CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 73274/01
présentée par Bernard CONNOLLY
contre Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Finlande, France, Grèce, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal,
Royaume-Uni et Suède
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant le 9 décembre 2008 en une chambre composée de :
Rait Maruste, président,
Jean-Paul Costa,
Peer Lorenzen,
Karel Jungwiert,
Renate Jaeger,
Mark Villiger,
Isabelle Berro-Lefèvre, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 16 août 2001,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Le requérant, M. Bernard Connolly, est un ressortissant britannique, résidant à Londres. Il est représenté devant la Cour par Mes P.‑P. Van Gehuchten et J. Sambon, avocats à Bruxelles.
A. Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.
A l’époque des faits, le requérant travaillait à la Commission européenne. Son rôle consistait à suivre les politiques monétaires dans les Etats membres et à analyser les implications nationales de la mise en œuvre de l’Union européenne et monétaire.
Le 24 avril 1995, le requérant demanda à bénéficier d’un congé pour convenance personnelle entre le 3 juillet et le 2 octobre 1995. Ce congé lui fut accordé le 2 juin 1995. Durant cette période, il rédigea un ouvrage intitulé « The Rotten Heart of Europe. The dirty war for Europe’s money » (« Le cœur pourri de l’Europe. La sale guerre de la monnaie européenne ») qu’il fit publier sans l’autorisation préalable de son autorité hiérarchique. De nombreux extraits de ce livre furent publiés dans le Financial Times.
Par une lettre du 6 septembre 1995, le directeur général du personnel et de l’administration, en sa qualité d’autorité investie du pouvoir de nomination (AIPN) informa le requérant de sa décision d’ouvrir une procédure disciplinaire contre lui pour violation des articles 11, 12 et 17 du statut des fonctionnaires des Communautés européennes (ci-après « le statut »). Il considéra que les propos contenus dans le livre reflétaient une opinion personnelle, discordante de la ligne de conduite adoptée par la Commission que le requérant se devait pourtant de promouvoir, et que cette attitude avait porté atteinte à l’image et à la réputation de cette institution.
Une première audition devant l’AIPN se déroula le 12 septembre 1995. A cette occasion, le requérant déposa une déclaration écrite indiquant qu’il ne répondrait à aucune question sans connaître préalablement les manquements qui lui étaient reprochés. Le lendemain, l’AIPN lui précisa que les manquements allégués faisaient suite à la publication de son livre, à la reproduction de certains passages dans des journaux britanniques ainsi qu’à l’interview qu’il avait accordée au quotidien The Times, sans accord préalable.
Lors de la seconde audition, le requérant refusa de nouveau de s’exprimer et déposa une déclaration écrite dans laquelle il fit valoir qu’il était possible, selon lui, de publier sans autorisation dès lors que cette publication intervenait pendant sa période de congés pour convenance personnelle.
Le 27 septembre 1995, l’AIPN décida de suspendre le requérant de ses fonctions avec effet au 3 octobre 1995 et avec retenue de la moitié de son traitement de base pendant la période de suspension. Le requérant exerça un premier recours devant le tribunal de première instance des Communautés européennes (TPICE) afin d’obtenir l’annulation des actes préparatoires de la procédure disciplinaire ainsi que de cette décision de suspension.
Le 4 octobre 1995, l’AIPN décida de saisir le conseil de discipline. Celui-ci rendit son avis le 7 décembre suivant dans lequel il recommanda de révoquer le requérant. Celui-ci fut entendu sur cet avis par l’AIPN le 9 janvier 1996.
Par une décision du 16 janvier 1996, l’AIPN révoqua le requérant, sans perte des droits à la pension d’ancienneté.
Le 7 mars 1996, en vertu des articles 90 § 2 et 91 du statut, le requérant saisit l’AIPN d’une réclamation contre l’avis rendu par le conseil de discipline et contre la décision de révocation. Cette réclamation fut rejetée le 18 juillet 1996. Les 13 mars et 8 octobre 1996, le requérant introduisit un second recours devant le TPICE visant à obtenir l’annulation de l’avis du conseil de discipline et de la décision de révocation. Dans ce recours, il sollicita également le versement de dommages et intérêts.
Par deux arrêts rendus le 19 mai 1999, le TPICE rejeta les deux recours en annulation présentés par le requérant. Répondant à l’ensemble des arguments qui lui étaient soumis, il estima que les faits pour lesquels le requérant était poursuivi étaient suffisamment caractérisés et que la procédure disciplinaire avait revêtu un caractère équitable.
Le requérant introduisit deux pourvois devant la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) le 20 juillet 1999. Ces deux recours étaient fondés sur de nombreux moyens de défense.
Le 19 octobre 2000, l’avocat général près la CJCE présenta ses conclusions. Par deux lettres en date du 5 février 2001 adressées au greffe de la CJCE, le requérant demanda à déposer des observations écrites à la suite de ces conclusions et sollicita la réouverture de la phase orale de la procédure. S’estimant suffisamment éclairée, la Cour rejeta ces deux demandes par deux ordonnances en date du 16 février 2001.
Par deux arrêts en date du 6 mars 2001, la CJCE rejeta les deux pourvois introduits par le requérant. Elle estima que, contrairement à ce que soutenait le requérant, le TPICE n’avait commis aucune erreur d’appréciation, et confirma l’argumentation développée en première instance.
B. Le droit interne pertinent
Les passages pertinents du statut des fonctionnaires des Communautés européennes, en vigueur à l’époque des faits, se lisent comme suit :
Article 11
« Le fonctionnaire doit s’acquitter de ses fonctions et régler sa conduite en ayant uniquement en vue les intérêts des Communautés sans solliciter ni accepter d’instructions d’aucun gouvernement, autorité, organisation ou personne extérieure à son institution.
Le fonctionnaire ne peut accepter d’un gouvernement ni d’aucune source extérieure à l’institution à laquelle il appartient, sans autorisation de l’autorité investie du pouvoir de nomination, une distinction honorifique, une décoration, une faveur, un don, une rémunération, de quelque nature qu’ils soient, sauf pour services rendus soit avant sa nomination, soit au cours d’un congé spécial pour service militaire ou national, et au titre de tels services. »
Article 12
« Le fonctionnaire doit s’abstenir de tout acte et, en particulier, de toute expression publique d’opinions qui puissent porter atteinte à la dignité de sa fonction.
(…)
Si le fonctionnaire qui se propose d’exercer une activité extérieure, rémunérée ou non, ou de remplir un mandat en dehors des Communautés, il doit en demander l’autorisation à l’autorité investie du pouvoir de nomination. Cette autorisation lui est refusée si l’activité ou le mandat est de nature à nuire à l’indépendance du fonctionnaire ou à porter préjudice à l’activité des Communautés. »
Article 17
« Le fonctionnaire ne doit ni publier ni faire publier, seul ou en collaboration, un texte quelconque dont l’objet se rattache à l’activité des communautés sans l’autorisation de l’autorité investie du pouvoir de nomination. Cette autorisation ne peut être refusée que si la publication envisagée est de nature à mettre en jeu les intérêts des communautés. »
Article 90 § 2
« Toute personne visée au présent statut peut saisir l’autorité investie du pouvoir de nomination d’une réclamation dirigée contre un acte lui faisant grief, soit que ladite autorité ait pris une décision, soit qu’elle se soit abstenue de prendre une mesure imposée par le statut. La réclamation doit être introduite dans un délai de trois mois (…) »
Article 91
« La Cour de justice des Communautés européennes est compétente pour statuer sur tout litige entre les Communautés et l’une des personnes visées au présent statut et portant sur la légalité d’un acte faisant grief à cette personne au sens de l’article 90 paragraphe 2. Dans les litiges de caractère pécuniaire, la Cour de justice a une compétence de pleine juridiction.
Un recours à la Cour de justice des Communautés européennes n’est recevable que si l’autorité investie du pouvoir de nomination a été préalablement saisie d’une réclamation au sens de l’article 90 paragraphe 2 et dans le délai y prévu et si cette réclamation a fait l’objet d’une décision explicite ou implicite de rejet. »
Article 3 de l’annexe IX
« Sur la base du rapport d’enquête, après avoir communiqué au fonctionnaire concerné toutes les pièces du dossier et après l’avoir entendu, l’autorité investie du pouvoir de nomination peut :
(…)
c) en cas de manquement aux obligations
(…)
ii) décider de l’ouverture d’une procédure disciplinaire devant le conseil de discipline. »
Traité instituant la Communauté européenne, Rome, 1957
Article 225
« Le Tribunal de première instance est compétent pour connaître en première instance des recours visés aux articles 230, 232, 235, 236 et 238 (…) »
Article 236
« La Cour de justice est compétente pour statuer sur tout litige entre la Communauté et ses agents dans les limites et conditions déterminées au statut ou résultant du régime applicable à ces derniers. »
GRIEFS
Sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant dénonce une multitude de manquements aux garanties du procès équitable, notamment aux principes du contradictoire et de l’égalité des armes, aussi bien devant les organes internes à la Commission européenne que devant le TPICE ou la CJCE.
Invoquant l’article 6 § 1 combiné avec l’article 13, il se plaint de ne pas avoir pu faire valoir ses observations relatives aux conclusions déposées par l’avocat général et de ne pas avoir pu obtenir la réouverture des débats.
Sur le fondement de l’article 10, le requérant estime que la censure préalable que constitue, selon lui, l’obligation d’obtenir une autorisation avant publication a entraîné une ingérence dans son droit à la liberté d’expression, qui ne répondait pas à la condition de prévisibilité et ne poursuivait pas de but légitime au sens du second paragraphe de cette disposition et qui, de plus, n’a été soumise à aucun contrôle juridictionnel effectif.
Toujours au regard de l’article 10, l’intéressé allègue que la sanction de révocation qui lui a été infligée en raison de la publication de son livre n’était ni proportionnée ni nécessaire au regard du second paragraphe de cette disposition.
Sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1, le requérant soutient que l’exigence d’obtenir une autorisation préalable à la publication et à la perception de droits d’auteur, jointe à la révocation qui sanctionne le non‑respect de cette obligation, a méconnu le droit au respect des biens garanti par cette disposition.
Invoquant l’article 13, combiné aux articles 10 et 1 du Protocole no 1, le requérant critique les juridictions communautaires pour ne pas avoir appliqué, dans l’examen de ses griefs, la même méthodologie et les mêmes méthodes de raisonnement habituellement utilisées par la Cour de Strasbourg lorsque cette dernière connaît de griefs de ce type.
EN DROIT
La Cour constate qu’à l’origine de la requête se trouve un litige relatif à la décision de révoquer le requérant, fonctionnaire travaillant pour la Commission européenne, après que celui-ci eut publié un ouvrage en rapport avec ses fonctions professionnelles et sans avoir préalablement obtenu l’autorisation de l’autorité compétente, au mépris de l’article 17 du statut des fonctionnaires des Communautés européennes.
Le requérant ne conteste pas que les violations alléguées de la Convention trouvent leur origine dans un acte de la Commission (la décision de révocation) ainsi que dans les arrêts rendus sur recours par le TPICE et la CJCE. Cependant, il estime que les quinze Etats qui étaient membres de l’Union européenne à l’époque des faits devraient être reconnus conjointement responsables des violations conventionnelles découlant d’un acte communautaire, dans la mesure où le transfert de compétence à l’initiative des Etats membres et à destination d’une organisation internationale ne saurait, selon lui, les dispenser des obligations qui leur incombent au regard de la Convention.
La Cour estime qu’il convient d’examiner les griefs du requérant à la lumière des principes qu’elle a dégagés dans les affaires où elle a été amenée à rechercher si la responsabilité d’Etats parties à la Convention pouvait être engagée au regard de celle-ci en raison d’actions ou d’omissions tenant à l’appartenance de ces Etats à une organisation internationale. Ces principes ont été rappelés et développés en particulier dans les affaires Bosphorus (Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi dite « Bosphorus Airways » c. Irlande ([GC], no 45036/98, CEDH 2005‑VI), Behrami et Behrami c. France ((déc.) [GC], no 71412/01, 31 mai 2007) et Saramati c. Allemagne, France et Norvège ((déc.) [GC], no 78166/01, 31 mai 2007) et se trouvent également repris dans une décision récente de la Cour (Boivin c. 34 Etats membres du Conseil de l’Europe (déc.), no 73250/01, CEDH 2008-…) qui portait, comme en l’espèce, sur un litige entre un fonctionnaire international et l’organisation internationale qui l’employait.
Pour autant que l’on puisse considérer que la protection des droits fondamentaux offerte par l’ordre juridique communautaire soit mise en doute en l’espèce, la Cour rappelle qu’elle a déjà admis que cette protection était « équivalente » à celle assurée par le mécanisme de la Convention (Bosphorus, précité, § 165) ; elle ne voit rien dans la présente affaire qui pourrait l’amener à une conclusion différente.
Quoi qu’il en soit, la Cour constate qu’en réalité les doléances du requérant sont essentiellement dirigées contre les décisions rendues dans son affaire. Il critique en effet les motifs de sa révocation, estimant qu’ils portent atteinte à sa liberté d’expression, ainsi que les procédures mises en œuvre à son encontre aussi bien devant l’AIPN que devant les juridictions communautaires, celles-ci n’étant, selon lui, pas équitables. Il fait également valoir que l’exigence d’obtenir une autorisation préalable à la publication, et donc à la perception de droits d’auteur,serait contraire à son droit de propriété.
La Cour note que seuls les organes communautaires, à savoir l’AIPN, le TPICE et la CJCE, ont eu à connaître du contentieux opposant le requérant à la Commission européenne. Elle constate qu’à aucun moment l’un ou l’autre des Etats mis en cause n’est intervenu, directement ou indirectement, dans ce litige, et ne relève en l’espèce aucune action ou omission de ces Etats ou de leurs autorités qui serait de nature à engager leur responsabilité au regard de la Convention. On ne saurait donc dire que le requérant, en l’espèce, relève de la « juridiction » des Etats défendeurs au sens de l’article 1 de la Convention.
La Cour estime qu’en conséquence les violations alléguées de la Convention ne sauraient être imputées aux Etats mis en cause dans la présente affaire.
Quant à une responsabilité éventuelle de l’Union européenne, elle rappelle que cette organisation internationale n’a pas adhéré à la Convention et qu’elle ne peut donc voir sa responsabilité engagée au titre de celle-ci (voir, mutatis mutandis, Boivin c. 34 Etats membres du Conseil de l’Europe, précitée).
Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que les griefs du requérant sont incompatibles ratione personae avec les dispositions de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Rait Maruste
Président
Claudia Westerdiek
Greffière