Etat à modifier les règles applicables à la responsabilité de l’Etat du fait des mineurs délinquants, en intégrant la notion de garde d’autrui tout en en conservant la possibilité d’engager la responsabilité sans faute de l’Etat pour le risque spécial occasionné par lui (CE Sect., 1er février 2006, requête numéro 268147, Garde des Sceaux, ministre de la Justice c/ MAIF, préc.- V. également (CE, 17 février 2012, requête numéro 334766, Société MAAF Assurances ; Rec. p. 51 ; JCP G 2012, act. 256, obs. Touzeil-Divina). La même solution s’applique pour la réparation des dommages occasionnés aux tiers lorsque, au cours d’une phase d’instruction d’une infraction mettant en cause un mineur et en dépit des risques découlant du comportement délictueux antérieur de l’intéressé, le juge d’instruction ou des enfants a décidé, plutôt que de mettre en œuvre les mesures de contrainte prévues à l’article 11 de l’ordonnance de 1945, de confier, par une mesure de placement, la garde du mineur à une personne digne de confiance (CE, 26 juillet 2007, requête numéro 292391, Ministre de la Justice c. Jaffuer : AJDA 2008, p.101, note Chalus). La même décision précise que les grands-parents du mineur doivent être regardés comme ayant la qualité de personnes dignes de confiance au sens des dispositions de l’article 10 de l’ordonnance du 2 février 1945, alors même que ceux-ci ne sont pas liés avec l’Etat par une convention spécifique, une habilitation ou un agrément particulier. En revanche, cette solution demeure réservée aux tiers victimes de dommages. Ainsi, un mineur victime d’une agression perpétrée par un autre mineur accueilli comme lui dans un lieu de vie et d’accueil en vue de son insertion sociale est un usager du service public de la justice qui a décidé d’un tel placement et il ne peut donc bénéficier du régime de responsabilité sans faute de l’Etat (CE, 17 décembre 2010, requête numéro 334797, Garde des Sceaux : Dr. adm. 2011, 43, note Pauliat).
C- Responsabilité du fait des décisions administratives régulières
Il est nécessaire de déterminer la nature des décisions administratives régulières pouvant permettre l’engagement de la responsabilité sans faute de l’administration avant de définir les conditions de cet engagement.
1° Nature des décisions susceptibles de permettre l’engagement de la responsabilité sans faute de l’administration
Le principe d’une responsabilité sans faute du fait de décisions administratives individuelles régulières a été admis par le Conseil d’Etat à l’occasion de l’arrêt Couitéas du 30 novembre 1923 (Rec. p. 789 ; D. 1923, III, p.59, concl. Rivet ; RDP 1924, p. 75, concl. Rivet et p. 208, note Jèze ; S. 1923, III, p.57, concl. Hauriou.- V. dans le même sens CE Sect., 27 mai 1977, requête numéro 98122, requête numéro 98123, SA Victor Delforge : Rec. p. 253 ; JCP G 1978, II, 18778, note Pacteau ; Rev. adm. 1977, p.489, note Darcy.- CE, 19 décembre 2007, requête numéro 296453, Margaillan c/ Ministre de l’Intérieur.- CE, 17 janvier 2011, requête numéro 325663, SA HLM France Habitation).
En l’espèce, un préfet avait refusé au requérant le concours de la force publique pour exécuter une décision de justice ordonnant l’expulsion de tribus nomades du terrain dont il était propriétaire en Tunisie. Des impératifs d’ordre public justifiaient cette décision qui ne pouvait ainsi être considérée comme fautive. Cependant, les juges estiment que « le préjudice qui peut résulter de ce refus ne saurait, s’il excède une certaine durée, être regardé comme une charge incombant normalement à l’intéressé et qu’il appartient au juge de déterminer la limite à partir de laquelle il doit être supporté par la collectivité (…) la privation de jouissance totale et sans limitation de durée résultant, pour le requérant, de la mesure prise à son égard, lui a imposé, dans l’intérêt général, un préjudice pour lequel il est fondé à demander une réparation pécuniaire ».
Ces principes ont été repris par l’article 16 de la loi n° 91-650 du 9 juillet 1991 portant réforme des procédures civiles d’exécution, codifié à l’article L. 153-1 du Code des procédures civiles d’exécution qui précise que : « l’Etat est tenu de prêter son concours à l’exécution des jugements et des autres titres exécutoires. Le refus de l’Etat de prêter son concours ouvre droit à réparation » (sur l’application de cette loi V. par ex. CE, 19 octobre 2016, requête numéro 383543, Ministre de l’Intérieur).
Pour le Conseil constitutionnel « toute décision de justice est exécutoire (…) la force publique devant (…) prêter main-forte à cette exécution ». Toutefois « dans des circonstances exceptionnelles tenant à la sauvegarde de l’ordre public, l’autorité administrative peut (…) ne pas prêter son concours » (CC, 29 juillet 10998, numéro 98-403 DC : AJDA 1998, p. 705, chron. Schoettl ; RFDC 1998, p. 765, note Trémeau).
De son côté, la Cour européenne des droits de l’homme considère qu’un Etat peut refuser le concours de la force publique pour l’exécution d’une décision de justice dans la mesure où des considérations tenant à la préservation de l’ordre public justifient l’inexécution (CEDH, 28 juillet 1999, affaire numéro 22774/93, Immobiliare Saffi c. Italie : JCP G 2000, I, 203, chron. Sudre.– CEDH, 31 mars 2005, affaire numéro 62740/00, Matheus c. France : AJDA 2005, p. 1886, chron. Flauss ; AJDI 2005, p. 928, obs. Raynaud ; Europe 2005, 234, note Deffains; JCP G 2005, I, 159, chron. Sudre ; JCP G 2005, I, 181, chron. Périnet-Marquet ; RDP 2006, p. 785). Cette inexécution peut également être valablement fondée sur des raisons liées à la politique sociale de l’Etat (CEDH, 31 mars 2005, Matheus c. France, préc.) ou plus généralement sur la prise en compte de la situation sociale particulière des occupants (CEDH, 2 décembre 2010, affaire numéro 6722/05, Sud Est Réalisations c. France). Cependant, ces considérations ne permettent pas l’inexécution permanente de la décision de justice. Elles créent un « sursis à l’exécution » pendant un temps « strictement nécessaire » qui doit permettre à l’Etat de trouver une issue. Ainsi, une inexécution qui a duré plus de seize ans a pu être qualifiée par la Cour de non « strictement nécessaire » ce qui caractérise une violation de l’article 1 du Protocole n° 1 de la Convention européenne des droits de l’homme (même décision).
Cette jurisprudence n’a pas vocation à s’appliquer qu’aux seuls cas de refus du concours de la force publique pour l’exécution des jugements, mais également à d’autres décisions administratives.
C’est le cas notamment des décisions refusant d’expulser des grévistes d’un lieu de travail (CE, 3 juin 1938, Société La Cartonnerie et Imprimerie Saint-Charles : Rec. p. 539 ; DP 1938, III, p. 65, note Appleton ; DP 1939, III, p. 9, concl. Darras).
De nombreux autres exemples peuvent être mentionnés :
– CE Sect., 23 décembre 1970, requête numéro 73453, EDF c. Farsat (Rec. p.790 ; AJDA 1971, 16820, note Beaufrère) : les juges réparent les dommages subis par un propriétaire du fait de la renonciation d’EDF à poursuivre l’expropriation de son terrain.
– CE, 15 novembre 2000, requête numéro 03BX01092, Chambre de commerce et d’industrie de Colmar et du Centre Alsace et Commune de Morschwiller-le-Bas (CJEG 2001, p. 118, concl. Seban) : en renonçant à la réalisation du projet de liaison fluviale à grand gabarit entre la Saône et le Rhin, l’Etat n’a commis aucune faute de nature à engager sa responsabilité à l’égard d’une commune. Toutefois, cette commune a subi un préjudice particulier, en raison de l’incidence de l’abandon du projet Saône-Rhin sur la fréquentation d’une voie navigable reliant le canal d’Alsace au port de Mulhouse, dont elle n’avait contribué à financer les travaux de mise à grand gabarit que dans la perspective de la réalisation de l’ensemble du projet de liaison Saône-Rhin.
–CE, 8 juin 2017, requête numéro 390424, Bozidarevic (JCP A 2017, 2166, note Vioujas): un praticien hospitalier suspendu pendant huit ans a subi une diminution difficilement remédiable de ses compétences chirurgicales compromettant ainsi la possibilité pour lui de reprendre son exercice professionnel. Ce préjudice grave, qui a revêtu un caractère spécial, ne peut être regardé, alors que le requérant a été relaxé des poursuites pénales qui avaient motivé la suspension et n’a pas fait l’objet d’une sanction disciplinaire, comme une charge qui lui incombait normalement
A l’occasion de l’arrêt de Section Commune de Gavarnie du 22 février 1963, le Conseil d’Etat a étendu la jurisprudence Couitéas aux actes règlementaires (Rec. p.113 ; AJDA 1963, p. 208, chron. Gentot et Fourré ; RDP 1963, p.1019, note Waline).
Enfin, si l’Etat engage sa responsabilité et doit dédommager le bailleur pendant toute la période où l’occupant s’est maintenu dans les lieux, il convient de prendre en considération les sursis accordés par la loi ou par le juge pour quitter les lieux. De la même façon, il a été jugé que la responsabilité de l’Etat à raison de son refus d’accorder le concours de la force publique cesse d’être engagée à compter de la signature d’un protocole d’accord de prévention de l’expulsion entre le bailleur et l’occupant comportant les engagements réciproques prévus par les dispositions de l’article L. 353-15-2 du Code de la construction et de l’habitation. L’organisme bailleur retrouve le droit de poursuivre l’exécution de l’ordonnance une fois constatée la défaillance de l’occupant du logement à remplir ses engagements financiers. La notification par le bailleur au préfet de la dénonciation du protocole doit être regardée, même lorsqu’elle ne le mentionne pas expressément, comme valant réquisition de prêter le concours de la force publique à l’expulsion du locataire. En conséquence, le défaut de réponse à cette réquisition dans un délai de deux mois équivaut à un refus, qui est de nature à engager la responsabilité de l’Etat (CE, 16 avril 2008, requête numéro 300268, OPHLM de Seine et Marne).
2° Conditions d’engagement de la responsabilité sans faute de l’administration
Quelle que soit la nature de la décision à l’origine du dommage, celui-ci ne sera réparé que s’il présente un caractère anormal et spécial ce qui, une fois encore, donne lieu à une jurisprudence particulièrement casuistique.
Exemples :
– CE, 31 mars 1995, requête numéro 137573, Lavaud (AJDA 1995, p. 422, chron. Touvet et Stahl) : la décision d’un office public d’HLM, de fermer dix tours d’un ensemble immobilier, en liaison avec de graves incidents survenus dans le quartier des Minguettes dans la banlieue lyonnaise, a causé un préjudice commercial grave et spécial pour un pharmacien.
– CE, 22 février 2002, requête numéro 224809, Michel (Dr. adm. 2002, 97) : les maladies infectieuses qui peuvent toucher les animaux sauvages et les mesures que sont, dans ces cas, amenées à prendre les autorités compétentes et qui peuvent, comme dans les circonstances de l’espèce, consister, notamment, en une interdiction de commercialiser le gibier abattu, constituent un aléa que doivent, en principe, supporter les personnes titulaires de droit de chasse. En l’espèce, le dommage qu’a pu subir un chasseur, mis dans le cours de l’année cynégétique 1992-1993 dans l’impossibilité de commercialiser les sangliers abattus sur les lots de chasse dont il est titulaire dans la commune, ne peut être regardé comme anormal.
Enfin, quelle que soit la nature des mesures contestées, le principe d’une responsabilité sans faute de l’administration est écarté dans deux hypothèses.
C’est le cas, tout d’abord, lorsque l’objet même de la mesure à l’origine du dommage est de provoquer une rupture d’égalité devant les charges publiques.
Exemple :
– CE, 15 mai 1987, requête numéro 46257, Société Transports et affrètements fluviaux (Rec. p. 176 ; D. 1988, somm. comm. p. 167, obs. Moderne et Bon) : en l’absence de dispositions législatives en disposant expressément autrement et eu égard à l’objet en vue duquel a été établie la règlementation des activités de transport par voie navigable, les décisions légalement prises en application de cette règlementation ne sauraient engager la responsabilité de l’Etat ou de l’Office national de la navigation sur le fondement du principe d’égalité devant les charges publiques.
De même, la responsabilité sans faute de l’administration est écartée lorsque la décision à l’origine du dommage poursuit un intérêt général considéré comme prééminent. Dans ce cas, le silence de l’auteur de la décision quant à la question de l’indemnisation est interprété comme un refus implicite.
Exemples :
– CE, 30 juillet 1997, requête numéro 118521, Boudin : les mesures permettant au ministre de la Santé de mettre en garde le public contre des produits dont la consommation présente un risque grave pour la santé, eu égard à l’objectif de protection de la santé publique qu’elles poursuivent, ne peuvent ouvrir droit à indemnisation que si elles sont constitutives d’une faute.
– CE, 23 décembre 1988, requête numéro 75201, Martin (Rec. p.470 ; D. 1989, p.267, note Moulin ; D. 1989, somm. comm. p.344, obs. Moderne et Bon) : la loi n° 66-1006 du 28 décembre 1966 a eu pour objet de restreindre le transfert des capitaux à l’étranger en vue de la protection de la monnaie. En l’absence de toute disposition législative en disposant expressément, les règlements légalement pris en application de cette législation ne sauraient engager la responsabilité sans faute de l’Etat.
Cependant, la responsabilité sans faute est malgré tout admise lorsque l’intérêt invoqué ne présente pas un tel caractère prééminent.
Exemple :
– CE Ass., 23 mars 1984, requête numéro 24832, Société Alivar (Rec. p.127 ; AJDA 1984, p. 396, note Genevois ; AJDA 1985, p. 536, chron. Hubac et Schoettl ; D. 1986, inf. rap. p. 24, obs. Moderne et Bon ; JCP 1985, 20423, note Davignon ; Rev. adm. 1984, p. 375, note Pacteau ; RTDE 1984, p.351, concl. Denoix de Saint Marc) : le refus de visa d’une déclaration d’exportation en Italie de pommes de terre a été pris pour des motifs d’intérêt général tirés de l’état de pénurie de ce marché (et non des marchés en général). Dès lors l’Etat français ne saurait être tenu à réparation envers cette société que sur le fondement de la responsabilité sans faute au cas où il serait justifié d’un préjudice anormal et spécial imputable à l’intervention de l’administration française.
Si l’on raisonne par analogie avec les solutions retenues en matière de responsabilité du fait des lois, il faut enfin relever, comme on l’évoquera plus loin, que cette notion d’intérêt prééminent est en net recul. Il n’est pas sûr, à l’heure actuelle, qu’elle permette d’écarter l’application du régime de responsabilité sans faute.
D- Responsabilité du fait des lois et des conventions internationales
1° Responsabilité du fait des lois
L’existence d’une responsabilité sans faute du fait des lois est liée, en grande partie, au refus longtemps inflexible de considérer que le législateur peut commettre une faute dans le cadre de ses activités. L’admission d’une responsabilité pour faute de l’Etat législateur s’est en effet très longtemps heurtée au vieux principe, hérité du légicentrisme, selon lequel « le souverain ne peut mal faire ». En d’autres termes, le Parlement, parce qu’il représente la nation souveraine, ne saurait commettre de faute dans le cadre de son action.
Cette solution pose toutefois un problème dans les cas où le législateur est mis en cause pour avoir méconnu ses obligations résultant des normes internationales, et notamment du droit de l’Union européenne. En effet, en refusant de reconnaître une faute, le juge administratif n’assure pas le respect de l’article 55 de la Constitution qui prévoit la supériorité des traités sur les lois.
Après avoir longtemps esquivé la question, le Conseil d’Etat a finalement admis la responsabilité de l’Etat législateur pour non transposition des objectifs d’une directive à l’occasion de l’arrêt Gardelieu du 8 février 2007 (requête numéro 279522, préc.). Il reconnaît en l’espèce que « la responsabilité de l’Etat du fait des lois est susceptible d’être engagée … en raison des obligations qui sont les siennes pour assurer le respect des conventions internationales par les autorités publiques, pour réparer l’ensemble des préjudices qui résultent de l’intervention d’une loi adoptée en méconnaissance des engagements internationaux de la France ». Cette solution s’applique également en cas de méconnaissance par la loi des principes généraux du droit de l’Union européenne (CE, 23 juillet 2014, requête numéro 354365, Société d’éditions et de protection route, préc.). Elle a même été récemment transposée par une juridiction du fond à l’hypothèse d’une loi inconstitutionnelle (TA Paris, 7 février 2017, requête numéro 1505725/3-1, Sté Paris Clichy : Dr. adm. 2017, 30, note Eveillard). Cette solution s’appliquerait « pour réparer les préjudices qui résultent de l’application d’une disposition législative déclarée contraire à la Constitution par une décision du Conseil constitutionnel statuant dans le cadre de la procédure prévue à l’article 61-1 de la Constitution, sous réserve que cette décision, qui s’impose aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles en application de l’article 62 de la Constitution, n’ait pas exclu toute indemnisation ».
L’exception visée par l’arrêt Gardedieu mise à part, c’est toutefois le principe d’une responsabilité sans faute de l’Etat législateur qui prévaut, tel qu’il a été admis par le Conseil d’Etat à l’occasion de l’arrêt d’Assemblée du 14 janvier 1938, Société des produits laitiers La Fleurette (Rec. p. 25 ; D. 1938, III, p. 41, concl. Roujou, note Rolland ; RDP 1938, p. 87, concl. Roujou, note Jèze ; S. 1938, III, p.25, concl. Roujou, note Laroque).
La loi du 9 juillet 1934 relative à la protection du marché du lait avait interdit la fabrication de produits présentant l’aspect de la crème, destinés aux mêmes usages, mais ne provenant pas exclusivement du lait. Elle occasionnait un préjudice important à la société requérante qui avait dû renoncer à la production d’un produit portant le nom bien peu appétissantde « gradine ».
Les juges estiment que « rien, ni dans le texte même de la loi ou dans ses travaux préparatoires, ni dans l’ensemble des circonstances de l’affaire, ne permet de penser que le législateur a entendu faire supporter à l’intéressée une charge qui ne lui incombe pas normalement ». Il en résulte que cette charge, créée dans l’intérêt général, doit être supportée par la collectivité.
Comme pour ce qui concerne les décisions administratives régulières, le principe d’une responsabilité sans faute est écarté lorsque l’objet même de la mesure à l’origine du dommage est de provoquer une rupture d’égalité devant les charges publiques. En revanche, la notion d’intérêt général prééminent qui manifesterait la volonté tacite du législateur d’exclure la responsabilité est aujourd’hui abandonnée (CE, 2 novembre 2005, requête numéro 266564, Société coopérative agricole Ax’ion : AJDA 2006, p. 142, chron. Landais et Lenica ; RFDA 2006, p. 214 et p. 349, concl. Guyomar, note Guettier ; Droit adm. 2006, 34. – CE, 25 juillet 2007, requête numéro 278190, Leberger : Rec. p. 392. – CE, 1er février 2012, requête numéro 347205, Bizouerne et a. : JCP A 2012, 2146, note Pacteau – CAA Douai, 24 avril 2008, requête numéro 05DA00307, Société Lepicard : AJDA 2008, p. 1559).
Exemple :
– CE Sect., 30 juillet 2003, requête numéro 215957, Association pour le développement de l’aquaculture en région Centre (Rec. p. 367 ; JCP A 2003, 1896, note Broyelle ; JCP G 2003, II, 10173, note Jobart ; AJDA 2003, p. 1815, chron. Donnat et Casas ; RFDA 2004, p. 144, concl. Lamy, notes Bon et Pouyaud) : il ne ressort ni de l’objet ni des termes de la loi n°76-629 du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature, non plus que de ses travaux préparatoires, que le législateur ait entendu exclure que la responsabilité de l’Etat puisse être engagée en raison d’un dommage anormal que l’application de ces dispositions pourrait causer à des activités – notamment agricoles – autres que celles qui sont de nature à porter atteinte à l’objectif de protection des espèces que le législateur s’était assigné. Le préjudice résultant de la prolifération des animaux sauvages appartenant à des espèces dont la destruction a été interdite en application de ces dispositions doit faire l’objet d’une indemnisation par l’Etat lorsque, excédant les aléas inhérents à l’activité en cause, il revêt un caractère grave et spécial et ne saurait, dès lors, être regardé comme une charge incombant normalement aux intéressés.
Enfin, il faut relever que la mise en cause de l’Etat législateur ne peut avoir lieu que devant les juridictions administratives (TC, 31 mars 2008, requête numéro C3631, Société Boiron c. Direction générale des douanes et droits indirects).
2° Responsabilité du fait des conventions internationales
Le principe d’une responsabilité sans faute pour la réparation des dommages causés par les conventions internationales a été admis à l’occasion de l’arrêt d’Assemblée du Conseil d’Etat du 30 mars 1966, Compagnie générale d’énergie radioélectrique (requête numéro 50515). Les juges relèvent que « la responsabilité de l’Etat est susceptible d’être engagée sur le fondement de l’égalité devant les charges publiques pour assurer la réparation du préjudice né de conventions conclues par la France avec d’autres Etats et incorporées régulièrement dans l’ordre interne, à la condition que ni cette convention, ni la loi qui en a éventuellement autorisé la ratification, n’aient entendu exclure toute indemnisation, et que le préjudice soit suffisamment grave et présente un caractère spécial ».
Depuis l’arrêt Almayrac et a. du 29 décembre 2004 (requête numéro 262190, requête numéro 262323 :Rec. p. 465 ; AJDA 2005, p. 427, chron. Landais et Lenica ; Droit adm. 2005, 42 ; RFDA 2005, p. 586, concl. Stahl), il n’est plus exigé, cependant, que le traité ait été régulièrement incorporé dans l’ordre juridique interne. A partir de cet arrêt, il suffit en effet qu’il y soit entré en vigueur.
Mais à l’occasion d’un arrêt Susilawati du 11 février 2011 (requête numéro 325253 : Dr adm. 2011, 42, note Melleray ; JCP A 2011, act. 133, obs. Dubreuil ; JCP A 2011, 2103, note Pacteau ; RFDA 2011, p. 573, concl. Roger-Lacan ; LPA, 21 avril 2011, p. 5 note Muller), le Conseil d’Etat est revenu à son exigence initiale en réservant l’application du régime de responsabilité sans faute au cas des traités régulièrement incorporés dans l’ordre juridique interne.
Notons également que dans un arrêt de Section Om Hashem Saleh et a. du 14 octobre 2011 (requête numéro 329788, requête numéro 329789, requête numéro 329790, requête numéro 329791 : Rec. p. 473, concl. Roger-Lacan ; AJDA 2011, p. 2482, note Broyelle ; JCPA 2012, 2097, note Pacteau ; RFDA 2012, p.46, concl. Roger-Lacan ; RFDA 2013, p.417, chron. Santulli), le Conseil d’Etat a étendu le principe de la responsabilité de l’Etat français pour la réparation du préjudice grave et spécial né d’une règle de droit international coutumier, en l’espèce relative aux immunités diplomatiques, qui interdit le recouvrement de créances. Cependant, le Conseil d’Etat a aussi préciser que le juge qui doit statuer sur la responsabilité de l’Etat en raison de la créance non réglée par un débiteur bénéficiant d’une immunité, doit tenir compte d’une éventuelle autre voie de droit ouverte au demander, notamment à l’arbitrage, dès lors qu’elle lui offre « une chance raisonnable de recouvrer sa créance » (CE, 11 déc. 2015, requête numéro 383835, Ministre des Affaires étrangères et du développement international).
E- Responsabilité du fait des difficultés d’accès des handicapés à des bâtiments publics
Dans un arrêt d’Assemblée Bleitrach du 22 octobre 2010 (requête numéro 301572 : JCP G 2010, 1284, note Dagorne-Labe ; AJDA 2010, p.2207, chron. Botteghi et Lallet ; Dr adm. 2010, 162, note Busson) le Conseil d’Etat retient la responsabilité sans faute de l’Etat à l’égard d’une avocate contrainte de se déplacer en fauteuil roulant et ayant souffert de l’étalement important de travaux d’accessibilité de certains palais de justice.
Il est à noter ici que le préjudice indemnisé n’est pas un préjudice matériel mais un préjudice moral dont les éléments sont très particuliers : il s’agit des troubles de toute nature causés à la requérante dans les conditions d’exercice de sa profession eu égard notamment au caractère pénible des situations régulièrement provoquées pour elle par ses difficultés d’accès au palais de justice. C’est la première fois que la réparation d’un tel préjudice est reconnue dans le cadre d’une responsabilité fondée sur le principe d’égalité devant les charges publiques.
F – Responsabilité du fait des dommages occasionnés à des tiers durant une perquisition administrative ordonnée dans le cadre de l’état d’urgence
Comme l’a précisé le Conseil d’Etat dans un avis d’Assemblée du 6 juillet 2016, Napol et a. et Thomas et a. (avis numéro 398234, avis numéro 399135, préc.) dans le cadre de l’état d’urgence, c’est la responsabilité pour faute de l’Etat qui est susceptible d’être engagée, dans l’exécution de perquisitions administratives lorsque la victime est une personne concernée par la perquisition. Peut d’abord être mise en cause l’illégalité de la décision de perquisition. Il s’agit ici d’une hypothèse classique de responsabilité pour illégalité commise par les autorités administratives. Ensuite, le requérant peut faire condamner l’Etat pour une faute commise dans les conditions d’exécution de la perquisition. Dans ces deux hypothèses, la démonstration d’une faute simple suffit.
En revanche, lorsque la victime est un tiers, par exemple une personne perquisitionnée par erreur, la responsabilité de l’Etat est engagée sans faute, sur le fondement de l’égalité des citoyens devant les charges publiques. Il est probable, même si l’avis du Conseil d’Etat ne le dit pas expressément, que la réparation des dommages subis soit conditionnée par leur caractère anormal et spécial.
Pour aller plus loin :
– Amselek (P.), La responsabilité sans faute des personnes publiques d’après la jurisprudence administrative : Mélanges Eisenmann, Cujas 1975, p.233.
– Chavrier (G.), Essai de justification et de conceptualisation de la faute lourde : AJDA 2003, p.1026.
– Cotteret (J.-M), Le régime de la responsabilité pour risque en droit administratif : Etudes de droit public, Cujas 1964.
– Disant (M.), La responsabilité de l’Etat du fait de la loi inconstitutionnelle : RFDA 2011, p. 1181.
– Deguergue (M.), Le contentieux de la responsabilité : politique jurisprudentielle et jurisprudence politique : AJDA, no spécial, juin 1995, p. 211.
– Deliancourt (S.), La responsabilité pour faute de l’Etat du fait des suicides en milieu carcéral : JCP A 2005, 1124.
– Dubouis (L.), La responsabilité médicale devant la distinction droit public – droit privé : Mélanges Waline, Dalloz 2002, p.195.
– Guettier (C.), Du droit de la responsabilité administrative dans ses rapports avec la notion de risque : AJDA 2005, p.1499.
– Gaudemet (Y.), La responsabilité de l’administration du fait de ses activités de contrôle : Mélanges Waline, Dalloz 2002, p.561.
– Jacquemet-Gauché (A.), La jurisprudence Couitéas, du mythe doctrinal à la réalité indemnitaire : AJDA 2014, p.1821.
– Lombard (M.), La responsabilité du service public de la justice : Mélanges Waline, Dalloz 2002, p.657.
– Moreau (J.), L’évolution des sources du droit de la responsabilité administrative : Mélanges Terré, Dalloz, 1999 p. 719.
– Poulet-Gibot Leclerc (N.), La faute lourde n’a pas disparu, elle ne disparaîtra pas ? : LPA 2002, n°132, p.16.
– Tesson (F.), La responsabilité administrative du fait de la garde des mineurs : un mécanisme de réparation à l’âge adulte ? : JCP A 2015, 2005.
– Tifine (P.), La place des ouvrages publics exceptionnellement dangereux dans la structure de la responsabilité du fait des ouvrages publics : RDP, p. 1405.
– Tifine (P.), La responsabilité des hôpitaux publics du fait des produits et appareils de santé : RGDM 2012/3, p.131.
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