Le présent texte est une contribution écrite au colloque Libertés et répartition des compétences juridictionnelles, organisé dans le cadre de l’Institut Maurice Hauriou et de l’Unité Toulousaine d’Etudes des Libertés à Toulouse, les 17 et 18 janvier 2019. X. Bioy, E. Debaets, J. Schmitz (dir.), Répartition des compétences juridictionnelles et protection des libertés, Institut universitaire Varennes, coll. « Colloques et essais », à paraître, 2020
La protection des libertés est l’objet d’une perception contradictoire dans ses rapports avec la compétence du juge administratif1. D’un côté, elle constitue l’argument principal de la critique des insuffisances d’audace et d’efficacité du juge administratif dans l’exercice de son office. De l’autre côté, elle est au cœur de la stratégie du juge administratif pour justifier sa normalisation et sa légitimité2.
Malgré le renforcement progressif et exponentiel de l’office du juge administratif en matière de protection des libertés3, les doutes et les suspicions concernant sa capacité à être pleinement juge des libertés demeurent. Si l’on a pu écrire que « les querelles sur la légitimité de la dualité juridictionnelle sont largement atténuées, sinon totalement éteintes »4, l’extension des pouvoirs de l’administration pendant l’état d’urgence ont ranimé la contestation de la compétence du juge administratif en matière de protection des libertés, contestation portée par le Premier président de la Cour de cassation de l’époque lui-même5.
Cela tient sans doute à l’objet de la loi des 16-24 août 1790 faisant « défense aux juges de troubler en quelque manière que ce soit les opérations des corps administratifs ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions » et qui est à l’origine de l’instauration d’une juridiction administrative toujours perçue par certains, de nos jours, à tort ou à raison, en dehors du cercle des adeptes du droit administratif, comme le juge de l’administration contre le justiciable et non le juge du justiciable contre l’administration. Comme l’écrivait Jean Rivero, en matière de protection des libertés, « c’est le principe même de la dualité qui est en question »6.
La persistance des réfutations du rôle du juge administratif en matière de protection des libertés s’explique en partie par le caractère éminemment politique de cette question7. Quelle que soit la véracité des présupposés avantages de la protection des libertés par le juge judiciaire et désavantages de la protection des libertés par le juge administratif, beaucoup considèrent le juge judiciaire comme le juge naturel des libertés8. Aux yeux de certains, cette approche politique de la question fait du juge administratif un passager clandestin du vaisseau de la protection des libertés.
Il est vrai que, en dépit de tous les efforts pour limiter les apparences négatives de la proximité du juge administratif avec le pouvoir exécutif et malgré les éléments statistiques concernant l’étanchéité au moins apparente de la fonction contentieuse et de la fonction administrative du Conseil d’Etat, la fonction de conseiller du gouvernement assurée par le Conseil d’Etat peut continuer d’entretenir le doute sur sa véritable prédisposition à protéger les libertés contre l’Etat. Il peut parfois user de son office de juge pour limiter les libertés au nom et dans l’intérêt de l’Etat9.
Reste que l’on ne pourrait non plus minimiser et jeter aux orties l’évolution de l’office du juge administratif en matière de protection des libertés. Est-il temps de « décider à fonder clairement et carrément la théorie du droit administratif sur la protection des droits fondamentaux, comme le font de nombreux droits administratifs contemporains sous l’inspiration du modèle allemand » ?10
Il serait présomptueux de vouloir fonder une théorie du droit administratif sur la protection des droits fondamentaux dans une brève contribution. On peut tenter de répondre modestement à la question de savoir si au monopole du juge administratif pour connaître de « l’annulation ou la réformation des décisions prises, dans l’exercice des prérogatives de puissance publique »11 par l’administration ne s’ajoute pas celle de la protection des libertés.
Préalablement à la réponse à cette question, il faut se garder de toute simplification sur les rapports du juge judiciaire et du juge administratif avec l’administration en matière de protection des libertés. En effet comme il a été démontré, à l’instar du juge administratif le juge judiciaire est amené à concilier l’ordre public avec les libertés individuelles ; « juridiction administrative et autorité judiciaire ont une perception comparable de l’équilibre entre libertés fondamentales et préservation de l’ordre public »12.
A vrai dire, sous l’angle de la protection des libertés, la logique de la limitation du pouvoir par les libertés et la logique de la conciliation des libertés entre elles impliquent de minimiser la contestation de la compétence du juge administratif au prétexte qu’il assurerait moins bien la protection des libertés que son homologue judiciaire ou que d’autres juges.
Dans un paysage juridique constitutionnel et européen dominé par l’Etat de droit, le juge administratif comme tout autre juge est gardien de celui-ci. L’Etat de droit commande le respect par les autorités publiques de la prééminence du droit à travers le principe de juridicité. Autrement dit, le juge administratif a l’obligation de garantir aux justiciables le contrôle juridictionnel des actes pris par l’administration dans l’exercice des prérogatives de puissance publique et la protection substantielle des libertés des justiciables. La compétence du juge administratif est ainsi fondée sur la garantie abstraite de la légalité et sur la garantie concrète des libertés.
Dans ce dernier cas, le débat se focalise sur le renforcement de l’office du juge administratif. Ce débat est en partie faussé par le fait que cette évolution ne concerne pas exclusivement la protection des libertés. Quels que soient les instruments procéduraux attribués au juge administratif, ils ne seraient pas d’une grande utilité s’ils n’étaient pas mis en œuvre dans un esprit de préséance de la protection des libertés.
Aussi au-delà de la dimension procédurale de l’annulation et de la réformation des actes de puissance publique, dans une logique de limitation du pouvoir par les libertés, la protection des libertés constitue le fondement axiologique de la compétence du juge administratif (I) comme elle implique un changement de paradigme dans l’exercice de cette compétence (II).
I – La protection des libertés comme fondement axiologique de la compétence du juge administratif
Compte tenu de la particularité historique de l’instauration d’un juge spécifique pour juger les actes et les actions de l’administration, la dimension de protection des libertés de la compétence du juge administratif est restée en arrière-plan de la bataille pour défendre l’existence d’une juridiction administrative. Elle s’est révélée au fur et à mesure de la construction de la jurisprudence administrative et du droit administratif. Il est apparu graduellement que le juge administratif est un rouage de la soumission du pouvoir au droit comme le sont les autres juridictions du système juridique français, à savoir le juge judiciaire et le juge constitutionnel. Le respect des règles de droit imposé au pouvoir implique la garantie substantielle des valeurs de la société que représentent les libertés et la garantie procédurale du droit au juge qui sert d’instrument concret de défense des libertés. Au-delà même de son inclinaison à être le juge de l’administration, le juge administratif s’est vu doté progressivement de la mission de gardien des valeurs de la société (A) et de la fonction de garantie du droit au juge (B).
A) L’habilitation à exercer la mission de gardien des valeurs de la société
En tant que juge spécifique de l’administration et dans l’exercice de son office de juge de la juridicité des actes et des actions de l’administration, le juge administratif applique les sources du droit administratif. Dans leur diversité ces dernières intègrent les libertés des individus qu’il appartient au juge administratif de faire respecter à l’administration.
Dans un premier temps, du fait de la tardivité de l’insertion explicite dans le droit positif écrit des libertés fondamentales, l’habilitation à faire respecter les valeurs de la société consacrées par différents textes non dotés de la force juridique positive a été effleurée avec discrétion. La compétence du juge administratif a été perçue comme « une garantie constitutionnelle contre les abus de l’administration »13 et sa mission celle de défendre les « administrés contre l’arbitraire administratif »14. La protection a été donc d’une intensité limitée car elle ne visait qu’à faire barrage à l’arbitraire même si la préoccupation de fournir « des formes plus judiciaires, une organisation plus indépendante qui lui permît d’assurer aux droits des particuliers une garantie réelle, et d’exercer sur l’administration un contrôle sérieux »15 était insufflée par l’esprit de 1789.
Effectivement, l’esprit de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 commande implicitement au juge administratif d’accorder une importance prioritaire aux libertés sur les pouvoirs de l’administration. C’est ce qui ressort des célèbres conclusions de Louis Corneille sur l’arrêt Baldy du 10 août 191716 :
« Pour déterminer l’étendue du pouvoir de police dans un cas particulier, il faut toujours se rappeler que les pouvoirs de police sont toujours des restrictions aux libertés des particuliers, que le point de départ de notre droit public est dans l’ensemble les libertés des citoyens, que la Déclaration des droits de l’homme est, implicitement ou explicitement au frontispice des constitutions républicaines, et que toute controverse de droit public doit, pour se calquer sur les principes généraux, partir de ce point de vue que la liberté est la règle et la restriction de police l’exception ».
Le contrôle juridictionnel exercé par le juge administratif sur les mesures de police administrative est emblématique de « la légitimation du juge administratif en tant que protecteur des libertés »17.
L’habilitation implicite de défense des libertés se manifestait dans la féconde découverte des principes généraux du droit dont les libertés constituent une composante essentielle18. L’on sait que le Conseil d’Etat s’inspire de textes fondamentaux du droit public français qui figurent dans le préambule de la Constitution pour dégager des principes généraux qui protègent des libertés contre l’administration19.
En vertu de l’article 55 de la Constitution, il est aussi habilité à faire respecter à la loi les conventions internationales et supranationales relatives aux droits de l’homme.
De nos jours, l’article 61-1 de la Constitution habilite explicitement le Conseil d’Etat, au même titre que la Cour de cassation, et en coopération avec le Conseil constitutionnel, à protéger contre la loi les droits et les libertés que la Constitution garantit dans la procédure de question prioritaire de constitutionnalité20.
L’habilitation à protéger les libertés n’est d’ailleurs pas uniquement constitutionnelle. Elle est également européenne. En tant que juge de droit commun de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le juge administratif est en première ligne pour faire respecter cette convention à l’administration. De même, en tant que juge de droit commun du droit de l’Union européenne, dès lors qu’il statue dans le champ d’application du droit de l’Union européenne, le juge administratif est juge des droits fondamentaux de l’Union européenne.
L’appartenance de la République française à l’Union européenne et à la Convention européenne a provoqué une « imprégnation européenne »21 de la Constitution française. Cette relecture de la Constitution renforce le rôle de gardien de l’Etat de droit attribué au juge administratif dans le cadre de sa compétence. En tant que tel, il a une mission essentielle de protection du droit au juge, pilier formel de l’Etat de droit.
B) L’habilitation à exercer la garantie du droit au juge
Il est évident que, dans un esprit de soumission de l’administration au droit, l’éviction du juge judiciaire comme juge premier de l’administration impliquait la création d’une juridiction spécifiquement chargée de faire vivre le principe de juridicité. Prenant la place de juge premier de l’administration, le juge administratif se doit de garantir l’accès des justiciables à son prétoire en matière de contestation des actes et des actions de l’administration.
Jean-Marc Sauvé, ancien vice-président du Conseil d’Etat, insiste bien volontiers sur l’existence d’une « tutelle contentieuse »22 du juge administratif sur l’administration23 .
A travers le recours pour excès de pouvoir, la doctrine universitaire prête également au juge administratif une fonction importante de protection des libertés. Dans son rapport sur « Les libertés individuelles » présenté à l’Institut international de droit public, en évoquant les différentes garanties des libertés individuelles face aux violations commises par les autorités publiques, Gaston Jèze a parlé du recours pour excès de pouvoir en des termes élogieux : « (…) les jurisconsultes français ont organisé, au cours du XIXe siècle, et continuent d’élaborer, sans le concours de la loi, par le simple raisonnement logique, l’arme la plus efficace, la plus pratique, la plus économique qui existe au monde pour défendre les libertés individuelles. C’est le fameux recours pour excès de pouvoir qui est la plus merveilleuse création des juristes »24. Même si Gaston Jèze évoque l’importance du pouvoir discrétionnaire de l’administration dans les limitations des libertés et la place non moins pesante de l’ordre public dans la conciliation des libertés avec le pouvoir, il n’est pas indifférent qu’il présente la philosophie générale du recours pour excès de pouvoir comme « un recours en justice »25 destiné à garantir les libertés individuelles face aux agissements des autorités publiques.
Le droit au juge ayant été présenté comme le « bouclier des autres droits fondamentaux » et des libertés26, l’audacieux arrêt Dame Lamotte du 17 février 195027 constitue une manifestation éclatante de l’affirmation de son rôle de juge des libertés. En affirmant, malgré une disposition législative qui excluait tout recours administratif ou judiciaire, que le recours pour excès de pouvoir « est un recours qui est ouvert même sans texte contre tout acte administratif, et qui a pour effet d’assurer, conformément aux principes généraux du droit, le respect de la légalité », le Conseil d’Etat inaugure la voie à une haute protection du droit au recours juridictionnel qui sera confirmée par la suite tant au niveau européen qu’au niveau constitutionnel. Dans l’ordre chronologique, après l’article 13 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme qui proclame « le droit à un recours effectif devant une instance nationale », la Cour de justice des Communautés européenne a fait du droit à un recours juridictionnel effectif le fondement du contrôle juridictionnel comme « l’expression d’un principe général du droit qui se trouve à la base des traditions communes aux Etats membres »28 ; l’article 47 de la Charte de droits fondamentaux de l’Union européenne confirme et consolide cet acquis en proclamant le droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial. Au niveau constitutionnel, le Conseil constitutionnel rattache à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789, « le droit (…) d’exercer un recours effectif devant une juridiction »29. Le Conseil d’Etat s’inscrit dans cette lignée en se référant au « droit constitutionnellement garanti à toute personne à un recours effectif devant une juridiction »30.
Très clairement, le juge administratif bénéficie d’une double habilitation supranationale et constitutionnelle de protéger les libertés à travers le droit à un recours juridictionnel effectif. Il n’hésite pas à s’en servir. Il fait savoir qu’il est juge des libertés. Mais est-on pleinement juge des libertés par affirmation ?
La pratique du juge administratif en la matière incite à la nuance. S’il existe des indices concordants en faveur de la protection des libertés dans la jurisprudence administrative, cette protection ne semble pas être placée au centre de la mission du juge administratif. Pour que cette protection soit au centre de la fonction du juge administratif, ce dernier doit changer de paradigme dans l’exercice de sa compétence.
II – La protection des libertés, fondement d’un changement de paradigme dans l’exercice de la compétence du juge administratif
Le rôle du juge administratif comme juge des libertés est appréhendé globalement par une grande partie de la doctrine comme un contrôle de la conciliation faite par l’administration, notamment dans l’exercice de son pouvoir de police, entre les libertés des particuliers et la sauvegarde de l’ordre public et de l’ordre social plus largement31. Certains auteurs vont jusqu’à faire de la place importante accordée à l’ordre public en matière de protection des libertés une « spécificité du droit français des libertés fondamentales »32. Bernard Stirn, ancien président de la section du contentieux du Conseil d’Etat, résume cette conception particulière dans sa définition des libertés : « Droits reconnus et protégés par la puissance publique, les libertés publiques reflètent l’équilibre que la société assure entre les aspirations des individus et les exigences de la vie collective »33. Quel que soit le regard positif que l’on peut porter sur la jurisprudence administrative relative aux libertés, elle est perçue comme privilégiant parfois la sauvegarde de l’ordre, l’aspiration du pouvoir, les exigences de la vie collective au détriment des libertés des particuliers. Dans certains domaines, la jurisprudence administrative donne parfois l’impression de faire de la restriction la règle et de la liberté l’exception (A). Elle ne saurait être dissipée que par une modification de la méthode du juge administratif dans l’exercice de son office (B).
A) L’impression de faire parfois de la restriction la règle et de la liberté l’exception
D’emblée, levons tout malentendu à ce propos. Il ne s’agit de nier ni l’apport ni le progrès du juge administratif en matière de protection des libertés. Au-delà de son œuvre jurisprudentiel, l’inventaire des instruments procéduraux et de contrôle venus renforcer le pouvoir du juge administratif est édifiant : loi du 16 juillet 1980 sur le pouvoir d’astreinte du Conseil d’Etat, loi du mars 1982 sur le déféré-liberté, loi du 10 janvier 1990 sur la procédure d’urgence contre les arrêtés de reconduite à la frontière, loi du 4 janvier 1992 sur le référé précontractuel, loi du 8 février 1995 sur les pouvoirs d’astreinte et d’injonction du juge administratif, loi du 30 juin 2000 sur le référé devant le juge administratif. Outre que ces nouveaux pouvoirs ne sont pas tous destinés à la protection des libertés, il s’agit davantage de s’interroger sur la manière dont le juge administratif utilise les outils à sa disposition. Sous cet angle, le juge administratif ne donne pas toujours toute sa portée ni au droit à un recours juridictionnel ni au contrôle juridictionnel.
En dépit du caractère non absolu du droit à un recours juridictionnel, les limites de celui-ci doivent être strictement encadrées. L’on sait que le Conseil d’Etat a progressivement restreint la liste des actes qui échappent au recours juridictionnel en réduisant la liste des actes de gouvernement et des mesures d’ordre intérieur.
Concernant les actes de gouvernement, la jurisprudence administrative ne fournit aucun motif convaincant de justification de l’immunité juridictionnelle de certains de ces actes. On en est réduit à en dresser une liste selon qu’ils concernent les rapports entre les pouvoirs publics constitutionnels ou qu’ils touchent les relations internationales de la République française. Sous l’angle de la protection des libertés, l’immunité juridictionnelle des actes de gouvernement heurte le bon sens élémentaire surtout lorsque les faits de l’affaire montrent des risques avérés d’atteinte non seulement au droit procédural d’accès au juge mais d’atteinte au droit substantiel d’atteinte à l’intégrité physiques des individus concernés comme c’est le cas lorsque le juge des référés du Conseil d’Etat considère qu’ « une juridiction n’est pas compétente pour en connaître » à propos d’une demande de rapatriement de ressortissantes françaises et de leurs enfants en Syrie34. Dans cette affaire, le Conseil d’Etat refuse d’ailleurs d’envoyer une demande d’avis au titre du Protocole n°16 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme concernant la conformité de la théorie des actes de gouvernement avec les articles 6§1 et 13 de cette Convention.
Une partie de la doctrine s’émeut aussi de la tendance de la jurisprudence administrative à multiplier les limites de l’accès au juge administratif conduisant à l’affaiblissement de l’Etat de droit35.
Si on peut saluer le recul du pouvoir discrétionnaire de l’administration dans de nombreux domaines et l’approfondissement du degré de contrôle exercé par le juge administratif sur le fondement de la protection des droits fondamentaux, on peut regretter l’absence de cohérence du degré de contrôle dans certains contentieux comme celui du refus de visa – ce contrôle pouvant être tantôt restreint tantôt plénier36 – et le poids plus important accordé aux impératifs défendus par l’administration dans le contentieux des étrangers et de l’asile37.
On se réjouit également de la création du contrôle concret de conventionnalité de la loi, contrôle particulièrement adapté à la protection des droits fondamentaux. Depuis sa mise en œuvre par le Conseil d’Etat, la portée et l’effectivité du contrôle de conventionnalité in concreto font l’objet de débat38. Deux lectures s’opposent. De l’intérieur du Conseil d’Etat, la mise en œuvre du contrôle in concreto s’insère dans un ensemble global nécessitant une articulation de ce contrôle avec le contrôle in abstracto et une prise en compte des subtilités de l’étendue du pouvoir discrétionnaire laissé par le législateur à l’administration (compétence liée ou marge d’appréciation) ; l’économie générale du contrôle de conventionnalité in concreto est explicitement énoncée par M. Guyomar en faisant référence à la décision Mme Gonzalez Gomez du 31 mai 201639: « A ceux qui se sont inquiétés des conséquences de cette décision, il est temps de porter la bonne nouvelle : banale dans son principe, elle restera exceptionnelle dans sa portée ainsi qu’en attestent deux décisions, également rendues au rapport de la dixième chambre de la section du contentieux, des 4 et 28 décembre 2017 »40. Dans la doctrine universitaire, on regrette la prudence du Conseil d’Etat surtout en comparaison avec l’application par la Cour de cassation du même contrôle de conventionnalité in concreto ((J. Bonnet, « La politique de rupture de la Cour de cassation », JCP G 2019, doctr. 903, § 27 ; voir J.P Marguénaud, « L’exercice par la Cour de cassation d’un contrôle de conventionnalité », RDLF 2018, chr. n°25, (www.rdlf.com). )). Sans doute la divergence entre les deux points de vue vient du fait que dans un cas l’on veille davantage à l’équilibre des différents outils et éléments de l’office du juge et que dans l’autre cas on privilégie l’angle particulier de la protection des libertés.
C’est probablement là que repose la réserve d’une partie de la doctrine à l’égard de l’incantation « juge administratif, juge des libertés ». Ce dernier dispose de tous les instruments pour lever ce doute et montrer, au-delà des discours et des écrits de ses membres, qu’il est temps de faire de la protection des libertés une priorité dans l’exercice de l’office du juge administratif.
B) Le moment de basculement vers la priorité de la protection des libertés
Le partage de la protection des libertés entre le juge judiciaire et le juge administratif s’est imposé dans le paysage juridictionnel français. Le débat sur les insuffisances ou les lacunes du juge administratif dans l’exercice de son office porte essentiellement sur la nécessité de le doter des armes supplémentaires qui puissent garantir l’efficacité et l’effectivité de la protection des libertés41. Autrement dit, il serait souhaitable que le juge intervienne systématiquement, rapidement et que ses pouvoirs d’instruction et d’instance soient renforcés. Ces évolutions seraient naturellement bienvenues au service de la protection des libertés. Mais, il est vain de lui octroyer des nouvelles armes et de rappeler des grands principes si leur mise en œuvre ne sert la protection des libertés que ponctuellement ou occasionnellement dans les cas d’atteintes extrêmes aux libertés.
Le juge administratif est tout proche d’un moment copernicien qui lui permettrait de sortir d’une vision de sa mission tournée essentiellement vers l’administration à une vision de son office ouvert résolument sur les libertés des justiciables et sur les sources constitutionnelles, internationales et supranationales européennes, et un office prioritairement destiné à la protection des libertés face à l’administration.
Des premiers pas en ce sens ont déjà été accomplis à maintes occasions en matière de référés administratifs. Par exemple au titre du référé-mesures utiles de l’article L-521-3 du code de justice administrative le juge administratif a enjoint à l’administration de sauvegarder des données se trouvant sur la messagerie électronique d’un détenu42 ; au titre du référé-liberté de l’article L-521-2 du code de justice administrative il a ordonné l’adoption de mesures susceptibles d’améliorer les conditions de détention dans un établissement pénitentiaires43, ordonné des mesures provisoires et conservatoires de sauvegarde contre des assignations à résidence44, ou encore la mise en sécurité immédiate d’un ancien interprète afghan de l’armée française et de sa famille45. De même, la dilatation du pouvoir de l’administration en matière d’état d’urgence s’est accompagnée d’une extension du contrôle du juge administratif y compris contre les mesures de perquisitions46.
Il est inutile de dresser la liste du renforcement du contrôle du juge administratif dans différents contentieux au nom des libertés. Certes, nous nous trouvons dans une époque de critique des droits de l’homme comme vecteur d’individualisme qui déstructure la vie en société, mais pour faire du juge administratif un juge des libertés bien inséré dans un réseau de systèmes nationaux et supranationaux de protection des libertés, un effort lui est demandé pour accomplir une auto-modification génétique afin de privilégier au quotidien les libertés dans la conciliation de celles-ci avec l’ordre public, la sécurité et l’intérêt de l’administration. A ce prix seulement, il pourra revendiquer le titre de juge des libertés digne de ce nom.
- Voir notamment, « Le juge administratif, protecteur des libertés », dans Association française pour la recherche en droit administratif, Les controverses en droit administratif, Paris, Dalloz, 2017, J.M. Sauvé, pp. 51-60 ; D. Lochak, pp. 61-74 ; l’échange entre les deux auteurs pp. 75-81. [↩]
- D. Lochak, « Quelle légitimité pour le juge administratif ? », CURAPP, Droit et politique, Paris, Presses universitaires de France, 1993, pp. 141-151 ; voir les publications de l’ancien vice-président du Conseil d’Etat, J.M. Sauvé, et de l’ancien président de la section du contentieux, B. Stirn, sur le site internet du Conseil d’Etat. [↩]
- B. Pacteau, « Justice administrative », Dictionnaire des droits de l’homme, J. Andriantsimbazovina, H. Gaudin, J.P. Margénaud, S. Rials, F. Sudre (dir.), Paris, Presses universitaires de France, 2008 ; V. Sizaire, « Le juge administratif et la protection des libertés. Eléments pour une garde partagée », RDLF 2019, chr. n°27 (www.rdlf.com). [↩]
- B. Pacteau, « Justice administrative », op.cit. [↩]
- B. Louvel, « Pour l’unité de juridiction », https://www.courdecassation.fr/publications_26/prises_parole_2039/tribunes_8215/bertrand_louvel_37436.html [↩]
- J. Rivero, « Dualité de juridictions et protection des libertés », RFDA 1990, pp. 734-738. [↩]
- J. Petit, « Les armes du juge administratif dans la protection des libertés fondamentales : le point de vue de la doctrine », G. Eveillard (dir.), La guerre des juges aura-t-elle lieu ? Analyse comparée des offices du juge administratif et du juge judiciaire dans la protection des libertés fondamentales, 2016. En ligne sur www.revuegneraledudroit.eu [↩]
- Au point de regretter le cantonnement de l’autorité judiciaire à la garde de la liberté individuelle et non des libertés individuelles. Voir B. Louvel, « L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle ou des libertés individuelles ? »,https://www.courdecassation.fr/publications_26/prises_parole_2039/discours_2202/premier_president_7084/gardienne_liberte_33544.html ; E. Untermaier-Kerléo, « Le juge judiciaire, quel gardien de la liberté individuelle ? », Association française pour la recherche en droit administratif, Le juge judiciaire, Paris, Dalloz, 2016, pp. 19-36. [↩]
- D. Baranger, « Retour sur Dieudonné », RFDA 2014, pp. 525-530. Notamment, au nom de l’ordre public immatériel, M.O. Peyroux-Sissoko, L’ordre public immatériel, Paris, LGDJ, 2018. [↩]
- J.B. Auby, « Le droit administratif français vu du droit comparé », AJDA 2013, p. 407. [↩]
- C.C, n°86-224 DC du 23 janvier 1987, Loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des décisions du Conseil de la concurrence, Rec. 8, cons. n°15. [↩]
- P. Cassia, « Autorité judiciaire – juge administratif : match nul pour les libertés individuelles », https://blogs.mediapart.fr/paul-cassia/blog/261017/autorite-judiciaire-juge-administratif-match-nul-pour-les-libertes-individuelles [↩]
- R. Dareste, La justice administrative en France, 1ère éd., Paris, Durand, 1862, pp. 674. [↩]
- G. Jèze, note sous CE, 10 février 1905, Monsservin et autres ; CE, 10 novembre 1905, Carrère, RDPubl 1906, p. 51 – 59, spéc. p. 55. [↩]
- R. Dareste et P. Dareste, La justice administrative en France, 2e éd., , L. Larose, 1898, p. 159. [↩]
- L. Corneille, concl. Sur C.E, Sect., 10 août 1907, Baldy, Rec. 636, spec. p. 638. [↩]
- P.H. Prélot, « L’actualité de l’arrêt Benjamin », RFDA 2013, pp. 1020. [↩]
- Notamment B. Jeanneau, Les principes généraux du droit dans la jurisprudence administrative, Paris, Paris, Sirey, 1954. [↩]
- CE, Sect., 25 janvier 1957, Syndicat général des fonctionnaires malgaches, Rec. 65 ; CE, 26 juin 1959, Syndicat général des ingénieurs conseils, Rec. 394 ; CE., Sect., 28 octobre 1960, de Laboulaye, Rec. 570. [↩]
- Article 61-1 de la Constitution :
« Lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé.
Une loi organique détermine les conditions d’application du présent article ». [↩] - H. Gaudin, « Propos introductifs », in H. Gaudin (dir.), La Constitution européenne de la France, Paris, Dalloz, 2017, pp. 1- 6, spéc.p. 3. [↩]
- J. Romieu, conclusions sur CE, 30 novembre 1906, Jacquin, S. 1907.3.19. [↩]
- J.M. Sauvé, « Le juge administratif, protecteur des libertés », dans Association française pour la recherche en droit administratif, Les controverses en droit administratif, Paris, Dalloz, 2017, préc., spéc. p. 52 ; J.M. Sauvé, « Le Conseil d’Etat et la protection des droits fondamentaux », Discours du 27 octobre 2016, à l’Université de Nagoya, https://www.conseil-etat.fr/actualites/discours-et-interventions/le-conseil-d-etat-et-la-protection-des-droits-fondamentaux [↩]
- G. Jèze, « Les libertés individuelles », Annuaire de l’Institut international de droit public, 1929, pp. 162-189, spéc. p. 180. [↩]
- G. Jèze, op.cit., p. 181. [↩]
- T. S. Renoux, « Le droit au recours juridictionnel », JCP G 1993, Doctr., 3675, § 8. [↩]
- CE., Ass., 17 février 1950, Ministre de l’Agriculture c. Dame Lamotte, Rec. 110, RDP publ. 1951, p. 478, concl. J. Delvolvé, note M. Waline. [↩]
- CJCE, 15 mai 1986, Margueritte Johnston, Aff. 222/84, Rec. 1651, point 18. [↩]
- CC, n°96-373 DC, 9 avril 1996, Rec. 43. [↩]
- CE, Avis, 6 mai 2009, Khan, Rec. 187 [↩]
- Voir par ex. B. Plessix, Droit administratif général, 2e éd., Paris, Lexisnexis, 2018, pp. 805-829. [↩]
- P.H. Prélot, Droit des libertés fondamentales, 2e éd., Paris, Hachette Supérieur, 2010. Emplacement 517, version Kindle. [↩]
- B. Stirn, Les libertés en question, 11e éd., Paris, LGDJ, 2019, p. 5. [↩]
- CE, Ord., 23 avril 2019, Mme C. et Mme D., n°429668, AJDA 2019, p. 907 ; voir S. Slama, « L’acte de gouvernement à l’épreuve du droit européen », AJDA 2019, p. 1644. [↩]
- T. Perroud, « La fermeture globale de la justice », JP Blog, http://blog.juspoliticum.com/2018/06/28/la-fermeture-globale-de-la-justice-par-thomas-perroud/; P. Cassia, « Le Conseil d’Etat abîme les principes de légalité et de sécurité juridique », Le Blog de Paul Cassia : https://blogs.mediapart.fr/paul-cassia/blog/210518/le-conseil-d-etat-abime-les-principes-de-legalite-et-de-securite-juridique [↩]
- F. Julien-Laferrière, « Contentieux du droit des étrangers », Dalloz professionnels. Pratique du contentieux administratif, Dossier 440, 440.130. [↩]
- D. Lochak, « De la défense des étrangers à la défense de la légalité. Le GISTI au Conseil d’Etat », dans Le dialogue des juges. Mélanges en l’honneur du président Bruno Genevois, Paris, Dalloz, 2009, pp. 673-693. [↩]
- X. Dupré de Boulois, « Contrôle de conventionnalité in concreto : à quoi joue le Conseil d’Etat (CE, 28 décembre 2017, Molénat), RDLF 2018, chr. n°4 (www.rdlf.com); H. Fulchiron, « Cadrer le contrôle de proportionnalité : des règles « hors contrôle » ? », Recueil Dalloz 2018, p. 467 ; M. Guyomar, « Contrôle in concreto : beaucoup de bruit pour rien de nouveau », Mélanges en l’honneur du professeur Frédéric Sudre, Paris, Lexisnexis, 2018, p. 323 ; C. Roulhac, « Le contrôle de conventionnalité in concreto de la loi : nouvelles applications, nouvelles interrogations (CE, avril 2019, n°420468, n°420469) », RDLF 2019, chr.n°51 (www.rdlf.com). [↩]
- CE., Ass., 31 mai 2016, n°396848, Mme Gonzalez Gomez, Rec. 208. [↩]
- CE., 4 décembre 2017, Sté Endered France, n°379585; CE., 28 décembre 2017, M. Molenat, n°396571 . [↩]
- V. Sizaire, « Le juge administratif et la protection des libertés. Eléments pour une garde partagée », op.cit., RDLF 2019, chr. n°27 (www.rdlf.com). [↩]
- CE, 5 mars 2018, n°414859 [↩]
- CE, 8 juille 2017, n°410677, Section française de l’Observatoire international de prison, Rec. 285, concl. E. Crepey ; AJDA 2017, p. 2540, note O. Le Bot. [↩]
- CE, Sect., 11 décembre 2015, Cédric Domenjoud, Rec. 437. [↩]
- CE, Ord., 14 déc. 2018, n°424847, AJDA 2018, p. 2473, obs. E. Maupin ; S. Slama, « Auxiliaires afghans : une opportune ouverture, en référé-liberté, de la mise à l’abri immédiate », AJDA 2019, p. 528. [↩]
- G. Odinet, « Le rôle du juge administratif dans le contrôle de l’Etat d’urgence », Les Cahiers de la justice, 2017-2, pp. 275-280 ; CE, Ass., 6 juillet 2016, Napol et autres, Thomas et autres, Rec. 320, concl. B. Bourgeois-Machureau ; AJDA 2016, p. 1635, chr. L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet ; RFDA 2016, p. 943, note O. Le Bot. [↩]