CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 13762/04
présentée par la société ETABLISSEMENTS BIRET ET CIE S.A. et la société BIRET INTERNATIONAL
contre Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Finlande, France, Grèce, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal, Royaume‑Uni et Suède
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant le 9 décembre 2008 en une chambre composée de :
Rait Maruste, président,
Jean-Paul Costa,
Peer Lorenzen,
Karel Jungwiert,
Renate Jaeger,
Mark Villiger,
Isabelle Berro-Lefèvre, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 29 mars 2004,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Les requérantes, la société Etablissements Biret et Cie S.A. et la société Biret International, sont des sociétés de droit français ayant leur siège social à Paris. Elles sont représentées devant la Cour par Me S. Rodrigues, avocat à Bruxelles.
A. Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les requérantes, peuvent se résumer comme suit.
La première requérante, la société Etablissements Biret et Cie SA (ci‑après « la société Biret ») a pour activité principale le commerce de viande bovine et plus généralement de tous produits alimentaires.
Les 7 mars et 17 mai 1988, le Conseil des Ministres de l’Union européenne adopta deux directives (nos 88/146/CEE et 88/299/CEE) interdisant l’utilisation de certaines substances hormonales dans les viandes importées sur le territoire de l’Union. En application de ces textes, un embargo fut instauré sur la viande bovine, notamment d’origine américaine puisque celle-ci contenait les substances hormonales interdites.
En 1990, la société Biret s’associa avec la société C., de droit américain, pour créer la seconde requérante, la société Biret International, dont elle détenait 66 % du capital. Cette nouvelle société avait pour activité principale l’importation vers l’Europe de viandes provenant du continent nord-américain.
En raison de l’embargo susmentionné, l’activité de la société Biret International périclita rapidement et, par un jugement en date du 7 décembre 1995 rendu par le tribunal de commerce de Paris, la société fut placée en liquidation judiciaire.
Les 20 mai et 4 novembre 1996, les Etats-Unis et le Canada saisirent chacun l’Organisation mondiale du commerce (OMC), dont la Communauté européenne est membre, d’une procédure de règlement des différends. Ils estimaient que la législation communautaire sur l’importation de viande contenant des substances hormonales était contraire aux accords conclus dans le cadre de l’OMC.
Deux rapports d’experts rendus le 18 août 1997 dans le cadre de ces deux procédures conclurent à la violation par la Communauté européenne, et donc par les 15 Etats membres de cette organisation, des règles édictées dans le cadre de l’OMC, et en particulier de l’accord sur l’application des mesures sanitaires et phytosanitaires entré en vigueur le 1er janvier 1995.
Ces deux rapports furent contestés devant l’organe d’appel de l’OMC. Celui-ci rendit un rapport le 16 janvier 1998 amendant partiellement les deux précédents rapports, mais concluant néanmoins à la violation par la Communauté européenne de ses engagements au titre de l’accord sur l’application des mesures sanitaires et phytosanitaires. Cette conclusion se fondait sur une insuffisance dans l’analyse scientifique des risques encourus en cas d’utilisation des hormones mises en cause.
Le 13 février 1998, l’organe de règlement des différends de l’OMC adopta le rapport d’appel et conclut à la non-conformité de la législation communautaire avec les règles édictées par l’OMC. La Communauté se vit accorder un délai de quinze mois pour se conformer aux règles commerciales internationales.
Sur la base de nouvelles analyses, une nouvelle directive européenne fut adoptée en juillet 2000.
Considérant que les directives européennes de 1988 censurées par l’OMC avaient compromis, puis empêché, la poursuite de l’activité de la société Biret International, les requérantes saisirent chacune, les 29 mai et 1er août 2000, le tribunal de première instance des Communautés européennes (TPICE) d’un recours en responsabilité non contractuelle.
Le tribunal rejeta ces recours par deux arrêts identiques du 11 janvier 2002. Il expliqua que l’accord n’était pas de nature à créer pour les particuliers des droits dont ceux-ci pourraient se prévaloir en justice et que leur violation éventuelle n’était donc pas susceptible d’engager la responsabilité non contractuelle de la Communauté. Il releva également que les directives avaient été adoptées antérieurement aux règles de l’OMC concernant l’application des mesures sanitaires et phytosanitaires.
Le 30 septembre 2003, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) rejeta les pourvois formés par les deux requérantes, adoptant cependant des motifs différents de ceux du TPICE. Elle expliqua que les effets dommageables prétendument causés aux requérantes avaient nécessairement pris fin avec la cessation d’activité de la société Biret International en 1995. Or, les directives communautaires litigieuses ayant été déclarées non conformes par l’OMC en 1998 et la Communauté ayant obtenu jusqu’au 13 mai 1999 pour se mettre en conformité avec les règles du commerce international, la responsabilité non contractuelle de cette dernière ne pouvait être engagée pour des faits survenus antérieurement.
B. Le droit communautaire pertinent
Traité instituant la Communauté européenne, Rome, 1957
Article 225
« Le Tribunal de première instance est compétent pour connaître en première instance des recours visés aux articles (…) 235 (…) »
Article 235
« La Cour de justice est compétente pour connaître des litiges relatifs à la réparation des dommages visés à l’article 288, deuxième alinéa. »
Article 281
« La Communauté a la personnalité juridique. »
Article 288
« (…) En matière de responsabilité non contractuelle, la Communauté doit réparer, conformément aux principes généraux communs aux droits des Etats membres, les dommages causés par ses institutions ou par ses agents dans l’exercice de leurs fonctions. »
Article 300
« (…)
Les accords conclus selon les conditions fixées au présent article lient les institutions de la Communauté et les Etats membres. »
Directive no 88/146/CEE du Conseil du 7 mars 1988 interdisant l’utilisation de certaines substances à effet hormonal dans les spéculations animales
Article 6
« 1. Les Etats membres interdisent l’importation en provenance des pays tiers d’animaux d’exploitation auxquels ont été administrés, par quelque moyen que ce soit, des substances à effets thyréostatique, œstrogène, androgène ou gestagène ainsi que des viandes provenant de ces animaux (…) »
Article 7
« Le Conseil, statuant à la majorité qualifiée sur proposition de la Commission, peut arrêter des dérogations [à l’article] 6 en ce qui concerne les échanges d’animaux destinés à la reproduction (…) et des viandes provenant de ces derniers animaux, compte tenu des garanties données. »
La directive no 88/299/CEE du Conseil du 17 mai 1988, relative aux échanges des animaux traités à certaines substances à effet hormonal et de leurs viandes, visés à l’article 7 de la directive 88/146/CEE, met en place certaines dérogations à l’interdiction d’importation de viandes hormonales telle qu’elle résulte de la directive du 7 mars 1998, notamment en ce qui concerne les animaux destinés à la reproduction.
Accord sur l’application des mesures sanitaires et phytosanitaires conclu dans le cadre de l’OMC
Article5
relatif à l’évaluation des risques et détermination du niveau approprié
de protection sanitaire ou phytosanitaire
« 1. Les Membres feront en sorte que leurs mesures sanitaires ou phytosanitaires soient établies sur la base d’une évaluation, selon qu’il sera approprié en fonction des circonstances, des risques pour la santé et la vie des personnes et des animaux ou pour la préservation des végétaux, compte tenu des techniques d’évaluation des risques élaborées par les organisations internationales compétentes (…). »
GRIEFS
a) Invoquant les articles 6 et 13 de la Convention, les requérantes se plaignent de ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable et de ne pas avoir eu accès à un tribunal dans la mesure où, d’une part, elles n’ont pas eu la possibilité de contester les deux directives européennes de 1988 avant que celles-ci ne soient censurées par l’organe de règlement des différends de l’OMC et, d’autre part, elles n’ont pu engager la responsabilité de la Communauté qu’à l’issue du délai accordé à celle-ci pour se conformer à ses engagements au titre de l’OMC.
b) Sur le fondement de l’article 1 du Protocole no 1, les requérantes estiment que la législation communautaire déclarée en définitive illégale a privé la société Biret International de son fonds de commerce et a ainsi porté atteinte à son droit de propriété.
EN DROIT
1. La Cour constate que les griefs tirés des articles 6 et 13 de la Convention tiennent exclusivement à des lacunes alléguées de l’ordre juridique communautaire, qui auraient eu pour conséquence de priver les sociétés requérantes de l’accès à un tribunal pour faire valoir leurs griefs dans le cadre d’un procès équitable. A la lumière de sa jurisprudence pertinente (voir, notamment, Behrami et Behrami c. France ((déc.) [GC], no 71412/01, 31 mai 2007, et Boivin c. 34 Etats membres du conseil de l’Europe, (déc.), no 73250/01, CEDH 2008-…), elle estime que les violations alléguées de la Convention ne sauraient être imputées à l’un ou l’autre des 15 Etats membres mis en cause par les sociétés requérantes puisqu’aucun d’entre eux n’est intervenu, directement ou indirectement, dans ce litige.
Quant à une responsabilité éventuelle de la Communauté à cet égard, la Cour rappelle que cette organisation internationale n’a pas adhéré à la Convention et qu’elle ne peut donc voir sa responsabilité engagée au titre de celle-ci (voir, mutatis mutandis, par exemple, Boivin, précitée).
Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que cette partie des griefs est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention.
2. En ce qui concerne le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, dans la mesure où celui-ci doit s’interpréter comme mettant en cause l’application de la législation communautaire dans l’ordre juridique des quinze états membres, la Cour relève d’emblée que seules les mesures d’interdiction prises par la France ont eu un effet sur l’activité commerciale des sociétés requérantes. En conséquence, elle ne voit aucune raison de mettre en cause en l’espèce la responsabilité au regard de la Convention des quatorze autres Etats membres du fait des mesures qu’ils ont mises en œuvre sur leurs territoires respectifs pour l’application des directives communautaires litigieuses.
La Cour estime qu’il convient d’examiner les griefs des requérantes tenant à la mesure d’embargo prise par la France à la lumière des principes qu’elle a dégagés dans les affaires où elle a été amenée à rechercher si la responsabilité d’Etats parties à la Convention pouvait être mise en jeu au regard de celle-ci à raison d’actions ou d’omissions tenant à l’appartenance de ces Etats à une organisation internationale. A cet égard, elle juge particulièrement pertinent de renvoyer à l’affaire Bosphorus (Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi dite « Bosphorus Airways » c. Irlande ([GC], no 45036/98, CEDH 2005‑VI), qui portait, comme la présente espèce, sur une mesure prise par un Etat membre en application d’une disposition du droit communautaire.
Dans cette affaire, la Cour a relevé que la mesure en cause (la saisie en Irlande de l’aéronef loué par la société requérante, sur la base d’un règlement communautaire pris lui-même en application d’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU) avait été mise en œuvre par les autorités de l’Etat défendeur, sur son territoire national, à la suite d’une décision d’un ministre de cet Etat (Bosphorus, précité, § 137). Dans cette situation, la Cour n’a vu aucun problème touchant à sa compétence, notamment ratione personae, vis-à-vis de l’Etat irlandais. Elle a ensuite considéré que la protection des droits fondamentaux offerte par le droit communautaire était en principe « équivalente » à celle assurée par le mécanisme de la Convention, sauf si l’on constatait une « insuffisance manifeste » dans une affaire donnée. Elle a donc conclu dans cette affaire que la mesure litigieuse n’avait pas emporté violation de l’article 1 du Protocole no 1 (Bosphorus, précité, § 165).
En l’espèce, la Cour relève que la mesure litigieuse, à savoir l’interdiction d’importation de viande bovine, a été mise en œuvre par les autorités françaises, sur leur territoire national, à la suite de l’adoption des deux directives européennes de 1988. Comme dans l’affaire Bosphorus, les violations alléguées de la Convention découlent donc d’actes pris par l’Etat défendeur en exécution des obligations lui incombant dans le cadre communautaire, actes qui ont ensuite été contestés devant les juridictions communautaires.
La Cour rappelle qu’elle a conclu dans son arrêt de grande Chambre en l’affaire Bosphorus, au terme d’une analyse approfondie des garanties en matière de droits fondamentaux mises en place par le droit communautaire, à une présomption de protection, par l’ordre juridique communautaire, des droits garantis par la Convention. Elle estime que la présente affaire ne fait apparaître aucune « insuffisance manifeste » dans la protection des droits fondamentaux qui pourrait renverser cette présomption (voir, mutatis mutandis, Coopérative des agriculteurs de Mayenne et coopérative laitière Maine-Anjou c. France (déc.), no 16231/04, 8 novembre 2006).
En conséquence, pour la Cour, on peut légitimement présumer en l’espèce que la France, en imposant la mesure d’embargo litigieuse à l’intérieur de ses frontières, ne s’est pas écartée des obligations qui lui incombaient au titre de la Convention lorsqu’elle a mis en œuvre celles qui résultaient de son appartenance à la Communauté européenne (Bosphorus, précité, § 165).
Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Rait Maruste
Président
Claudia Westerdiek
Greffière