Un auteur autorisé a pu qualifier dans un article publié en 2010 l’expérimentation en droit français de « curiosité en mal d’acclimatation »(( J.-H. Stahl, « L’expérimentation en droit français : une curiosité en mal d’acclimatation », RJEP n° 681, décembre 2010, étude 11.)). Ce n’est sans doute pas dans l’intention de le faire mentir qu’a été adopté un décret du 29 décembre 2017 relatif à l’expérimentation territoriale d’un droit de dérogation reconnu au préfet, dans plusieurs régions et départements ainsi qu’au représentant de l’État à Saint-Barthélemy et à Saint-Martin de prendre des décisions non règlementaires dans divers domaines, prenant la forme d’arrêtés motivés publiés au JORF.
Cadre de l’expérimentation
Ce décret à titre expérimental avait été attaqué et vous avez rejeté ce recours par une décision du 17 juin 2019, Les amis de la Terre France((N° 421871 : Rec., p. 208.)).
D’après les données dont on dispose, 183 arrêtés ont été pris au total dans le cadre de cette expérimentation, très majoritairement dans le domaine des subventions et dispositifs de soutien en faveur des acteurs économiques, des associations et des collectivités, et dans une moindre mesure dans celui de l’environnement, de l’agriculture et des forêts. À notre connaissance aucune de ces décisions n’ont donné lieu à des actions contentieuses.
Dans l’affaire jugée en 2019, votre rapporteur public L. Dutheillet soulignait le vertige dont on pouvait être pris à la première lecture du décret de 2017, en raison du champ très vaste ouvert par cette expérimentation. Vous aviez surmonté ce vertige comme il vous y invitait, en encadrant les conditions dans lesquelles le pouvoir réglementaire peut ne pas préciser d’emblée les normes réglementaires susceptibles de faire l’objet d’une dérogation, ni, le cas échéant, les règles ayant vocation à s’y substituer.
Le décret en Conseil des ministres du 8 avril 2020 qui fait l’objet du recours examiné aujourd’hui vient pérenniser ce régime de dérogation, en retenant les mêmes domaines ouverts, et les mêmes conditions d’octroi. Cela peut être un élément de vertige renouvelé : l’expérimentation n’a pas donné lieu en fonction de ses résultats à un resserrement des matières ou des autorisations concernées, mais à la généralisation pure et simple du pouvoir de dérogation qui était dans le champ de l’expérimentation.
Ces matières sont les suivantes : subventions ou concours financiers ; aménagement du territoire et politique de la ville ; environnement, agriculture et forêts ; construction, logement et urbanisme ; emploi et activité économique ; protection et mise en valeur du patrimoine culturel ; activités sportives, socio-éducatives et associatives.
Et quatre conditions sont posées pour permettre la dérogation. La première tient à l’existence d’un motif d’intérêt général à accorder la dérogation, lié notamment au projet de celui à qui elle bénéficie, et à l’existence de circonstances locales particulières. La deuxième exige que la dérogation ait « pour effet d’alléger les démarches administratives, de réduire les délais de procédure ou de favoriser l’accès aux aides publiques ». La troisième est d’être compatible avec les engagements européens et internationaux de la France. Le dernier interdit toute atteinte aux intérêts de la défense ou à la sécurité des personnes et toute atteinte disproportionnée aux objectifs poursuivis par les dispositions auxquelles il est dérogé.
Vous pourrez admettre l’intérêt à intervenir de la FED dans la première affaire appelée. Nous nous sommes interrogés un instant sur l’intérêt à agir d’UFC-Que Choisir dans la seconde affaire mais le champ extrêmement large du décret nous conduit en définitive à reconnaître cet intérêt eu égard aux statuts de cette association, et vous n’aurez pas à trancher ce point si vous nous suivez pour rejeter les deux requêtes. Une partie des réponses que vous aviez apporté aux critiques contre le décret expérimental sont transposables ici, mais une partie seulement.
Méconnaissance de l’article L 123-19-1 du code de l’environnement ?
1.1. Le 1er moyen soulevé par la première requête et une intervention de la FED soutient que le défaut de consultation du public méconnaît l’article L. 123-19-1 du c. env. Cet article nécessite, pour l’application de l’article 7 de la Charte de l’environnement, une telle consultation sur les projets d’actes règlementaires ayant une incidence directe et significative sur l’environnement.
En l’espèce il est soutenu que l’inclusion du domaine de l’environnement, mais aussi de celui de l’urbanisme notamment, dans le décret aurait dû conduire à une telle consultation qui n’a pas eu lieu.
Plusieurs exemples d’arrêtés préfectoraux mettant en œuvre la possibilité de dérogation sont mis en avant, notamment en matière d’urbanisme et de police des ICPE. Pour la plupart de ces arrêtés, l’objectif d’allègement des procédures administratives les motivent. Pour certains la dérogation pourrait apparaître avoir des effets plus substantiels qu’un simple allègement, mais vous n’êtes pas aujourd’hui juge de leur légalité. Au stade du décret attaqué, il nous semble qu’une des conditions qu’il pose pour permettre l’édiction d’une décision individuelle dérogatoire constitue un verrou de nature à empêcher, juridiquement, ce qui est l’essentiel ici, que la décision ait pour effet davantage que « d’alléger les démarches administratives, de réduire les délais de procédure ou de favoriser l’accès aux aides publiques ».
Nous n’avons guère de doute, une fois ce verrou confirmé, à vous proposer de juger que le décret n’a aucune incidence directe sur l’environnement. Parmi vos précédents, votre décision du(CE 24 juillet 2019, FNE Auvergne Rhône-Alpes, n° 425973 : Rec., T., p. 842.)), nous paraît particulièrement topique, elle estime qu’un décret se bornant à porter de trois à cinq ans la durée maximale de la prorogation de la validité des autorisations de défrichement pour une opération dont les caractéristiques restent inchangées, ne pouvait pas être regardé comme ayant, par lui-même, des effets directs et significatifs sur l’environnement.
Consultation du Conseil national de l’habitat ?
1.2. Toujours au titre de la légalité externe, il est soutenu que le décret aurait dû être précédé de la consultation du Conseil national de l’habitat. Le secteur du logement est concerné par le régime de dérogation, mais nous peinons à voir pourquoi une telle consultation aurait été nécessaire. Celle-ci est prévue par l’article R361-2 du code de la construction et de l’habitation, qui dispose que : « Le Conseil national de l’habitat est consulté sur le barème de l’aide personnelle au logement, sur sa révision annuelle et, d’une façon générale, sur toute mesure relative à ses modalités de financement et de versement. / Il est également consulté sur les mesures destinées à favoriser la mixité sociale ou à réhabiliter l’habitat existant ainsi que sur les modifications des régimes d’aides directes ou indirectes de l’État à l’accession à la propriété. » Le décret ne prévoit pas de mesures destinées à favoriser la mixité sociale ou à réhabiliter l’habitat et vous retenez une lecture stricte de l’obligation de consultation sur ce point((CE 30 juin 2016, Ass. Approche Ecohabitat et M. Fortier, n° 384530 : Rec., T., p. 611.)). Il nous semble qu’il doit en aller de même du dernier terme de cet alinéa, qui vise les modifications des régimes d’aide à l’accession à la propriété. Il est possible que l’exercice d’une dérogation, puisse conduire à augmenter le nombre d’aides, mais c’est très hypothétique et trop indirect pour imposer cette consultation.
Absence de contreseings ?
1.3. Un dernier moyen de légalité externe considère que le décret aurait dû comporter le contreseing des ministres chargés de l’environnement et de la consommation. Certains mémoires se fondent sur la méconnaissance de l’article 19 de la Constitution, d’autres sur l’article 22. Le principe est en réalité simple. Le décret attaqué, à la différence du décret expérimental de 2017, a été délibéré en conseil des ministres. Il s’agit donc d’un acte du Président de la République, en vertu de votre décision((CE Ass. 10 septembre 1992, Meyet, n° 140376 : Rec., p. 327.)) et ce même si aucun texte n’exigeait une telle délibération. Le décret attaqué prévoit d’ailleurs un article de « déméyetisation ».
Or conformément à l’article 19 de la Constitution, les actes du Président de la République sont contresignés par le Premier ministre et, le cas échéant, par les ministres responsables((Pour une application récente voyez CE 8 octobre 2012, Chambre nationale des professions libérales et autres, nos 343082, 343456, 343557, 343598 et 344618.)). Selon une jurisprudence classique((CE S. 10 juin 1966, Pelon et autres, n° 63563 : Rec., p. 384.)), la notion de « ministre responsable » correspond aux ministres « auxquels incombent, à titre principal, la préparation et l’application des décrets dont s’agit ». En l’espèce le décret a été contresigné par le Premier ministre et par les ministres de l’Intérieur et des outre-mer. Les ministres chargés de l’environnement et de la consommation n’ont pour leur part aucune responsabilité particulière dans la préparation et l’application de ce décret, vous écarterez le moyen.
Violation du principe d’égalité ?
2.1. Au titre de la légalité interne, les requérants soutiennent d’abord que le décret attaqué méconnaît le principe d’égalité garanti par la Constitution dès lors qu’il rend possible une différence de traitement pour des motifs d’intérêt général qui ne sont pas suffisamment définis et que cette différence de traitement est manifestement disproportionnée par rapport à l’objectif poursuivi.
Les requérants soulignent que le raisonnement à tenir ici serait différent de celui que vous avez retenu s’agissant du décret expérimental, qui ne concernait que certains territoires et s’inscrivait dans un cadre constitutionnel précisément élaboré à cet effet. Ils reconnaissent ainsi, nous semble-t-il, que le décret n’emporte par lui-même aucune différence de traitement : c’est un premier élément de réponse au moyen : le droit à dérogation a vocation à s’appliquer à l’ensemble du territoire, et les mêmes critères s’appliquent à tous.
Mais les requérants vont plus loin en reprochant au décret de ne pas encadrer suffisamment ses modalités de mise en œuvre, afin que celle-ci ne puisse pas entraîner une application différenciée des normes de façon injustifiée ou incohérente. Toutefois, nous pensons, dans le prolongement de ce que vous avez jugé en 2019, que les quatre conditions, qui encadrent la mise en œuvre d’une dérogation, que nous avons rappelées en introduction, assure un encadrement suffisant pour que la mise en œuvre de dérogations dans des situations individuelles ne laisse pas de place à l’arbitraire au-delà de la nécessaire appréciation de chaque situation d’espèce.
Cette lecture stricte du champ ouvert par le décret est celle que vous aviez retenu s’agissant du décret expérimental, elle permet d’écarter le moyen. Il en va de même du moyen que le décret serait entaché d’erreur manifeste d’appréciation, car il octroierait aux préfets une faculté de dérogation insuffisamment encadrée, et du moyen d’incompétence négative.
Méconnaissance du principe d’indivisibilité de la République ?
Vous pourrez également écarter en tout état de cause le moyen tiré de la méconnaissance du principe d’indivisibilité de la République dont nous ne voyons pas ce qu’il vient faire ici. Le seul point d’hésitation nous paraît être la possibilité que le décret attaqué n’effectue pas parmi les matières qui entraient dans le champ du décret expérimental un travail de sélection, au vu des résultats de l’expérimentation. Mais nous ne voyons pas au regard de quelle norme contrôler ce passage de l’expérimentation à la généralisation.
Violation de la séparation des pouvoirs ?
2.2. Il est ensuite soutenu que le décret porterait atteinte à la séparation des pouvoirs. L’invocation de ce principe est plus habituelle lorsque sont en cause les interférences dans le fonctionnement des juridictions, ou lorsque sont en cause des limitations par le législateur du pouvoir exécutif. Ce que semblent soutenir les requérants ici est que le décret autoriserait les préfets à déroger à des textes d’application de la loi et donc à méconnaître ces normes supérieures. Si c’est bien la portée du moyen, votre réponse pour l’écarter pourra s’inspirer de votre précédent de 2019, qui notait que s’agissant du décret expérimental, dont l’architecture est identique, qu’il résulte des termes mêmes du décret et notamment de son article 1er qu’il ne permet pas de déroger à des normes réglementaires ayant pour objet de garantir le respect de principes consacrés par la loi. Toujours dans le sillage de ce précédent, et en vous appuyant sur cette condition posée par le décret, vous pourrez écarter la méconnaissance du principe de non-régression.
Violation des principes de clarté et d’intelligibilité de la norme ?
2.3. Un moyen de méconnaissance des principes de clarté et d’intelligibilité de la norme est encore soulevé. Mais la circonstance que le décret attaqué ne précise ni les normes réglementaires susceptibles de faire l’objet d’une dérogation, ni les motifs d’intérêt général exacts ou les circonstances locales susceptibles de justifier ces dérogations conformément aux dispositions du 1° de son article 2, n’est pas de nature à caractériser une méconnaissance de cet objectif à valeur constitutionnelle, dans la mesure où le décret indique sans ambiguïté les matières dans le champ desquelles cette dérogation est possible ainsi que les objectifs auxquels celle-ci doit répondre et les conditions auxquelles elle est soumise.
Vous pourrez écarter de même un moyen contestant l’atteinte à la sécurité juridique.
Et par ces motifs nous concluons à l’admission de l’intervention, et au rejet des requêtes. ■
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