La décision de cet arrêt est très raisonnable en soi, mais on se demande s’il n’y aurait pas eu avantage à la motiver autrement qu’elle ne l’est.
Voici le cas : L’art. 106 du décret du 28 mai 1895, sur le service des armées en campagne, prévoit que, pour fournir des détachements, un tour de service est établi, dans chaque corps de troupes, entre les bataillons, escadrons, compagnies, batteries. Un commandant de bataillon, non désigné pour prendre part à des opérations militaires, bien qu’étant le premier à marcher d’après le tour de service établi en vertu de cet art. 106, forme un recours pour excès de pouvoir, tendant à l’annulation de l’ordre du commandant en chef qui a désigné un autre bataillon pour se rendre sur le terrain des opérations. Quid juris ? Ce recours va-t-il aboutir ?
Le bon sens indique que cela est inadmissible. Le commandant en chef d’opérations militaires doit être laissé absolument juge de l’opportunité qu’il y a à faire marcher telle unité tactique ou telle autre. Mais, cependant, il y a, en apparence tout au moins, violation de l’art. 106 du décret du 28 mai 1895, et, par conséquent, violation de la loi. Là est la difficulté juridique.
Le procédé employé dans notre arrêt ne nous paraît pas très heureusement choisi : il consiste à rejeter le recours comme non-recevable. Encore, si la fin de non-recevoir avait été tirée de ce qu’on se trouve en présence d’un fait de guerre, ainsi que le suggérait le ministre dans ses observations, il n’y aurait que demi-mal. Le fait de guerre exclut le recours contentieux, au même titre que l’acte de gouvernement. Mais ce n’est pas le fait de guerre qu’invoque l’arrêt. Il se fonde sur ce que la disposition précitée du décret du 28 mai 1895 n’a pas eu pour but et ne peut avoir pour effet de créer, au profit de chacun des officiers pour qui son application peut présenter intérêt ; un droit susceptible d’être revendiqué par une action contentieuse.
En d’autres termes, le recours n’est pas recevable parce qu’il n’y a pas droit violé.
Et, assurément, il y a dix ans de cela, on eût trouvé tout naturel qu’un recours pour excès de pouvoir, fondé sur la violation de la loi, fût soumis à la condition de recevabilité du droit violé. Mais, actuellement, après l’évolution qui s’est produite, et qui a tendu à éliminer graduellement cette condition, on demeure surpris de ce soubresaut de la jurisprudence.
Faut-il rappeler, dans ses grandes lignes, l’évolution qui s’est déroulée au sujet de la violation de la loi et des droits acquis ? C’est l’histoire des dix dernières années. Avant 1903, dans l’ouverture de la violation de la loi et des droits acquis, telle que l’avait léguée la pratique jurisprudentielle, l’expression droits acquis avait été entendue d’une façon rigoureuse ; il fallait que l’intérêt du réclamant fût tiré d’un droit acquis, qui se trouvât violé par la décision de l’Administration, en même temps qu’un texte de la loi se trouvait faussement appliqué. (V. Cons. d’Etat, 17 nov. 1899, d’Argent de Deux-Fontaine, S. et P. 1902.3.19 ; et la note de M. Hauriou, sous Cons. d’Etat, 1er févr. 1901, Descroix [et non Deservick], S. et P. 1901.3.41). Le Conseil d’Etat, si l’on met à part un très petit nombre de décisions isolées, d’une interprétation d’ailleurs douteuse (V. les arrêts cités dans la note de M. Hauriou, sous Cons. d’Etat, 11 déc. 1903 [2 arrêts], Lot et Molinier, et 18 mars 1904, Savary, S. et P. 1904.3.113), ne tenait même pas compte des droits éventuels. En 1903, se produit une crise. Avec le réveil de l’esprit corporatif, les corps de fonctionnaires commencent à s’émouvoir des illégalités qui sont commises dans les nominations et les avancements. Des fonctionnaires, retardés dans leur avancement par des passe-droits, forment des recours fondés sur la violation de la loi, mais ils ne peuvent invoquer, en même temps, que la violation de droits éventuels, car les droits à l’avancement ne peuvent pas être considérés comme des droits acquis. Après bien des hésitations, le Conseil d’Etat admet ces recours. (V. Cons. d’Etat, 11 déc. 1903 [2 arrêts], Lot et Molinier, et 18 mars 1904, Savary, précités, et la note de M. Hauriou ; 15 déc. 1905, de la Taste, S. et P. 1907.3.143). Puis l’évolution se poursuit. Du moment que le juge s’est départi de l’exigence du droit acquis, à raison même de l’imprécision du droit éventuel, il devait bientôt être conduit à se contenter du simple intérêt, et même d’un simple intérêt moral. Dès 1906, le pas est franchi, c’est-à-dire que des recours sont admis de la part de fonctionnaires, qui, ne devant pas bénéficier personnellement de l’annulation de la mesure, n’avaient été touchés dans aucun droit, même éventuel, mais agissaient uniquement dans l’intérêt corporatif. (V. Cons. d’Etat, 1er juin 1906, Alcindor et autres [4 arrêts], S. et P. 1908.3.138 ; Pand. pér., 1908.3.138 ; 18 janv. 1907, Champion, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 41 ; 15 févr. 1907, Prunget, S. et P. 1909.3.72 ; Pand. pér., 1909.3.72 ; 22 mars 1907, Viret, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 278 ; 17 mai 1907, Le Bigot, S. et P. 1909.3.125 ; Pand. pér., 1909.3.125, et les conclusions de M. Teissier, commissaire du gouvernement ; 13 mars 1908, Héligon et autres, S. et P. 1910.3.75 ; Pand. pér., 1910.3.75 ; 27 nov. 1908, Alcindor, S. et P. 1911.3.27 ; Pand. pér., 1911.3.27 ; 1er juill. 1910, Perruchot, S. 1913.3.10 ; 29 juill. 1910, Empis, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 667 ; 29 juill. 1910, Association du ministère des colonies, Id., p. 668. Cf. Alcindor, Le statut des fonct., Rev. gén. du dr., 1909, p. 244 et s., 303 et s.).
Toutefois, s’il n’y avait pas eu que ces affaires de passe-droit dans l’avancement des fonctionnaires, on pourrait faire l’objection suivante ; sans doute, le droit éventuel violé n’était pas toujours personnel au réclamant, mais il y avait toujours, dans l’affaire, des droits éventuels violés ; les droits à l’avancement, d’une façon générale, étaient violés, et les réclamants, que ce fussent des fonctionnaires isolés, ou que ce fût l’association des fonctionnaires, avaient un intérêt corporatif à poursuivre réparation de cette violation de droits. Cela prouvait simplement qu’il n’était pas nécessaire que le droit violé fût personnel au réclamant.
Pour établir que la jurisprudence en était venue à admettre l’annulation d’une décision administrative pour violation de la loi, sans la condition du droit acquis, il faudrait montrer une hypothèse dans laquelle la disposition de loi violée ne fût relative à aucun droit. Nous avons cette hypothèse. C’est celle de l’arrêt du Conseil d’Etat, 1er juillet 1910, Empis et Association professionnelle du personnel civil de la marine (S. et P. 1911.3.89 ; Pand. pér., 1911.3.89, et la note de M. Hauriou).
Il s’agit dans cette affaire, d’une décision par laquelle le ministre du travail avait rejeté une demande, formée par un rédacteur et par l’Association professionnelle du personnel civil du ministère de la marine, en vue d’obtenir que les inspecteurs du travail fussent invités à procéder, dans les locaux dudit ministère, aux constatations prévues par les lois des 12 juin 1893 et 11 juillet 1903, sur l’hygiène et la sécurité des travailleurs. Recours fut formé contre cette décision, et, si le recours fut rejeté par le Conseil d’Etat, ce ne fut pas du tout comme non recevable, mais pour des raisons tirées du fond, et parce que, les dispositions de lois précitées n’étant applicables qu’aux établissements industriels ou commerciaux, les bureaux d’un ministère ne sauraient y être soumis.
A part cela, le recours était recevable. Or, il n’y avait dans l’affaire aucun droit violé. Il pouvait y avoir violation des lois de 1893 et de 1903, mais de droit violé, on n’en voyait point, car nous n’imaginons pas que l’on veuille invoquer le prétendu droit des employés à un local salubre, qui ne serait autre que le droit à la protection de la loi, et qui, par suite, n’aurait pas de signification individuelle. Pour reprendre les expressions de notre arrêt actuel, « les dispositions des lois de 1893 et de 1903 n’ont pas eu pour but et ne peuvent avoir pour effet de créer, au profit de chacun des ouvriers pour qui leur application peut présenter intérêt, un droit susceptible d’être revendiqué par une action contentieuse ». C’est l’inspecteur du travail qui, seul, est chargé de l’exécution de la loi, par sa police et par son droit de dresser contravention.
Malgré cela, encore une fois, le recours n’a point été déclaré non recevable pour défaut de droit violé.
On était en droit de tirer de cette décision Empis, du 1er juillet 1910, précitée, la conclusion que l’évolution était achevée, et que le recours pour excès de pouvoir, du chef de la violation de la loi, n’exigeait plus du tout la condition du droit violé. C’était une grande simplification ; cela faisait rentrer dans le droit commun cette ouverture ; elle n’exigeait plus, comme les autres, que la condition du simple intérêt. En outre, le recours pour excès de pouvoir se trouvait assimilé à la voie de nullité créée contre les délibérations des conseils municipaux par les art. 63 et s. de la loi du 5 avril 1884, qui visent la violation de la loi, sans aucune condition de droit violé. Dès longtemps nous avions prévu ce rapprochement (V. la note de M. Hauriou sous Cons. d’Etat, 4 déc. 1903, Barthe, S. et P. 1904.3.137). Toutes ces simplifications étaient extrêmement désirables ; nous dirions volontiers que la maxime du Conseil d’Etat doit être de simplifier, simplifier, et encore simplifier.
Est-ce que toute cette évolution si avantageuse va être mise en question ? Le Conseil d’Etat entend-il maintenant nous ramener à l’exigence du droit violé ? Nous avons peine à le croire. Nous croyons plutôt que les rédacteurs de notre arrêt Blot ont voulu dire que, dans l’hypothèse, il n’y avait pas violation de la loi, parce que la disposition de l’art. 106 du décret du 28 mai 1895 était d’une telle espèce qu’elle ne pouvait pas être violée, que c’était une simple disposition indicative ou permissive, et non pas impérative pour l’Administration. Seulement, au lieu de s’arrêter à cette distinction très simple de textes qui seraient ou qui ne seraient pas impératifs pour l’Administration, ils ont eu la malencontreuse idée de définir le caractère du texte par la nature du droit qu’il confère ou qu’il ne confère pas, et cela les a entraînés à l’idée de la non-recevabilité.
Cela est facilement réparable. Le tout est d’avoir conscience de ce que l’on veut. Si le Conseil d’Etat persiste à trouver avantageux d’avoir supprimé la condition du droit violé dans les hypothèses des violation de la loi, et si, cependant, il entend limiter les annulations pour violation de la loi dans des proportions raisonnables, il peut facilement trouver des causes de limitation tirées du seul concept de la violation de la loi, en distinguant plusieurs espèces de lois. En droit civil, on distingue bien des dispositions de lois impératives, et des dispositions qui sont simplement permissives. Rien n’empêche et tout conseille de faire la même distinction en droit administratif.
A notre avis, la vraie rédaction de notre arrêt, celle qui aurait répondu aux préoccupations légitimes du juge, aurait été celle-ci : « Considérant que la disposition précitée n’a pas eu pour but et ne peut avoir pour effet d’imposer impérativement au commandement militaire une véritable obligation, et que, par suite, l’ordre émané du général haut commissaire du gouvernement n’était pas entaché d’excès de pouvoir… ».