La liaison préalable du contentieux s’impose-t-elle en référé-provision ? Les deux pourvois dont vous êtes saisis vous offrent – enfin – l’occasion de trancher cette question.
Régime du référé-provision
Entre la création de cette voie de recours, en 1988, et sa transformation en 2000, la question ne se posait pas en ces termes. Le référé-provision devait être assorti d’une requête au fond, elle-même soumise à la règle de la décision préalable. Mais vous avez jugé que ce référé ne pouvait être déclaré irrecevable que si la demande au fond était elle-même entachée d’une irrecevabilité manifeste insusceptible d’être couverte en cours d’instance1, ce qui n’est pas le cas de la liaison du contentieux, qui peut intervenir jusqu’à la date à laquelle le juge statue2.
Depuis sa modification par le décret n° 2000-1115 du 22 novembre 2000, l’article R. 541-1 du code de justice administrative permet au juge des référés d’accorder une provision « même en l’absence d’une demande au fond », c’est-à-dire d’une action contentieuse au fond. Comme l’explique Jean Courtial dans ses conclusions sur la décision de Section Société Grey Diffusion, le pouvoir réglementaire a fait le choix, contre l’avis du groupe de travail du Conseil d’État qui avait préparé la réforme, d’ériger le référé-provision en procédure autonome. Selon lui, cela « signifie que, désormais, il est possible d’obtenir du juge l’allocation d’une provision sans liaison préalable du contentieux, sans que l’administration ait pris explicitement ou implicitement position sur l’existence et le montant de l’obligation, et même, pourquoi pas, sans que le créancier ait saisi l’autorité administrative d’une quelconque réclamation ». Vous n’avez toutefois jamais eu à confirmer ou infirmer cette analyse3.
En principe, les règles de droit commun relatives à l’introduction de l’instance telles qu’elles résultent du livre IV du code de justice administrative s’appliquent aux procédures de référés4, sauf disposition contraire ou incompatibilité logique ou pratique, tenant souvent à l’urgence qui caractérise certaines de ces procédures, et, parfois, au caractère provisoire des décisions du juge des référés5.
Exigence de liaison du contentieux et célérité de la procédure
En l’occurrence, la règle de la décision préalable posée à l’article R. 421-16 est expressément écartée pour le référéconstat7 et le référé-instruction8, mais pas pour le référé-provision. Et nous ne pensons pas que les considérations de célérité suffisent à exclure l’exigence de liaison du contentieux.
Le référé-provision, régi par le titre IV du livre V, n’est pas, à proprement parler, un référé d’urgence, relevant du titre II, même si l’article L. 511-1 du code prescrit au juge de se prononcer « dans les meilleurs délais »9. Votre jurisprudence a déjà opéré le départ entre les référés d’urgence et les autres référés pour réserver l’allégement de conditions de recevabilité à la première10. Il est vrai que, comme vous l’avez expressément jugé que l’objet du référé-provision est d’obtenir rapidement le versement d’une provision, ce qui vous a conduit à y transposer la jurisprudence dégagée en matière de référés d’urgence11 permettant au requérant d’introduire son référé sans attendre l’issue d’un recours administratif préalable obligatoire ou d’une procédure préalable de conciliation ou de médiation, pourvu qu’il ait formé ce recours ou engagé cette procédure avant de saisir le juge12. Mais cette jurisprudence postule justement la préexistence d’un refus de l’administration au moins dans tous les cas où il existe une procédure préalable obligatoire au recours.
Justifications de l’exigence de liaison du contentieux
En tout état de cause, l’exigence de liaison du contentieux n’est guère contraignante pour le requérant pressé, qui peut saisir simultanément l’administration et le juge des référés puisque la liaison doit être préalable au jugement, pas à l’introduction du recours13. Beaucoup, et non des moindres14, ont cru qu’il avait été mis fin à cette tolérance par le second alinéa de l’article R. 421-1 issu du décret dit JADE du 2 novembre 201615 qui prévoit que « lorsque la requête tend au paiement d’une somme d’argent, elle n’est recevable qu’après l’intervention de la décision prise par l’administration sur une demande préalablement formée devant elle ». Mais ce n’est pas le cas16.
Dans ces conditions, la solution naturelle17 consiste à appliquer de plano le 2nd alinéa de l’article R. 421-1 au référé-provision, qui est bien une « requête » qui « tend au paiement d’une somme d’argent »18. Trois considérations, qui n’ont rien de déterminantes, viennent au soutien de cette solution littérale :
– en premier lieu, puisque le référé-provision s’est autonomisé, il est logique d’exiger une liaison propre du contentieux. Dans le cas contraire, le contentieux pourrait ne jamais être lié, puisque le requérant peut parfaitement s’abstenir de présenter une requête au fond. Sans doute le caractère contradictoire de la procédure met-il à même l’administration d’exprimer son refus et de s’en expliquer. Mais la temporalité du référé-provision ne lui permet pas toujours de produire une défense écrite, et il faut rappeler qu’aucune disposition ni aucun principe n’imposent la tenue d’une audience publique en référé-provision19. L’administration peut donc ne jamais s’être prononcée sur les prétentions du demandeur, avant de se voir contrainte de verser une provision. C’est le cas dans l’une des deux affaires ;
– en deuxième lieu, tout autonome qu’il est, le référé-provision n’a pas vocation à devenir la procédure indemnitaire de droit commun. Sans doute l’exigence de liaison du contentieux n’est-elle qu’un rempart de papier puisque, comme on l’a dit, le requérant peut mener de front les procédures administrative et contentieuse. Mais on peut espérer que la plupart des requérants observeront cette règle de bon sens selon laquelle la personne qui veut de l’argent de l’administration s’adresse d’abord à elle avant de se plaindre devant le juge de n’avoir rien reçu. Cette invitation est d’autant moins superflue que le référé-provision est censé porter sur une créance non sérieusement contestable. Il est, disons, un peu moins improbable que l’administration mette la main au portefeuille sans attendre d’y être contrainte par le juge ; enfin, la solution de dispense aboutit à cette situation absurde dans laquelle, après avoir introduit sans succès un référé-provision, le requérant serait contraint de formuler une demande préalable à l’administration pour lier le contentieux de fond, alors qu’il sait pertinemment que celle-ci refusera, forte de l’ordonnance de rejet. Il résulte en effet de l’avis Rollet que la défense de l’administration sur ce référé ne peut plus lier le contentieux. À l’inverse, en obligeant le demandeur à lier le contentieux pour le référé-provision, on lui permet aussi de cocher la case pour l’éventuelle requête au fond20.
Vous pourriez ici vous aviser d’un fâcheux effet collatéral : un requérant qui a saisi l’administration d’une demande indemnitaire avant son référé-provision et s’est vu notifier une décision de rejet avec mention des voies et délais de recours21, pourrait être forclos à présenter une requête indemnitaire à l’issue de son référé-provision22. Mais ce piège ne devrait pas exister. De même que le référé expertise interrompt le délai de recours contentieux contre la décision rejetant la demande d’indemnité23, et même s’il peut n’être suivi d’aucune demande au fond, le référé-provision doit avoir cet effet interruptif, le délai recommençant à courir à compter de la notification de la décision du juge des référés. Tel est le cas en procédure civile24.
C’est sous cette dernière réserve que nous vous proposons de juger, comme de nombreuses cours d’ailleurs25, que l’article R. 421-1 s’applique au référé-provision.
Cette solution vous conduira à annuler les deux ordonnances de référé qui avaient donné raison à MM. Godin et Lazar, deux détenus s’estimant lésés dans la rémunération de leur travail et ayant directement réclamé devant le juge la réparation du préjudice financier inférieur à 10 000 € résultant du non-respect fautif de la réglementation applicable et, pour M. Godin, du préjudice moral subi. Statuant en référé, vous rejetterez les demandes comme irrecevables.
Tel est le sens de nos conclusions. ■
- CE 20 mars 2000, Département des Hauts-de-Seine, n° 199013 : aux Tables sur un autre point, p. 994. [↩]
- CE 25 avril 2003, SA Clinique les Chataîgniers, n° 238683 : Rec., T., p. 899. [↩]
- Tout au plus avez-vous écarté l’application de cette règle en présence d’un référé-provision introduit en matière de travaux publics, en vous appuyant sur l’exception historique mais désormais défunte en matière de travaux publics (CE 16 novembre 2005, Auguste et Commune de Nogent-sur-Marne, nos 262360 et 263709 : Rec., p. 507). Nous aurions toutefois scrupule à trop tirer sur l’a contrario. [↩]
- V. par exemple pour le ministère d’avocat en référé-provision: JRCE 27 mai 2011, Bidalou, n° 349494. [↩]
- V. plus largement pour l’exigence d’habilitation du maire par le conseil municipal: CE 28 novembre 1980, Ville de Paris (c/ Établissements Roth, n° 17732 : Rec., p. 446 ; ou pour l’obligation de notification des recours en urbanisme (CE 30 décembre 2002, Commune de Six-Fours-les-Plages, n° 245621 : Rec., T., p. 861. [↩]
- Elle est nécessairement respectée pour le référé-suspension. [↩]
- Article R. 531-1 du code de justice administrative. [↩]
- Article R. 532-1 du code de justice administrative. [↩]
- Et que vous lui appliquez l’article L. 5 du code qui permet d’adapter les exigences du contradictoire à celles de l’urgence (CE 29 janvier 2003, Commune d’Annecy, n° 247909 : Rec., p. 4). [↩]
- V. à propos du référé-expertise: CE 30 mai 2016, Société OPH Lille Métropole Habitat, n° 376187 : Rec., p. 187. Ce précédent porte sur le référé expertise. La cour de Nantes l’a jugé pour le référé-provision (CAA Nantes 14 octobre 2010, Commune d’Étables-sur-Mer, no 09NT02422 : JCP Adm. 2011, n° 2098). [↩]
- CE S. 12 octobre 2001, Société Produits Roche, n° 237376 : Rec., p. 463 ; AJDA 2002, p. 123. [↩]
- V. notamment la décision Grey diffusion, préc. V. aussi: CE 10 juin 2009, Société de cogénération et de production du Boe, n° 322242: Rec., T., p. 842; CE 16 décembre 2009, Société d’architecture Groupe 6, n° 326220: Rec., T., p. 840. Il est probable que vous accepteriez aussi que, dans le cas où le RAPO a été formé postérieurement à l’introduction du référé-provision, le requérant le régularise par des conclusions nouvelles dirigées contre la décision rendue sur ce recours (v. par analogie en aide sociale: CE 4 novembre 2015, Boudina, n° 384241: Rec., T., p. 554). [↩]
- On pourrait toutefois imaginer que le juge du référé-provision prenne de vitesse le requérant et rejette le référé par ordonnance avant que le contentieux ait pu être lié. Mais outre qu’il suppose une certaine réactivité du juge et qu’il est, au fond, un peu vain, l’exercice est périlleux car la frontière est ténue entre le défaut de liaison du contentieux, que le juge n’est pas tenu d’inviter le requérant à régulariser, et le défaut de production de la décision attaquée, qui appelle une information du requérant. [↩]
- V. notamment le communiqué de presse du Conseil d’État publié sur son site Internet commentant le décret JADE, ou encore le code de justice administrative commenté par le Président Chabanol. [↩]
- Décret n° 2016-1480 du 2 novembre 2016 portant modification du code de justice administrative. [↩]
- Avis CE S. 27 mars 2019, Rollet, n° 426472 : Rec., p. 95. [↩]
- Il serait par ailleurs illogique de transposer la solution Grey diffusion, comme a pu le faire un autre juge des référés (JRTA Rouen 30 août 2017, n° 170748), en exigeant, à peine d’irrecevabilité du référé-provision, une saisine de l’administration préalable au recours, celle-ci n’étant, on vient de le dire, pas même exigée pour un recours au fond. [↩]
- La jurisprudence selon laquelle les actions indemnitaires portées devant la formation spécialisée dans le contrôle des techniques de renseignement ne sont pas soumises à la règle de la décision préalable (CE FP 31 juillet 2019, Destin, n° 420460 : à paraître aux Tables) n’est pas transposable en raison de la spécificité du texte législatif qui ouvre cette voie. [↩]
- CE 25 octobre 2002, Centre hospitalier de Colson, n° 244729 : Rec., T., p. 849 ; CE 2 mai 2016, Ministre de l’Intérieur (c/ Société Guy Dauphin Environnement, nos 385545-385593 : Rec., T., p. 873. C’est la raison pour laquelle B. MartinLaprade, dans ses conclusions sur la décision Département des Hauts-de-Seine précitée, plaidait pour qu’un décret rende l’audience publique obligatoire en référé-provision. [↩]
- On pourrait imaginer dans l’absolu une liaison partielle du contentieux, circonscrite à la provision lorsque la demande y est expressément limitée. Mais outre que le cas devrait être rare, il conviendrait à notre avis de considérer que le refus de l’administration vaut refus de verser une quelconque somme d’argent, à titre provisionnelle ou non. [↩]
- Ou dont la demande a fait l’objet d’un accusé de réception comportant la mention et a donné naissance à une décision implicite de rejet. [↩]
- V. pour cette objection: J. Barthélémy, RFDA 2002, p. 272. [↩]
- CE 13 mars 2009, Véra, n° 317567 : Rec., p. 103 ; CE 18 décembre 2009, Centre hospitalier de Voiron, n° 311604 : Rec., T., p. 886. Le fichage de la décision Véra précise que la jurisprudence Guerreiro du 27 septembre 1989 (nos 81628-84130 : Rec., p. 175) est abandonnée. Or celle-ci portait à la fois sur une expertise et sur une demande de provision. Ces décisions dérogent à la règle selon laquelle le recours contentieux porté devant une juridiction compétente est sans effet sur le cours du délai de recours contentieux (CE 9 juin 2010, Vintzel, n° 309145 : Rec., T., p. 893). [↩]
- Article 2241 du code civil et Cass. civ. (1re ch.) 1er juin 1999, n° 97-15297 : au Bull. n° 185 ; Cass. civ. (13e ch.) 4 juin 1997, n° 95-18845 : au Bull. ; Cass. Com. 27 novembre 2001, AXA Global Risks, n° 99-10551 : au Bull. [↩]
- Cf. notamment : CAA Bordeaux 28 mai 2019, Consorts Rocher, n° 19BX00070 et 14 février 2019, Lincertin, n° 18BX02655, revenant sur CAA Bordeaux formation plénière 18 novembre 2003, Ribot, n° 03BX00935 ; CAA Versailles 21 mars 2019, Dambrine, n° 19VE00433 ; CAA Marseille 18 mai 2018, Pompon, n° 18MA02160. [↩]
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