Recueil des arrêts du Conseil d’Etat 1893, p. 750
L’arrêté par lequel le préfet annule une décision du. Maire refusant à un commerçant en demi-gros le bénéfice de l’admission à l’entrepôt, pour ses charbons et cotrets, et accorde à ce commerçant l’autorisation sollicitée, par application du règlement d’octroi de la ville, est-il susceptible d’être déféré au Conseil d’Etat par la voie contentieuse ou seulement pour excès de pouvoir ? – Rés. dans le dernier sens.
La commune a-t-elle, comme le commerçant, qualité pour déférer au Conseil d’Etat pour excès de pouvoir la décision relative à l’admission à l’entrepôt – Rés. aff.
Lorsque le maire refuse d’accorder à un commerçant la faculté d’entrepôt, le préfet peut-il se substituer à son subordonné, dans les termes de l’art. 85 de la loi du 5 avril 1884 ? – Rés. nég.
M. Le commissaire du gouvernement Romieu a présenté des observations qui peuvent se résumer ainsi :
Le sieur Lebret exerce dans la commune de Quillebœuf (Eure) la profession de marchand de charbon de terre et de cotrets en demi-gros. À la date des 2 mars 1891, 19 mars 1891, 6 mai 1891, ce commerçant a sollicité l’autorisation d’entreposer le charbon de terre et les cotrets sur le territoire de la commune, conformément aux art. 32 et 44 du règlement de l’octroi de cette localité.
Le maire de Quillebœuf ayant refusé de faire droit à la demande du sieur Lebret celui-ci se pourvut devant le préfet de l’Eure qui, par arrêté en date du 13 nov. 1891, a accordé l’autorisation sollicitée.
Le maire de Quillebœuf, agissant poursuites et diligences de la commune et dûment autorisé par le conseil municipal, a déféré cet arrêté au Conseil d’Etat pour excès de pouvoir, par le motif, d’une part, que dans une affaire d’entrepôt le maire n’avait ni refusé, ni négligé de faire un des actes prescrits par la loi, et que, d’autre part, en fait, le sieur Lebret, n’étant que détaillant, n’avait pas droit au bénéfice de l’entrepôt.
On doit d’abord se demander si l’art. 85 de la loi du 3 avr. 1884 est applicable à l’espèce : iI nous paraît évident que non. Cet article vise en effet le cas où le maire refuse ou néglige de faire un acte prescrit par la loi ; or, dans l’espèce, le maire n’a négligé, ni refusé de faire un acte obligatoire ; il a pris une décision, valable ou non : estimant que le sieur Lebret n’avait pas droit à l’entrepôt, il a refusé de le lui accorder. Le préfet, après avoir pris l’avis du ministre des finances, a statué en sens contraire. On ne se trouve pas sur le terrain de la loi du 5 avr. 1884 ; le préfet a donc commis une erreur de visa ; mais cette erreur ne saurait être de nature à entraîner la cassation, si le dispositif est régulier, et si le préfet avait le droit de prendre l’arrêté attaqué.
Nous sommes donc amenés à rechercher si, en dehors de la loi du 5 avr. 1884, le préfet peut accorder l’autorisation malgré le refus du maire.
Pour trancher cette question, il faut examiner au préalable les points ci-après :
a) Quelle est la législation en ce qui touche le droit d’entrepôt ?
b) Existe-t-il un contentieux en cette matière, et quelle est la nature de ce contentieux ?
c) Au fond, le préfet a-t-il sainement interprété la loi et les règlements en accordant l’autorisation ?
d) La commune est-elle recevable dans son pourvoi ?
A. – L’art. 22 de la loi du 27 frimaire an VIII, qui a posé le principe en matière d’entrepôt, s’exprime ainsi : « Ne sont pas sujets aux droits d’octroi les objets non destinés à la consommation desdites communes, et qui n’y entrent que par transit, ou pour y être entreposés jusqu’à leur sortie ultérieure. Le gouvernement est chargé définitivement et les administrations centrales provisoirement de régler les formalités et le mode de surveillance auxquels seront assujettis les propriétaires et conducteurs desdits objets ; et ils pourront, suivant les localités, ordonner la consignation du droit d’octroi pour être restitue à la sortie des objets entreposés » (cf. ord. 9 déc. 1814, art. 11 et la loi du 18 avr. 1816, art. 148).
En ce qui concerne les objets non destinés à la consommation, il y a donc deux procédés : le commerçant peut consigner les droits à l’entrée, et ceux-ci lui sont restitués à la sortie ; ou bien, l’octroi admettra provisoirement les marchandises sujettes à réexpédition, sans percevoir de droits ; la perception s’exercera plus tard sur les manquants, déduction faite des sorties, le tout sous le contrôle de l’administration et l’exercice de ses agents.
La faculté d’entrepôt prévue par la loi du 27 frimaire an VIII a été réglementée en vertu de la délégation de cette loi, par le décret du 17 mai 1809 et l’ordonnance du 9 déc. 1814. D’après les art. 71 et suivants du décret du 17 mai 1809, l’entrepôt est réel ou fictif. L’entrepôt réel a lieu dans un magasin public. L’entrepôt est fictif lorsqu’à défaut de magasin public, il s’exerce dans des magasins, caves et domiciles particuliers. L’ensemble de ces dispositions a été confirmé par la loi du 8 déc. 1814 et notamment par l’art. 127 qui dispose que les lois, décrets et règlements généraux concernant les octrois continueront à être exécutés, en ce qui n’est pas contraire aux dispositions de la présente loi. Enfin, les art. 41 à 55 de l’ordonnance du 9 déc. 1814 et l’art. 7 du Rég. d’ad. pub. du 12 févr. 1870 contiennent un certain nombre de dispositions fondamentales sur la faculté d’entrepôt ; le surplus est prévu par les règlements locaux en vertu d’une délégation formelle insérée dans l’art. 41, § 2, de l’ordonnance du 9 déc. 1814, qui reproduit l’art. 92 du décret du 17 mai 1809. Les règlements locaux délibérés par les conseils municipaux et approuvés par les préfets déterminent les objets pour lesquels l’entrepôt est accordé, les quantités au-dessus desquelles il s’applique. Ils ont donc le droit de refuser cet avantage aux détaillants, ce qui est très logique. Toutefois, l’art. 7 du Rég. d’ad. pub. du 12 févr. 1870 a disposé que les marchands en gros et en demi-gros jouiront de la faculté d’entrepôt alors même qu’ils feraient dans les mêmes magasins des ventes au détail. Les règlements locaux ont été faits d’après un type uniforme, dans lequel on retrouve les art. 32, 33 et suiv. du règlement de la commune de Quillebœuf.
Telles sont les conditions de l’entrepôt commercial ; il existe d’ailleurs un autre entrepôt d’un caractère plus artificiel, créé par le règlement du 12 févr. 1870, art. 8, et qu’on appelle l’entrepôt « industriel » : il a pour objet d’exonérer des droits d’octroi les objets servant à confectionner, à l’intérieur des villes, des produits industriels qui peuvent éventuellement être vendus et expédiés à l’extérieur. Nous n’avons pas à nous en occuper ici, le litige actuel n’étant relatif qu’à l’entrepôt « commercial ».
B. – Existe-t-il un contentieux en cette matière ? Et d’abord quelles sont les réclamations qui peuvent se produire en matière d’octroi ?
En premier lieu, la réclamation peut porter sur le tarif ; dans ce cas, aucun doute n’est possible, les tribunaux judiciaires sont compétents. L’art. 164 du décret du 17 mai 1809 et l’art. 81 de l’ordonnance du 9 déc. 1814 ont assimilé les octrois aux taxes indirectes ; l’art. 63 du règlement local de Quillebœuf a reproduit ces dispositions.
D’autre part, la réclamation peut être relative à l’admission à l’entrepôt : aucun texte ne prévoit cette hypothèse ; les règlements locaux disposent (art. 32 du règlement de Quillebœuf) que les contestations qui s’élèveront relativement à l’admission au bénéfice de l’entrepôt, seront portées devant le maire, qui prononcera, sauf recours au préfet. C’est l’application du principe posé en matière d’octroi par l’art. 147 de la loi du 28 avr. 1816, d’après lequel la perception du droit se fera sous la surveillance du maire, du sous-préfet et du préfet.
Lorsque le préfet a statué, y a-t-il un recours contentieux contre sa décision ? Cela nous paraît nécessaire. L’admission à l’entrepôt dans les conditions prescrites par les lois et règlements est un droit aussi bien pour les commerçants que pour les industriels ; sinon, serait loisible à l’administration de créer des inégalités entre personnes exerçant le même commerce ou la même industrie. Il ne saurait exister aucun arbitraire dans l’application des règles relatives à l’entrepôt, ni dans les conditions de ce régime ; l’administration a simplement à examiner au cas d’entrepôt commercial si les matières et quantités sont admises par le règlement, et si le réclamant est un détaillant ou un commerçant en gros et demi-gros ; au cas d’entrepôt industriel, si les matières à entreposer servent à la confection d’un produit industriel, et si les quantités répondent aux proportions fixées par l’art. 8 du règlement d’administration publique du 12 févr. 1870.
Du moment que l’admission à l’entrepôt constitue un droit, il en résulte qu’il existe un contentieux des réclamations adressées au maire et au préfet, pour faire respecter la loi. Mais quelle est la nature de ce contentieux ? Sans aucun doute, ce contentieux est administratif. L’admission à l’entrepôt est un acte administratif qui permet de demander l’exonération des droits d’octroi sur les objets réexpédies, mais qui ne préjuge pas cette exonération ; cette dernière question qui touche à l’interprétation du tarif est réservée au pouvoir judiciaire. En conséquence, à côté des contestations qui s’élèvent sur le tarif, il existe un contentieux administratif sur le refus d’admission à l’entrepôt. La jurisprudence du Conseil d’Etat est fixée en ce sens (15 août 1834, Lafage ; 22 août 1853, ville de Cosne ; 21 mai 1867, Noël-Martin, p.495 ; 12 mai 1868, Ducloy, p. 537).
La jurisprudence de la Cour de cassation est conforme. D’après ses arrêts, l’entrepôt est un préalable administratif indispensable pour obtenir l’exonération des droits parce que le législateur ne permet cette exonération que sous la condition du contrôle spécial établi pour les entrepôts : si donc l’autorité administrative refuse l’entrepôt, il ne peut être question d’exonération de droits d’octroi. Si, au contraire, la faculté d’entrepôt est accordée, rien ne s’oppose plus à ce que l’autorité judiciaire examine au fond si les droits sont ou ne sont pas dus. Dès lors, au cas de refus d’entrepôt, le contentieux ne pourra être qu’administratif (v. sur ces questions Cass. req., 5 févr. 1866, Ducloy, D. P. 1866.1.287 ; 24 nov. 1875, société des Houillères de Saint-Etienne et autres, D. 1883.1.283 ; Cass., ch. crim., 29 avr. 1881, octroi de Clichy (Seine), D. 1882.1.482 ; Cass., ch. civ., 25 juin 1883, société des Houillères de Saint- Etienne, D. 1883.1.283).
Si les décisions du maire et du préfet relatives à l’admission à l’entrepôt sont susceptibles de recours contentieux, quelle est la nature de ce recours ? Est-ce un recours de pleine juridiction ou seulement un recours pour excès de pouvoir ? La question présente un double intérêt. Si l’on admet que les décisions des autorités intérieures sont susceptibles de recours par la voie contentieuse, le Conseil d’Etat pourra examiner l’affaire au fond, et accorder lui-même, le cas échéant, l’autorisation sollicitée ; si la décision ne relève que du juge de l’excès de pouvoir, celui-ci ne pourra qu’annuler. Au point de vue de la procédure, dans le premier cas, l’intervention d’un avocat sera indispensable ; dans la seconde hypothèse, la partie elle-même pourra introduire son recours.
La jurisprudence antérieure manque de précision à cet égard : l’arrêt de 1834 ne tranche qu’une question de compétence, celui de 1853 déclare recevable le recours pour incompétence et excès de pouvoir seulement ; mais, à l’époque où il a été rendu, la théorie de l’excès de pouvoir n’avait pas encore pris les d’enveloppements qu’elle a reçus depuis ; les arrêts de 1867 et de 1868 ont examiné la question au fond, celui de 1868 a accordé l’autorisation sollicitée.
Nous pensons qu’il s’agit du recours pour excès de pouvoir et que, en conséquence, le Conseil d’Etat ne peut qu’annuler l’arrêté attaqué et que le ministère d’avocat n’est pas nécessaire. Mais, comme il s’agit d’un droit lésé, le recours peut être formé pour violation de la loi et n’est pas limité aux cas d’incompétence et de violation des formes. Le Conseil d’Etat a donc un pouvoir de juridiction analogue à celui qu’il exerce en matière d’alignement ou de délimitation fluviale : il statue sur la violation de la loi et des droits acquis, ce qui comprend la fausse interprétation de la loi (cf. Conseil d’Etat, 10 mars 1882, Duval, p. 246 ; 25 juil. 1890, Aucher, p. 718 ; Laferrière, II, p. 379, 508).
C. – Dans l’espèce, en fait, il paraît certain que le maire a violé la loi en refusant au sieur Lebret la faculté d’entrepôt alors qu’il réunissait les conditions voulues pour y avoir droit. Il résulte, en effet, des documents versés au dossier que Lebret n’est pas un détaillant, mais un marchand en demi-gros : il avait, dès lors, droit à l’entrepôt ; le maire ne pouvait le lui refuser et le préfet n’a commis aucun excès de pouvoir en accordant l’autorisation sollicitée.
D. – Il reste à examiner si la commune est recevable à déférer au Conseil d’Etat la décision du préfet. Nous avons admis un contentieux au profit du commerçant ou de l’industriel auquel on refuse le bénéfice de l’admission à l’entrepôt ; doit-on, par voie de réciprocité, reconnaître le même droit à la commune dans le cas où l’administration accorde cette faculté à son détriment ? La question a été déjà soumise au Conseil d’Etat, qui, dans un arrêt du 25 juin 1880, ville de Saint-Étienne (p. 591), a déclaré la commune non recevable.
Il est certain que l’intérêt du commençant et celui de la commune à pouvoir se pourvoir au Conseil d’Etat ne sont pas du même ordre. Si l’administration refuse au commençant ou à l’industriel la faculté d’entrepôt, il est indispensable qu’on lui ouvre un recours, puisque l’admission au bénéfice est le préalable administratif nécessaire pour qu’il puisse obtenir l’exonération des droits. C’est qu’en effet l’autorité judiciaire estime avec raison que, sans admission à l’entrepôt, la perception des droits est légale, l’exonération ne pouvant être autorisée qu’avec les précautions et garanties de l’entrepôt (v. arrêts de la Cour de cass. de 1875, cités supra). Il en résulte que le recours au Conseil d’Etat est le seul ouvert au commerçant.
Toute autre est la situation de la commune. Si l’administration accorde l’entrepôt malgré la décision du maire, la ville n’a pas le même intérêt à se pourvoir au contentieux. Elle peut percevoir à l’entrée les droits conformément au tarif sans se préoccuper de la décision qui lui fait grief, ou délivrer des contraintes exécutoires ; et, d’après la législation en vigueur, le commençant est tenu de consigner ou de payer avant de saisir le juge de sa réclamation en restitution des droits indûment perçus (loi du 27 frimaire an VIII, art. 14 ; ordonnance du 9 déc. 1814, art. 81). Par conséquent, les intérêts pécuniaires de la commune semblent sauvegardés et il est permis de se demander si elle a un intérêt suffisant pour légitimer son recours devant le Conseil d’Etat, puisqu’il n’y a pas d’obstacle contre la perception. C’est cette considération qui semble avoir inspiré l’arrêt du 22 août 1853, ville de Cosne, déjà cité, et surtout la décision du 25 juin 1880, ville de Saint-Étienne. Dans la première affaire, le recours a été rejeté, sans que le défaut de qualité ait été opposé, sans doute parce que la question n’était pas soulevée ; dans le second, le Conseil d’Etat a explicitement déclaré le recours non recevable.
Quelle que soit l’autorité de ce précédent, nous estimons que la fin de non-recevoir opposée au recours des communes est bien rigoureuse. Le contentieux de l’entrepôt nous paraît devoir être bilatéral et le recours ouvert à la commune comme il l’est au commençant. C’est qu’en effet la commune a un autre droit que celui de toucher les taxes d’octroi ; elle a le droit de veiller à ce que, par une application de fait abusive, l’administration n’augmente pas indéfiniment la faculté d’entrepôt au-delà des prévisions des règlements locaux, ce qui entraînerait une surveillance plus difficile, la possibilité de fraudes nombreuses et l’augmentation du personnel de contrôle, dont la rémunération est à sa charge. Ces considérations paraissent suffire pour justifier la recevabilité du recours de la commune.