Recueil des arrêts du Conseil d’Etat 1893, p. 589
A la différence des taxes d’arrosage et autres, les engagements souscrits pour la cession de parcelles de terrains nécessaires aux travaux, par l’adhérent à une association syndicale autorisée, ne constituent pas une charge inhérente à l’immeuble et le suivant dans les mains de tout détenteur.
En conséquence, l’acquéreur des parcelles cédées par un adhérent à l’association ne succédant pas, en l’absence d’une clause particulière du contrat de vente, à cet engagement de son auteur, et les aliénations consenties par le vendeur et non transcrites n’étant pas opposables à l’acquéreur qui a fait transcrire, il n’y a pas lieu pour l’autorité judiciare, compétemment saisie, par l’acheteur exproprié à la requête du syndicat, d’une demande d’attribution définitive de l’indemnité fixée par le jury, de faire interpréter préjudiciellement par l’autorité administrative les clauses de cet engagement sans influence, dès lors, sur le sort du litige.
M. Romieu, commissaire du gouvernement, a présenté sur cette affaire des conclusions dont voici le résumé :
Trois personnes sont en présence dans l’affaire soumise à vos délibérations : le canal, Dulaurier, souscripteur, et Bastide, acquéreur de Dulaurier. Nous n’examinerons pas si les modifications apportées ultérieurement à l’acte d’association syndicale et la non-inscription de Dulaurier sur les nouvelles listes souscrites après la loi du 13 juil. 1882 rendent nulles ses obligations envers le canal ; nous admettrons que Dulaurier est régulièrement engage vis-à-vis du syndicat.
Dès lors, les rapports suivants peuvent être considérés entre ces trois personnes envisagées deux à deux : 1° entre le canal et Dulaurier, souscripteur, il pourra naître des contestations portant ou sur des contrats de travaux publics ou sur des taxes ; le conseil de préfecture sera compétent ; 2° entre Dulaurier et les frères Bastide, il s’agira des effets d’une vente pure et simple, le contrat de vente n’ayant imposé à l’acquéreur aucune obligation vis-à-vis du canal ; la compétence sera donc judiciaire ; 3° enfin, entre le canal et les frères Bastide les questions qui s’agitent sont des questions d’expropriation, d’indemnité hypothétique fixée par le jury ; les frères Bastide prétendent réclamer l’exécution d’obligations privées ; c’est donc encore l’autorité judiciaire qui est compétente.
Le litige au fond, est donc bien judiciaire puisqu’il s’agit, en somme, de droits de propriété et de prix de parcelles expropriées.
Une question préjudicielle, toutefois, pourra se poser s’il est nécessaire, pour statuer au fond, d’interpréter les actes intervenus entre Dulaurier et le syndicat et d’où l’on prétendrait faire découler une obligation ou un contrat de travaux publics qui serait de la compétence du conseil de préfecture.
Y a-t-il, en fait, une question préjudicielle ? Toute la question est là. Le canal peut-il se prévaloir, vis-à-vis de Bastide, d’une aliénation consentie vis-à-vis du canal par Dulaurier et non transcrite ? En d’autres termes, l’obligation souscrite par Dulaurier avait-elle besoin d’être contenue au contrat et l’aliénation faite par lui devait-elle être transcrite pour être opposable à son acquéreur Bastide ?
Si cette obligation doit être mentionnée au contrat de vente ou si cette aliénation doit être transcrite pour être opposable aux tiers, comme dans l’espèce, il n’y a pas eu de transcription et qu’aucune mention ne figure au contrat, la convention est inexistante vis-à-vis de Bastide qui est un tiers ; elle est inopérante dans tous les cas et dès lors il n’y a pas lieu de l’interpréter. Il n’y a pas de question préjudicielle ; l’autorité judiciaire est compétente sur le tout.
Si, au contraire, la cession faite par Dulaurier au canal dans son acte d’engagement n’a pas besoin d’être transcrite pour être opposable au nouvel acquéreur, le canal peut s’en prévaloir, il faut interpréter les clauses de l’acte d’engagement et comme l’interprétation n’en peut être donnée que par l’autorité administrative le conflit doit être validé.
Examinons donc si la cession faite par Dulaurier au canal dans l’acte d’association syndicale suit l’immeuble entre les mains de tout détenteur sans aucune transcription.
Le texte fondamental est la loi du 23 mars 1855. Il résulte de ce texte classique et notamment de l’art. 3 que, au regard de l’acquéreur qui a fait transcrire son acte de vente, les cessions antérieures, translatives de droits de propriété et non transcrites n’existent pas ; il est un tiers ; le juge n’a donc pas à les interpréter puisque leur interprétation est juridiquement sans influence sur le sort du litige, sauf, bien entendu, les cas de collusion et de fraude qui sont toujours exceptés. Prenons un exemple en matière d’offres de concours pour des travaux publics. Un propriétaire cède un immeuble à une commune pour l’établissement d’un chemin et l’acte de cession n’a pas été transcrit. Le même propriétaire vend ensuite le même immeuble à un acquéreur qui fait transcrire et aucune clause du contrat ne l’oblige personnellement envers la commune : la commune ne pourra opposer à l’acquéreur l’offre de concours. Dans tous les cas, l’Etat, les départements, les communes, les établissements publics sont soumis à la loi de 1855, sauf les exceptions spéciales prévues par la loi de 1841 (Avis du Conseil d’Etat du 31 mars 1869, D. P. 1870.3.112).
Il faut en effet, pour invoquer une exception au principe général de la loi de 1855, un texte législatif général ou spécial. C’est ainsi que la loi de 1855 exclut elle-même de son application les baux au-dessous de 18 ans et les actes autres que ceux entre-vifs. C’est ainsi encore que les servitudes établies par la loi (art. 640 du Code civil sur l’écoulement des eaux et loi du 10 juin 1854 sur le drainage) sont exceptées de l’application de la loi de 1855. Dans ce cas, l’obligation pour le fonds assujetti dérive de la loi et d’ailleurs il n’y a pas d’acte à transcrire.
De même encore pour les servitudes d’utilité publique, obligations spéciales créées par la loi en matière de curage (loi du 14 floréal an XI) et autres obligations des syndicats forcés, imposées par la loi.
Enfin, la législation de 1841 sur l’expropriation contient quelques règles spéciales pour la transcription.
Y a-t-il pour les cessions de terrains faites au syndicat par un membre de l’association syndicale, soit une législation générale, soit une législation spéciale qui puisse faire échec à la loi de 1855 et rendre l’aliénation non transcrite opposable à l’acquéreur qui a transcrit ?
Examinons d’abord la législation générale. On invoque la jurisprudence du Conseil d’Etat sur l’obligation de la taxe pour les propriétaires de terrains engagés à irriguer, soit en exécution de la loi du 21 juin 1865, soit en vertu d’actes antérieurs. Aux termes de cette jurisprudence, c’est l’immeuble qui doit la taxe ; la taxe est une charge réelle qui suit l’immeuble indépendamment de toute transcription et on en conclut que les stipulations de l’acte d’association seraient transmises de la même manière.
L’esprit de cette jurisprudence (Dassac, 19 déc. 1879, p. 823 ; Favreau, 22 déc. 1882, p. 1068 ; Armand, 18 juin 1883, p. 509 ; Tassy, 9 janv. 1886, p. 7 ; Saint-Blancal, 18 janv. 1889, p. 65) nous paraît pouvoir se résumer ainsi : qu’il s’agisse de syndicats constitués depuis 1865 ou de canaux d’irrigation régis par la loi du 23 juin 1857, c’est l’immeuble engage à l’irrigation qui doit la taxe, et qui se trouve directement frappé de cette obligation comme d’une sorte de servitude légale. Les explications fournies par le comte Dubois lors de la discussion de la loi du 21 juin 1865 viennent à l’appui de cette interprétation, qui découle d’ailleurs de l’assimilation faite par la loi du 23 juin 1857 entre les taxes de curage et d’irrigation.
D’autre part, la transcription n’est pas exigée, parce que ces charges particulières ne rentrent pas parmi celles que prévoit la loi du 23 mars 1855, et forment non pas une servitude de droit civil, mais un droit réel accessoire sui generis qui n’est pas soumis à la formalité édictée par cette loi.
Nous n’avons rien de semblable pour les conventions relatives à des aliénations de terrains ; ces conventions sont des actes translatifs de propriété qui rentrent directement dans les termes de la loi de 1855. Le texte de cette loi est formel et constitue un obstacle matériel à toute extension de la jurisprudence. Il faut donc, pour que la convention soit opposable à l’acquéreur ou une stipulation du contrat de vente passé avec l’acquéreur ou la transcription de la cession faite au syndicat.
L’obligation souscrite par l’adhérent n’est pas essentielle au fonctionnement de l’association d’irrigation comme la taxe représentative de l’usage de l’eau. C’est une convention particulière variable à l’infini. Nous renvoyons sur ce point aux explications données par le comte Dubois lors de la discussion de l’art 17 de la loi de 1865.
Enfin, la cession de terrain ne présente aucune analogie avec le curage ou toute autre servitude d’utilité publique.
Si nous ne trouvons dans la législation générale aucun principe qui nous permette d’étendre la jurisprudence en matière de taxe à l’aliénation de parcelles de terrains, trouvons-nous quelque chose de particulier dans la législation spéciale qui régit le canal ? La loi du 13 juil. 1882 qui déclare d’utilité publique l’établissement du canal de Gignac porte : « les engagements des propriétaires pour l’usage de l’eau et les obligations qui en dérivent sont inhérentes à l’immeuble et le suivent en quelques mains qu’il passe ; en cas de vente partielle ou de partagée, l’obligation incombe à la parcelle sur laquelle la prise d’eau est établie ».
Cela ne vise que les engagements pour l’usage des eaux ; or, l’usage ne comprend pas les opérations de cession nécessaires pour l’exécution des travaux. Le terme « usage » employé par la loi ne laisse pas de doute sur ce point ; la circulaire du 10 avr. 1886, art. 10 (Bulletin de l’Hydraulique agricole, F. 133), a résumé la pratique administrative en divers modèles d’engagement. Or, ces modèles ne visent que l’usage de l’eau et on n’y voit aucun article sur la cession.
Le système de la loi de 1882 distingue nettement et l’usage et les travaux à exécuter. Les articles 2, 3, 4 et 5 établissent une redevance spéciale dite de premier établissement distincte de celle pour l’usage des eaux, qui est visée dans l’art. 9. Ainsi, aucun doute n’est possible sur le sens des mots « usage des « eaux ». Donc la dérogation apportée par la loi de 1882 à la loi de 1855 est strictement limitée à l’usage de l’eau et à la taxe et aucune dérogation n’est apportée à la loi de 1855 en ce qui concerne les cessions de terrains.
En résumé, aucune législation ni générale ni spéciale n’a dérogé, en matière de cessions de terrains, à la loi du 23 mars 1855 ; par conséquent une aliénation non transcrite n’est pas opposable au tiers acquéreur qui a pris soin de transcrire. En aucun cas, il n’y aura donc lieu d’interpréter des actes qui ne peuvent être opposés au tiers acquéreur. Le juge n’a pas à en connaître ; il n’y a pas et il ne peut pas y avoir de question préjudicielle administrative.
Appliquant ces principes à l’espèce, nous dirons que l’engagement de Dulaurier, vis-à-vis du canal, en admettant qu’il existe valablement, peut donner lieu, s’il n’est pas exécuté, à une action en indemnité devant le conseil de préfecture ; mais que cet engagement n’ayant pas été transcrit n’est, eu aucun cas, opposable aux sieurs Bastide ; qu’il est inexistant pour le juge civil qui n’a pas a l’interpréter ; qu’il n’y a pas de question préjudicielle et que le conflit doit être annulé.