« …Plein de sang dans le bas et de ciel dans le haut,
Puisque le bas trempa dans une horreur féconde,
Et que le haut baigna dans les espoirs du monde… »
L’Aiglon, Edmond Rostand, 1900
Drapeau, bannière, oriflamme, étendard, voilà des synonymes couramment utilisés pour désigner une seule et même idée : celle de l’emblème et principalement en droit, de l’emblème national. Faut-il rappeler que l’article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958 dispose en son deuxième alinéa que : « L’emblème national est le drapeau tricolore bleu, blanc, rouge ». Hissé jusqu’au rang symbolique et transcendant du droit constitutionnel, il est un mode d’expression bien spécifique pour véhiculer un ensemble de valeurs auxquelles tous les Français sont présumés adhérer. Toutefois, même si l’étymologie du mot drapeau est originellement fort modeste – dérivé du vieux français drappel apparu au XIIIe siècle qui signifiait « morceau de tissu » – son sens actuel quant à lui, parce qu’il charrie une multitude d’enjeux, revêt une importance à n’en pas douter capitale. Sur un plan politique d’abord, le drapeau est avant tout un symbole, autrement dit la représentation allégorique d’un principe rendu sous sa forme sensible pour reprendre la définition de l’écrivain Joris-Karl Huysmans (1848-1907). Ce principe, c’est celui de l’appartenance à une même communauté d’intérêts ; appartenance qui a permis d’aboutir à l’unité politique et étatique du pays. D’un point de vue sociologique, il en résulte ce qu’Emile Durkheim (1858-1917) appelait une « solidarité organique » selon laquelle émerge une interdépendance entre individus participant à diverses activités sociales mais ayant besoin les uns des autres pour vivre. Cela met en évidence la compréhension par l’interprétation – pour paraphraser Max Weber (deutend verstehen) – des interactions quotidiennes de chacun en tant que « nous collectif » (J-J. Rousseau). Enfin, au niveau juridique, cette appartenance (et/ou interdépendance) s’est traduite par l’octroi de droits et libertés mais également par la prescription de devoirs sans lesquels l’ordre public serait constamment remis en cause. Concrètement, de ce lien qui nous unit, il est primordial d’en éviter toute altération ce qui explique l’encadrement juridique dont le drapeau tricolore fait actuellement l’objet. Ainsi, celui qui y porterait atteinte par le biais d’actions condamnables – comme l’outrage public, seul ou en réunion – s’exposerait à des mesures répressives organisées par le droit pénal et exécutées par la puissance publique. De même, tandis que nous sommes libres d’arborer les couleurs nationales à notre guise voire incités à la faire (cf infa), il est des situations où cela est rendu obligatoire (article D2122-4 du Code général des collectivités territoriales s’agissant port de l’écharpe tricolore pour les maires). S’il en est ainsi, c’est en raison de l’histoire de notre drapeau national, de ses couleurs ou encore des multiples références auxquelles il renvoie aujourd’hui. En effet, bien avant de symboliser l’appartenance à une quelconque communauté politique de référence, il était une marque de reconnaissance voire de ralliement sur le champ de bataille. Ce n’est que progressivement, à la toute fin du Moyen-Âge, que son usage allait se modifier. La monarchie française sur le point de se consolider, ce sont ses couleurs qui deviendraient d’abord celles du Royaume de France. C’est d’ailleurs grâce à ce constat que nous sommes à même d’en établir un autre : le bleu, le blanc et le rouge, contrairement à de nombreuses idées reçues que l’on doit à la littérature post-révolutionnaire, étaient déjà des couleurs utilisées par les monarques français. Ce qui changerait par la suite, c’est uniquement la signification que leur confèreraient les évènements à compter de l’année 1789. C’est justement à cette même période que le peuple-législateur allait mettre tout son talent au service de l’art juridique pour officialiser par d’innombrables textes ce qui devait désormais fédérer les consciences pour construire une société nouvelle basée sur des principes et des valeurs qui l’étaient tout autant. C’était désormais à la liberté, à l’égalité et à la fraternité, qui furent conquises de longue lutte, de se matérialiser à travers les mêmes couleurs sur lesquelles les rois de France s’étaient préalablement reposés pour construire l’idée – théorisée au cours du XVIIIe siècle – de Nation. En somme, le drapeau tricolore, de par son histoire, est intimement lié au droit public car il allait évoluer de manière concomitante avec d’autres concepts qui lui sont essentiels ; à commencer par celui d’État. Parce qu’il est une autre manière d’envisager l’appartenance juridique et politique à la nation, le drapeau tricolore permet encore d’éclairer sous un autre jour les débats de société actuels. Pour ce faire, il faut remonter aux origines avant d’envisager la période révolutionnaire et de terminer par la symbolique juridique et contemporaine du drapeau national français.
I – Des couleurs au service de la Monarchie française
En France, la couleur qui fait immédiatement référence à la Monarchie est incontestablement le blanc, laquelle figure toujours au centre de notre drapeau actuel. S’il en est principalement ainsi dans l’imaginaire collectif, cela n’a pas toujours était le cas puisque ce n’est qu’à la toute fin du XVIe siècle que la royauté sera incarnée comme telle symboliquement. En effet, la teinte qui caractérisait en tout premier lieu le Roi des Francs était le bleu dit « outremer véritable ».
Il semblerait que, par opposition à la couleur pourpre des toges impériales à Rome – ainsi désignait-on par le terme « porphyrogénètes » les princes et princesses « né(e)s dans la pourpre » – la Maison royale de France ait opté pour ce nouveau pigment (outremer véritable) qui apparut entre les XIe et XIIe siècles, signe distinctif à raison de sa rareté et conséquemment marque de richesse pour celui ou celle qui pouvait imprégner en ses étoffes. Dès lors, le manteau du Sacre se colore de bleu tandis que les armoiries du Roi de France l’arborent à compter de la fin du XIIe siècle.
Le blanc est apparu plus tardivement sous la forme d’une croix sur les bannières des troupes françaises parties en croisade au cours du XIIIe siècle, marque de reconnaissance. Associé d’abord à l’Église et à la religion catholique – le blanc renvoie à l’immaculé – ces mêmes bannières s’en détacheront progressivement pour les raisons qui vont suivre.
En effet, la couleur blanche deviendra officiellement celle de la Monarchie française sous le règne de Henri IV (1589-1610). De confession protestante, Henri de Navarre avait pour habitude de porter une écharpe blanche (dite aussi « panache blanc ») laquelle renvoyait en réalité au parti huguenot (d’où l’indifférence temporaire de l’Église catholique pour cette couleur).
En proie à d’incessantes guerres civiles depuis 1562 à raison de conflits liés à la concurrence qui oppose catholiques et protestants, la Monarchie fera son possible pour les endiguer avec les échecs (Saint Barthélémy en août 1572) et les succès (Edit de Nantes en avril 1598) qu’on lui connait. Parce qu’il était de tradition que le Roi de France soit de confession catholique (la loi de catholicité du 28 juin 1588), Henri de Navarre, successeur de Robert de Montfort au vingt-et-unième degré, succéda à Henri III après s’être converti en juillet 1593 (le fameux « Paris vaut bien une messe »). En adoptant le blanc pour incarner l’idée monarchique, il fit d’une pierre plusieurs coups.
Ainsi, la même couleur à l’origine entre autres de la division religieuse sera désormais signe de la concession, en guise de ralliement du peuple tout entier à un Royaume pacifié ; qui plus est concession au même titre que celle faite par le nouveau Roi à la religion catholique ce qui en dit long sur ses intentions en faveur d’une politique d’apaisement.
En outre, le blanc était une couleur commode sur les champs de bataille puisque, porté par les officiers supérieurs, ces derniers étaient davantage repérés par leurs hommes. Enfin, le Monarque participant personnellement au combat, le blanc était aussi le signe du commandement royal.
La filiation huguenote fut rapidement oubliée par la suite au profit de la référence à la vierge Marie et le dogme de la foi catholique qui la sous-tend, l’immaculée conception. C’est également sous le Haut Moyen-Âge que la Monarchie française adopta la fleur de lys pour la représenter, dernière référence aux peuples germaniques dont c’était l’emblème et qui jadis occupaient le territoire désormais dans les mains du Roi de France.
Quant à l’association ultérieure du blanc avec le bleu et le rouge, celle-ci intervint bien avant la Révolution française. La différence, encore une fois symbolique, entre la Monarchie d’Ancien Régime et 1789 réside dans le sens donné à celle-ci. Pour ce qui est de la Monarchie à partir du XVIe siècle, les armoiries royales seront ornées de bleu (représentant la chape de Saint-Martin) ainsi que de rouge (couleur du Royaume de Navarre, territoire associé à la France depuis le mariage de Philippe IV Le Bel avec Jeanne Ière de Navarre en 1285).
Les proches du Roi (domestiques, Garde-Française) seront également habillés de blanc, de bleu et de rouge tandis que la même coordination de couleurs sera proposée aux Provinces-Unies (Hollande actuelle) devenues indépendantes en 1579. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les couleurs bleu, blanc et rouge ont jalonné depuis toujours l’Histoire de France.
II – La Révolution française, appropriation symbolique pour un emblème au service des idées républicaines
Avant 1789, on brandissait un drapeau de couleur rouge pour signifier un grand péril. Il n’est donc pas étonnant si cette couleur fit son apparition lors des premiers évènements révolutionnaires et parmi eux, notamment, la prise de la Bastille (14 juillet). Pour symboliser la Révolution française, les sans-culottes arborèrent également le rouge, couleur du bonnet phrygien, en référence à la Rome antique où cette coiffure représentait l’affranchissement (manumissio) de l’esclave et donc la liberté.
Par ailleurs, contrairement à la symbolique de l’Ancien Régime, le bleu et le rouge correspondaient pour les révolutionnaires aux couleurs de Paris depuis la révolte bourgeoise de 1358 orchestrée par le premier Prévôt des marchands (ancêtre du maire de Paris) Étienne Marcel. En pleine guerre de Cent ans, ce dernier tenta de profiter de la faiblesse du Roi de France pour imposer ses vues et prendre l’ascendant sur lui.
En raison de ces quelques occurrences, les révolutionnaires parisiens feront leurs ces deux couleurs comme signe de reconnaissance et de ralliement pour remplacer le vert ; couleur d’abord choisie à cet effet par Camille Desmoulins le 12 juillet 1789 pour dénoncer et se soulever contre le renvoi de Necker par Louis XVI, véritable complot en vue de faire avorter la Révolution en marche.
N’ayant pas de cocarde sous la main, l’avocat-journaliste avait alors arraché une feuille verte d’un arbre en-dessous duquel il avait fait son discours pour galvaniser la foule de badauds réunis en masse, apeurée mais surtout furieuse. Le vert devint tout de même très rapidement impopulaire car elle était régulièrement utilisée par le Comte d’Artois, frère du Roi et futur Charles X.
Le 17 juillet 1789, lorsque Louis XVI se rendit à Paris pour éviter que la ville ne s’embrase complètement après la prise de la Bastille, le nouveau maire de la ville, Jean Sylvain Bailly, lui fit présent de la cocarde bleu et rouge à laquelle le Marquis de La Fayette avait eu l’idée d’associer le blanc, symbole du Royaume de France et donc du Roi. Ceci permettait de souligner l’union de ce dernier avec son peuple. L’Histoire veut que le Monarque, sorti de l’Hôtel de ville, ait au préalable épinglé la cocarde à son couvre-chef.
C’est cette cocarde que les hommes du régiment de Flandres foulèrent aux pieds lors du banquet organisé à Versailles le 1er octobre 1789 à l’instigation de la famille royale. Cette insulte faite à la Révolution française et à la Nation devait entrainer les journées des 5 et 6 octobre à la suite desquelles, Louis XVI dut quitter définitivement la demeure de Versailles – où les rois de France avaient élu domicile depuis 1682 – pour ne plus jamais y retourner.
D’un point de vue juridique, les couleurs officielles de la Révolution française prirent consistance le 20 mars 1790 lorsque la Constituante décréta que « les officiers municipaux en fonction porteront pour marque distinctive une écharpe aux trois couleurs de la nation : bleu, rouge et blanc ». Par ailleurs, en vue de célébrer la Fête de la Fédération le 14 juillet 1790, on avait installé au-dessus de la tribune la cocarde bleu, blanc et rouge en signe de fraternité. Enfin, le 21 octobre de la même année, un autre décret de l’Assemblée nationale disposait que le pavillon de la marine est blanc avec un quartier tricolore.
On alla même plus loin par la suite puisqu’un décret du 5 juillet 1792 disposait en son article 16 que « tout homme résidant ou voyageant en France est tenu de porter la cocarde nationale ; toute autre cocarde est considérée comme un signe de rébellion, et tout individu qui s’est revêtu à dessein d’un signe de rébellion est puni de mort ».
Mais c’est encore une fois à l’occasion de l’adoption d’un pavillon pour la marine française que les couleurs symbolisant la France révolutionnaire – les nôtres aujourd’hui – avivèrent les débats à la Convention nationale. Sur proposition du peintre Jacques-Louis David, on décrétait le 15 février 1794 (27 pluviôse an II) que le pavillon national « sera formé des trois couleurs nationales, disposées en bandes verticalement, de manière que le bleu soit attaché à la gaule du pavillon, le blanc au milieu et le rouge flottant dans les airs ».
C’est dire aussi la nécessité dans laquelle les conventionnels durent agir puisqu’une véritable colère s’était installée parmi les marins depuis lors ; ces derniers estimaient que la marine française accordait trop d’honneur aux uniformes des officiers en maintenant un drapeau blanc qui leur faisait référence au détriment de leurs couleurs à eux, marins, dont l’uniforme comprenait une tunique bleue avec une ceinture à la taille de couleur rouge.
Le drapeau tricolore ne devait donc plus servir uniquement la cause de la Monarchie française mais celle du pays tout entier, de la Nation récemment remis au goût du jour (révolutionnaire) et bien sûr de la République laquelle proclame de nouvelles valeurs comme l’égalité et la liberté.
Ceci se manifeste dans les discours à l’Assemblée nationale de 1790 – moment de l’adoption du premier pavillon français officiel – et notamment ceux de François-Henri, Marquis de Vrieu qui, député de la noblesse, fut un farouche défenseur des nouvelles couleurs : « qu’à la couleur qui fut celle du panache d’Henri IV se joignît celle de la liberté reconquise ».
Dans la même foulée, investi par des idées nouvelles, des idées républicaines, le Duc de Choiseul-Praslin proposa d’accrocher aux bannières de l’armée de terre une « cravate » aux couleurs bleu, blanc et rouge. On perçoit donc admirablement bien cette envie d’uniformisation d’abord – voire de simple harmonisation – qui dériverait rapidement en désir d’unité, celle de la République « une et indivisible ».
Toutefois et de manière tout à fait paradoxale, il convient de noter que si la Révolution française dans les tous premiers instants a tout tenté pour insuffler à chacun la vive flamme d’un sentiment ardent d’appartenance au niveau national, elle n’y attachera pas pour autant un drapeau, symbole qui restait confiné aux domaine spécifique de l’armée (mer et terre confondues).
III – Un drapeau national dans la tourmente post-révolutionnaire
Les régimes qui succèderont à la monarchie constitutionnelle de 1791 vont conserver les mêmes couleurs et ce n’est qu’au moment de son installation au Palais des Tuileries sous le Consulat (19 février 1800) que Napoléon Bonaparte instituera en drapeau national le même que celui utilisé depuis dix ans déjà par la marine française. Devenu Empereur, c’est au niveau de l’armée de terre que Napoléon opèrera une uniformisation des couleurs nationales par une ordonnance impériale de 1804.
En l’occurrence, le drapeau comprenait un carré blanc sur la pointe positionné au centre et des triangles alternés de couleurs bleu et rouge dans les coins ; sans oublier les inscriptions dorées en son milieu. Ce type particulier de drapeau portait le nom d’aigles par référence à celles (on dit alors « une » aigle impériale) imitées de l’Empire romain qui couronnaient la hampe. Quant au dessin à bandes verticales des pavillons, il est adopté pour les drapeaux de l’armée de terre en 1812, avec inscriptions dorées sur le blanc.
La Restauration et le retour – voir l’avènement diront certains – de la Monarchie limitée en France après les défaites napoléoniennes dans les plaines de l’actuelle Belgique (juin 1815) imposèrent à nouveau le drapeau blanc, rappel de la gloire d’une France gouvernée par un Monarque absolu tirant sa légitimité du droit divin.
L’ordonnance du 12 mai 1814 rétablit le pavillon blanc dans la marine. Le même texte comprenait des prescriptions relatives à l’armée de terre. L’article 8 prévoit ainsi un drapeau de fond blanc par régiment d’infanterie ; l’article 13 en fait de même pour la cavalerie. Des textes datés des mois d’août et septembre 1815 régirent la matière pour les légions départementales et l’artillerie.
Durant la période des Cents jours, la législation ne manqua pas non plus. Ainsi, le décret du 9 mars 1815 avait rétabli le pavillon tricolore tandis que le décret des 13 et 21 mars suivants abolissait la cocarde blanche. Il ordonne même d’arborer la cocarde nationale et le drapeau tricolore.
Sur le plan pénal, le décret des 9-12 mai 1815 précisait que toute personne convaincue d’avoir enlevé le drapeau tricolore devait être punie.
On prévoyait même un système de responsabilité des communes pour celles qui ne s’étaient pas opposées à cet enlèvement. Après la chute définitive de Bonaparte, cette législation fut mise en échec par la loi du 9 novembre 1815 qui déclarait séditieux tout enlèvement du drapeau blanc.
En 1830, la Monarchie de juillet se réappropria le drapeau tricolore (ordonnance du 1er août 1830 relative au rétablissement des couleurs nationales). En effet, Louis-Philippe 1er n’avait pas oublié les couleurs sous lesquelles il combattit à Valmy et à Jemmapes en 1792. Le dernier drapeau blanc qui flotterait dans la capitale cette année-là fut celui hissé sur le bâtiment des Invalides. Il fut rapidement remplacé le 31 juillet par le drapeau bleu, blanc, rouge.
C’est encore sous la Monarchie de juillet que les couleurs adoptées par la Révolution française acquirent un statut constitutionnel. L’article 67 de la Charte constitutionnelle du 14 août 1830 disposait : « La France reprend ses couleurs. A l’avenir, il ne sera plus porté d’autre cocarde que la cocarde tricolore ».
Lorsque le gouvernement orléaniste tomba, le drapeau rouge refit son apparition au cours des journées révolutionnaires de février 1848. On soulignera ici la manière dont l’appropriation des symboles opère puisque le rouge avait été le signe sous la Révolution française de l’application de la loi martiale, celle-là même qui permettait l’exercice de la force contre le peuple insurgé. En d’autres termes, les Français de 1848 adoptèrent l’emblème originel de leur propre répression. En fin homme politique, mais aussi et surtout en poète confirmé, Alphonse de Lamartine harangua la foule en ces termes afin d’y pallier :
« Le drapeau tricolore a fait le tour du monde, avec le nom, la gloire et la liberté de la patrie. […] Si vous m’enlevez le drapeau tricolore, sachez-le bien, vous enlevez la moitié de la force extérieure de la France, car l’Europe ne connaît que le drapeau de ses défaites et de nos victoires dans le drapeau de la République et de l’Empire. En voyant le drapeau rouge, elle ne croira voir que le drapeau d’un parti ; c’est le drapeau de la France, c’est le drapeau de nos armées victorieuses, c’est le drapeau de nos triomphes qu’il faut relever devant l’Europe. La France et le drapeau tricolore, c’est une même pensée, un même prestige, une même terreur au besoin pour nos ennemis ».
Alphonse de Lamartine, le 25 février 1848
Il fut secondé par le nouveau Gouvernement puisque c’est au décret du 26 février 1848 que l’on doit le rétablissement du drapeau national tricolore. Un arrêté du 26 février prévoyait que ledit drapeau devait être hissé sur les monuments et établissements publics sans délai. Enfin, le décret du 5 mars suivant disposait : « Le pavillon, ainsi que le drapeau national, sont rétablis tels qu’ils ont été fixés par le décret de la Convention nationale du 27 pluviôse an II. En conséquence, les trois couleurs nationales, disposées en trois bandes égales, seront, à l’avenir, rangées dans l’ordre suivant: le bleu attaché à la hampe, le blanc au milieu et le rouge flottant à l’extrémité ». En revanche, il n’est plus fait aucune occurrence des couleurs nationales ou du drapeau tricolore au sein du texte constitutionnel et ce, jusqu’en 1946 (art. 2 de la Constitution du 27 octobre 1946).
Si les couleurs nationales tout comme le drapeau tricolore sont conservés sous le Second Empire, la mise en place d’un nouveau régime à compter de 1870-1871 va redonner à ce sujet toute son acuité. A un moment décisif où se jouait l’avenir de la République, c’est, entre autres choses bien sûr, le choix du drapeau national qui devait décider du sort de la France. En effet, incertain quant à la forme de gouvernement à adopter, on demanda au Comte de Chambord de revenir provisoirement sur le trône de France. Celui-ci, par une déclaration du 6 mars 1871, refusa catégoriquement arguant du motif, même si ce n’était pas le seul, qu’il ne pouvait reprendre sa place tout en reniant le drapeau qui avait flotté jadis au-dessus de son berceau (le drapeau à fond blanc évidemment).
C’est sur cette fin de non-recevoir que l’on adoptait le septennat par la loi du 30 novembre 1873, pensant que c’était à l’échéance de ce laps de temps que le descendant des Bourbon mourrait permettant d’enterrer définitivement la Monarchie en France. Si son décès n’intervint que dix années plus tard, l’amendement Wallon et les lois constitutionnelles de 1875 n’attendirent pas et mirent sur pied les nouvelles institutions de la IIIe République. La loi du 14 août 1884 interdira enfin toute révision constitutionnelle aboutissant à un abandon de la République au profit d’un autre régime politique. La Monarchie avait définitivement vécu.
IV – La symbolique du drapeau français aujourd’hui
Si nous passons sur les évènements qui jalonnèrent la IIIe République, le régime de Vichy ainsi que celui de la IVe République pour nous attarder immédiatement sur la symbolique du drapeau national sous la Ve, il faut tout d’abord mentionner que, tout comme celle qui la précédait, notre République actuelle accorda une place au drapeau national au sein de la Constitution (cf supra). Quel statut juridique plus important peut-on donner à un symbole si ce n’est en l’inscrivant dans la loi fondamentale ?
Toutefois, en dehors de la Constitution, le drapeau national est l’objet d’un véritable cadre juridique lequel puise sa source au sein de divers textes nationaux ou internationaux, législatifs et/ou règlementaires.
En droit international, le drapeau joue un rôle considérable en droit de la mer puisqu’il est le « lien substantiel » (article 91 de la Convention de Montégo-Bay du 10 décembre 1982) entre le navire et l’État dont il bat le pavillon. Nous l’avons vu, c’est dans ce cadre que le premier drapeau français a été juridiquement consacré sous la Révolution française.
Au niveau national, c’est le signe d’un attachement tout particulier pour ce symbole qui, tout comme les principes qu’il renferme, ne doit connaitre aucune remise en cause inutile ou excessive.
Ainsi, les militaires peuvent être punis pour outrage au drapeau (article L322-17 du Code de justice militaire). A la suite des incidents survenus après le match de football France-Algérie du 6 octobre 2001, un délit d’outrage public à l’hymne et au drapeau a été instauré en 2003 et figure actuellement dans le Code pénal (article 433-5-1).
A ce propos, le Conseil constitutionnel a émis une réserve d’interprétation concernant l’article 113 de la loi pour la sécurité intérieure créant une telle incrimination. Ainsi, « sont exclus du champ d’application de l’article critiqué les œuvres de l’esprit, les propos tenus dans un cercle privé, ainsi que les actes accomplis lors de manifestations non organisées par les autorités publiques ou non réglementés par elles » (DC, 13 mars 2003 Loi pour la sécurité intérieure).
Soucieux de concilier cette incrimination avec les libertés publiques des Français – entre autres, la liberté d’expression – mais également de faire évoluer l’état du droit depuis la décision du Conseil constitutionnel, le Gouvernement est intervenu par décret le 21 juillet 2010 pour créer une contravention de 5e classe pour outrage au drapeau national. Cela fait suite à une photographie dévoilée en avril de la même année à l’occasion d’un concours ayant pour thème le « politiquement incorrect ». Elle représentait un usage peu conventionnel du drapeau français.
Jugé outrageant par plusieurs associations d’anciens combattants ainsi que par le Ministre de la Justice de l’époque, on s’était néanmoins rendu compte que l’arsenal juridique ne permettait pas de réprimer ce genre d’acte puisque couvert par la protection reconnue aux œuvres de l’esprit. Le décret devait donc pallier la difficulté. Attaqué par la Ligue des Droits de l’Homme dans le cadre d’un recours en excès de pouvoirs, le Conseil d’Etat a rejeté la requête comme infondée (CE, 19 juillet 2011 Ligue des Droits de l’Homme).
Il faut dire que la protection juridique accordée au drapeau national ne date pas de la législation d’hier et concerne de nombreuses branches du droit ; et si nous nous sommes bornés au cadre législatif de la Ve République, on ne peut taire la jurisprudence Defrance qui intervient dans le cadre du droit de la fonction publique et à travers laquelle le Conseil d’Etat avait jugé que les propos « C’est le drapeau rouge qui abattra l’ignoble drapeau tricolore » étaient inconciliables avec les devoirs de fonction d’un employé à la direction de l’artillerie navale. Ils sont constitutifs d’une faute susceptible de donner lieu à une sanction disciplinaire (CE, 25 janvier 1935 Defrance). On abordait déjà à travers ce prisme un thème qui a retrouvé de sa superbe en droit administratif récemment, celui du loyalisme dans l’administration. Le Code de déontologie de la Police nationale prévoit ainsi que ses membres doivent être loyaux « envers les institutions républicaines » (art. 7 du décret du 18 mars 1986) ce qui inclut évidemment le drapeau tricolore.
Signe d’appartenance avant tout, le drapeau national sert aussi aux cérémonies officielles tout comme aux honneurs funèbres. On recouvre ainsi le cercueil des militaires tombés au combat ou celui des anciens combattants si la famille en exprime le désir (circulaire du 3 août 1977). Il est mis en berne lorsqu’est décrété le deuil national comme c’est le cas lors du décès du président de la République (art. 47 du décret du 13 septembre 1989) ou encore à l’occasion d’évènements tragiques comme les attentats perpétrés en janvier et novembre 2015. A ce titre, le Gouvernement a même incité les Français à pavoiser leurs maisons des couleurs nationales en hommage aux victimes des attentats de Paris (13 novembre 2015).
L’évocation du drapeau national et de ses couleurs est pour le moins pléthorique dans la mesure où de nombreux symboles républicains y font directement référence. Sans se montrer par trop exhaustif, on peut souligner la présence de la statue de Marianne, que l’on peut retrouver dans les mairies depuis 1877 – bien que celle-ci n’est pas obligatoire – qui est souvent affublée d’une écharpe tricolore ; notamment pour les cérémonies officielles.
Quant au port de l’écharpe pour les conseillers municipaux, il est régi par un décret du 18 décembre 2000 (article D. 2122-4 du Code général des collectivités territoriales). On renverra les plus curieux aux textes en vigueur afin de connaitre les modalités du port de ce « symbole et signe distinctif réservé à certaines autorités publiques ». En tous les cas, celle-ci revêt bien évidemment les couleurs nationales.
L’usage veut également que, au cours de l’inauguration d’un bâtiment public, le ruban que l’élu coupe avec une paire de ciseaux soit tricolore. Enfin, la plupart des institutions publiques revêtent un logo arborant les couleurs nationales.
On le voit donc bien, le drapeau tricolore, avec tout ce qu’il charrie, tient une place toute particulière au sein de nos institutions laquelle l’est d’autant plus lorsque l’unité du pays est remise en cause. Il faut dire qu’à ce compte, les deniers évènements nous ont profondément rappelé combien il était important d’avoir en commun ce genre de symbole. En rappeler l’Histoire, c’est permettre de prendre la mesure des choses afin de les mieux comprendre.
Comme l’écrivit récemment Madame Christiane Taubira : « Ainsi est-il aisé de se souvenir que le drapeau aux trois couleurs fut, à sa naissance, l’emblème de la révolte contre l’oppression et l’inégalité, la bannière de l’espoir d’une société meilleure, l’étendard des valeurs éternelles qu’il faut chaque jour reconquérir : fraternité, égalité, liberté ».
Sources bibliographiques :
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SUEUR (Ph) Histoire du droit public français XV-XVIIIe siècles T1 & T2, Ed. PUF octobre, 2001
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VILLEY (M) La formation de la pensée juridique moderne, Ed. PUF, 2003, p. 640
SAINT-BONNET (F) SASSIER (Y) Histoire des institutions avant 1789, Ed. Montchrestien, mai 2011, p. 495
ZOLLER (E) Introduction au droit public, 2ème Ed. Dalloz, 2013, p. 252
JOUANNA (A) Le Pouvoir absolu: Naissance de l’imaginaire politique de la royauté, Ed. Gallimard, mars 2013, p. 448
JOUANNA (A) Le Prince absolu: Apogée et déclin de l’imaginaire monarchique, Ed. Gallimard, octobre 2014, p. 336
NOIRIEL (G) Qu’est-ce que la nation ?, Ed. Bayard, mars 2015, p. 104
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