Contexte : Dans une décision rendue le 22 novembre 2017 rendue dans l’affaire du Mediator, la première chambre civile de la Cour de cassation rappelle que la responsabilité de la société Les Laboratoires Servier est engagée à raison du défaut de son produit, de sorte que la victime peut prétendre à la réparation de son entier préjudice corporel, sans qu’il y ait lieu de tenir compte de ses prédispositions pathologiques.
Litige : Entre 2003 et 2009, du Médiator a été prescrit à un patient qui a présenté une insuffisance mitrale en 2009 et a subi en 2011 une intervention chirurgicale consistant en un remplacement valvulaire mitral par une prothèse mécanique, à la suite d’une aggravation de sa symptomatologie. Après avoir sollicité une expertise judiciaire, celui-ci ainsi que son épouse et ses enfants ont assigné la société Les Laboratoires Servier en réparation de leurs préjudices. La cour d’appel de Versailles a retenu la responsabilité du laboratoire du fait de la défectuosité du Médiator pendant la période d’administration du médicament au patient mais a limité la réparation à 50 % des préjudices en retenant que les troubles de la victime étaient pour moitié d’origine médicamenteuse toxique et pour moitié imputables à la pré-existence d’une valvulopathie rhumatismale asymptomatique. La première chambre civile a été saisie de deux pourvois, l’un formé par le laboratoire et l’autre par la victime, dont elle a ordonné la jonction.
Solution : La Cour de cassation rejette d’abord le pourvoi de la société Les Laboratoires Servier qui invoquait deux moyens de cassation.
Concernant le moyen qui reprochait à la cour d’appel d’avoir rejeter sa demande de sursis à statuer dans l’attente de l’issue de la procédure pénale actuellement en cours, elle a jugé que :
« que l’article 4 du code de procédure pénale, dans sa rédaction issue de la loi n° 2007-291 du 5 mars 2007, n’impose à la juridiction civile de surseoir à statuer, en cas de mise en mouvement de l’action publique, que lorsqu’elle est saisie de l’action civile en réparation du dommage causé par l’infraction ; que, dans les autres cas, quelle que soit la nature de l’action civile engagée, et même si la décision à intervenir au pénal est susceptible d’exercer, directement ou indirectement, une influence sur la solution du procès civil, elle apprécie, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, s’il y a lieu de prononcer un sursis à statuer ;
(…) qu’après avoir constaté que l’action introduite devant la juridiction civile par les consorts X… n’était pas fondée sur les infractions pour lesquelles une information était ouverte contre la société des chefs de tromperie, homicides et blessures involontaires, mais sur la responsabilité sans faute de celle-ci au titre de la défectuosité du Mediator, la cour d’appel en a exactement déduit que l’action dont elle était saisie était indépendante de l’action publique ; que c’est sans méconnaître les exigences d’un procès équitable et en l’absence de démarche de la société aux fins que soient versées à la procédure civile les pièces du dossier pénal qu’elle considérait comme nécessaires aux besoins de sa défense, que la cour d’appel a décidé, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, et abstraction faite du motif surabondant critiqué par la seconde branche relatif au débat sur les effets néfastes du Mediator, qu’il n’y avait pas lieu de surseoir à statuer dans l’attente de la décision à intervenir au pénal ».
Concernant le moyen du laboratoire qui lui reprochait d’avoir écarté la l’exonération de responsabilité par le risque de développement, elle a jugé que :
« que le producteur est responsable de plein droit du dommage causé par le défaut de son produit à moins qu’il ne prouve, selon le 4° de l’article 1386-11, devenu 1245-10 du code civil, que l’état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, n’a pas permis de déceler l’existence du défaut ; que la date de mise en circulation du produit qui a causé le dommage s’entend, dans le cas de produits fabriqués en série, de la date de commercialisation du lot dont il faisait partie ;
(…) qu’après avoir retenu le caractère défectueux du Mediator, l’arrêt décrit, par motifs propres et adoptés, les conditions dans lesquelles ont été révélés les effets nocifs de ce produit en raison, notamment, de sa similitude avec d’autres médicaments qui, ayant une parenté chimique et un métabolite commun, ont été, dès 1997, jugés dangereux, ce qui aurait dû conduire la société à procéder à des investigations sur la réalité du risque signalé, et, à tout le moins, à en informer les médecins et les patients ; qu’il ajoute que la possible implication du Mediator dans le développement de valvulopathies cardiaques, confirmée par le signalement de cas d’hypertensions artérielles pulmonaires et de valvulopathies associées à l’usage du benfluorex, a été mise en évidence par des études internationales et a conduit au retrait du médicament en Suisse en 1998, puis à sa mise sous surveillance dans d’autre pays européens et à son retrait en 2003 en Espagne, puis en Italie ; que, de ces énonciations, desquelles il résulte que l’état des connaissances scientifiques et techniques, au moment de la mise en circulation des produits administrés à M. X… entre 2003 et 2009, permettait de déceler l’existence du défaut du Mediator, la cour d’appel, qui n’était pas tenue de suivre les parties dans le détail de leur argumentation, en a exactement déduit que la société n’était pas fondée à invoquer une exonération de responsabilité au titre du dommage subi par M. X… ».
Mais la Cour de cassation a ensuite cassé l’arrêt sur le fondement du pourvoi de la victime qui reprochait à la cour d’appel d’avoir réduit de moitié son droit à réparation, aux motifs que :
« pour limiter la réparation des préjudices des consorts X… à hauteur de 50 %, l’arrêt relève, en se fondant sur les constatations des experts, que l’insuffisance mitrale a été découverte en janvier 2009, alors que M. X… ne souffrait auparavant d’aucune pathologie cardiaque, que les troubles présentés par ce dernier sont pour moitié d’origine médicamenteuse toxique et pour moitié imputables à la pré-existence d’une valvulopathie rhumatismale asymptomatique, et que l’absence de dilatation de l’oreillette gauche suggère une aggravation rapide liée au Mediator plutôt qu’à l’évolution naturelle d’une valvulopathie mitrale rhumatismale ; qu’il en déduit que les experts ont objectivé l’existence de lésions plus anciennes d’origine rhumatismale auxquelles ils attribuent pour moitié la survenance de la pathologie mitrale qui n’est pas exclusivement imputable au Mediator ;
qu’en se déterminant ainsi, sans constater que les effets néfastes de la valvulopathie mitrale s’étaient révélés avant l’exposition au Mediator ou se seraient manifestés de manière certaine indépendamment de la prise de Mediator, la cour d’appel a privé sa décision de base légale ».
Analyse : Plusieurs enseignements peuvent être tirés de cette décision, les deux premiers étant strictement identiques à ceux énoncés dans un arrêt récent, qui met fin aux incertitudes sur la responsabilité de la société Les Laboratoires Servier dans l’affaire du Mediator (Cass. 2e civ., 22 juin 2017, n° 16-19.643, à paraître au bulletin, Resp. civ. et assur. 2017, comm. 219 et 280, étude 12 par L. Bloch).
Le premier concerne la demande de sursis à statuer sur l’action indemnitaire des victimes du Médiator dans l’attente de l’issue du volet pénal de cette affaire. La Cour de cassation rappelle que l’information pénale est ouverte pour les chefs de tromperie, homicides et blessures involontaires tandis que la procédure d’indemnisation introduite devant le juge civil était fondée sur la responsabilité sans faute des producteurs du fait des produits défectueux. Le fondement juridique de l’action civile étant distinct de celui de l’action publique, les juges n’avaient pas l’obligation de surseoir à statuer. Il ne s’agissait que d’une faculté, dont ils n’ont pas jugé ici nécessaire d’user dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire. En outre, il a été relevé que le laboratoire n’a pas jugé nécessaire de produire les pièces du dossier pénal, qui lui sont vraisemblablement pas favorables, ce qui n’a sans doute pas incité le juge civil à lui permettre de se prévaloir de la procédure pénale pour différer la décision sur sa responsabilité civile (V. L. Bloch, étude précit.).
Le deuxième porte sur l’exonération par le risque de développement que la société Les Laboratoires Servier a tenté d’invoquer pour échapper à sa responsabilité. Le producteur d’un produit défectueux peut, en effet, être exonéré de toute responsabilité s’il démontre qu’au moment de la mise en circulation du produit, l’état des connaissances scientifiques et techniques ne permettait pas de déceler son défaut. Lors de la transposition de la directive du 25 juillet 1985, alors qu’il avait le choix de ne pas le faire, le législateur français a choisi de retenir cette cause d’exonération, spécifique à la responsabilité du fait des produits défectueux, tout en l’écartant lorsque le défaut atteint un élément du corps humain (C. civ., art. 1245-11). Le projet de réforme de la responsabilité civile présenté par la Chancellerie le 13 mars 2017 prévoit de réduire encore son champ d’application en empêchant les producteurs de l’invoquer à chaque fois que seront en cause des produits de santé (C. civ., art. 1298-1, projet). Quoi qu’il en soit, la Cour de cassation manifeste ici son intention de ne pas entendre de façon trop extensive cette échappatoire commode pour les laboratoires. Elle relève à propos du Mediator que « les conditions dans lesquelles ont été révélés les effets nocifs de ce produit en raison, notamment, de sa similitude avec d’autres médicaments qui, ayant une parenté chimique et un métabolite commun, ont été, dès 1997, jugés dangereux, ce qui aurait dû conduire la société à procéder à des investigations sur la réalité du risque signalé, et, à tout le moins, à en informer les médecins et les patient ». A partir de ces constatations, elle en déduit que l’état des connaissances scientifiques et techniques permettait bien, au moment de la mise en circulation du Mediator, de déceler son défaut, de sorte que le laboratoire ne peut se prévaloir du risque de développement.
Le troisième et dernier n’est pas propre à l’affaire du Mediator et concerne la question des prédispositions de la victime. Pour la énième fois, la Cour de cassation casse un arrêt des juges du fond qui a imaginé réduire l’étendue de l’indemnisation de la victime en se fondant sur ses prédispositions pathologiques. Comme elle l’a fait à de nombreuses reprises, et encore récemment (Cass. 2e civ., 14 avril 2016, n° 14-27.980, non publié au bulletin et Cass. 2e civ., 19 mai 2016, n° 15-18.784, à paraître au bulletin, Resp. civ. et assur. 2016, comm. 213, note S. Hocquet-Berg), elle rappelle ici que « le droit de la victime à obtenir l’indemnisation de son préjudice corporel ne saurait être réduit en raison d’une prédisposition pathologique lorsque l’affection qui en est issue n’a été provoquée ou révélée que par le fait dommageable ». Depuis plus de quarante ans, la Cour de cassation retient que, dans l’hypothèse où les prédispositions ne s’étaient pas manifestées avant l’accident ou du moins pas avec une telle ampleur, la victime peut prétendre à la réparation intégrale de ses préjudices. C’est seulement lorsque les prédispositions de la victime s’étaient extériorisées avant l’accident, notamment sous la forme d’une invalidité, qu’elles peuvent être prises en compte de façon à limiter la réparation à ce qui est strictement nécessaire pour la replacer dans la situation qui était la sienne avant le fait dommageable. Non seulement ce principe est constant, même s’il est régulièrement méconnu par les juges du fond, mais le projet de réforme propose de le consacrer (C. civ., art. 1268, projet).