À plus d’un titre, cette décision ne laisse insensibles ni le juriste, ni le citoyen. En effet, le juge administratif se prononce en l’espèce sur une réglementation se heurtant aux croyances religieuses. Voilà pourquoi, l’arrêt Kherouaa fait partie des quelques décisions juridictionnelles dont le retentissement a largement dépassé le cercle des seuls initiés. Plus précisément, le Conseil d’État est saisi en appel d’un jugement du tribunal administratif de Paris rejetant le recours de plusieurs parents d’élèves tendant à l’annulation de l’article 13 du règlement intérieur d’un collège interdisant le port du foulard islamique, des décisions excluant leurs enfants sur le fondement de cet article et des décisions confirmatives du recteur de l’académie. Les enseignements de cette jurisprudence sont particulièrement nombreux. La catégorie des mesures d’ordre intérieur est réduite, le principe de laïcité assoupli et le contrôle exercé par le juge administratif sur le pouvoir de police exercé par le chef d’établissement illustré.
1°) La haute juridiction continue par cette jurisprudence l’entreprise de réduction de la catégorie des mesures d’ordre intérieur (CE Sect., 23 novembre 1962, Camara, requête numéro 50328 : rec. p. 627) qui s’est poursuivie depuis (CE Ass., 17 février 1995, Hardouin, requête numéro 107766 : rec. p. 82 ; CE Ass., 17 février 1995, Marie, requête numéro 97754 : rec. p. 84 ; CE Ass., 14 décembre 2007, Planchenault, requête numéro 290420 ; CE Ass., 14 décembre 2007, Garde des sceaux, ministre de la justice c/ Boussouar, requête numéro 290730 ; CE Ass., 14 décembre 2007, Payet, requête numéro 306432). En effet, concernant les décisions d’exclusion de l’établissement, l’irrecevabilité ne pouvait être opposée. Suivant une jurisprudence constante, le Conseil d’État les exclut des mesures d’ordre intérieur (CE, 26 janvier 1966, Davin, requête numéro 64709 : rec. p. 60).
En revanche, la recevabilité des conclusions dirigées contre le règlement intérieur de l’établissement présentait une difficulté notable. Jusqu’alors la juridiction suprême jugeait ces actes comme de simples mesures d’organisation interne, trop minimes pour qu’un recours puisse être formé à leur encontre (CE Sect., 21 octobre 1938, Lote: rec. p. 786 ; CE, 20 octobre 1954, Chapou : rec. p. 541). La décision Kherouaa abandonne donc cette jurisprudence en examinant le bien-fondé des prétentions des requérants. Ce revirement était largement attendu et, en vérité, sollicité par un récent avis de l’Assemblée générale plénière du Conseil d’État (CE Ass., Avis, 27 novembre 1989, requête numéro 346893 : EDCE 1990, p. 239).
2°) Au visa de l’article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, de l’article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958 et de l’article 10 de la loi numéro 89-486 du 10 juillet 1989 d’orientation de l’éducation (JO 14 juillet 1989, p. 8860), le juge administratif adopte ici une conception souple de la laïcité. Ainsi, cette dernière impose, d’une part, que le service public de l’enseignement primaire et secondaire soit assuré dans le respect du principe de neutralité et, d’autre part, que les élèves puissent exprimer librement leurs croyances religieuses conformément au principe de liberté de conscience. Ce faisant, il s’inscrit une nouvelle fois dans le droit-fil de l’avis rendu deux années auparavant (CE Ass., Avis, 27 novembre 1989, requête numéro 346893 : EDCE 1990, p. 239). Par conséquent, le juge administratif admet comme corollaire le fait que le port du foulard islamique ne saurait apparaître comme étant incompatible avec le principe de laïcité.
Toutefois, cette liberté du port d’insignes religieux trouve quatre limites.
– Tout d’abord, est illégal le port d’insignes constituant « un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande » (CE, 27 novembre 1996, Ministre de l’éducation nationale c/ Khalid, requête numéro172787 : rec. p. 460 ; CE, 27 novembre 1996, requête numéro 170207 : rec. p. 461).
– Ensuite, l’exercice de cette liberté ne saurait mettre en péril « la liberté ou la dignité » de l’élève ou d’un membre de l’établissement.
– De même, le port d’insignes ne doit pas attenter à la santé ou à la sécurité des élèves et, plus précisément, ne doit pas menacer le bon déroulement des enseignements (CE, 10 mars 1995, Aoukili, requête numéro 159981 : rec. p. 122 ; CE, 27 novembre 1996, Époux Wissaadane, requête numéro 170209 : rec. p. 462).
– Enfin, il ne peut pas, a fortiori, troubler l’ordre public ou le fonctionnement du service.
3°) L’intervention de la loi numéro 2004-228 du 15 mars 2004, encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics (JO 17 mars 2004, p. 5190) a profondément modifié l’état du droit en cette matière. Son article 1er dispose ainsi que « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit ». Rompant avec la conception souple retenue initialement, le législateur a entendu mettre un terme aux difficultés d’interprétation rencontrées par les chefs d’établissement. Désormais, la part de l’appréciation subjective s’avère bien moindre en raison de l’introduction du terme « ostensible ». Ce dernier, à la différence du terme « ostentatoire », dispense de rechercher l’intention de celui qui porte un signe religieux. Le simple fait de présenter un signe de manière suffisamment exposée à la vue de tous suffira à caractériser l’illégalité. Il s’ensuit, par exemple, que le port d’un foulard islamique est interdit mais que celui d’une main de Fatima est autorisé. Par le biais du contrôle d’une circulaire, le Conseil d’État a estimé que cette loi était compatible avec l’article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CE, 8 octobre 2004, Union française pour la cohésion nationale, requête numéro 269077 : rec. p. 367).
3°) L’arrêt Kherouaa offre une illustration topique du contrôle particulièrement poussé qu’exerce le juge administratif sur le pouvoir de police spécial du chef d’établissement. En effet, le règlement intérieur disposait que « le port de tout signe distinctif, vestimentaire ou autre, d’ordre religieux, politique ou philosophique est strictement interdit ». Fidèle à sa jurisprudence (not. CE, 19 mai 1933, Benjamin, requête numéro 17413 : rec. p. 541), le Conseil d’État juge que cette interdiction est « générale et absolue » et contrevient à la liberté d’expression garantie par le principe de laïcité. Des moyens plus adaptés auraient pu suffire. L’article 13 du règlement est annulé et, par voie de conséquence, les décision individuelles qui en découlent. Malgré la modification législative, l’arrêt Kherouaa demeure, à plusieurs égards, une décision majeure du droit administratif.