Depuis quelques années, divers éléments de la culture populaire passent au tamis de l’analyse juridique : Harry Potter (Voir parmi d’autres le blog “Harry Potter et le Droit”), Games of Thrones, Star Wars (A. FRANK, Essai sur un système juridique d’il y a longtemps, dans un galaxie très lointaine, Blog “Droit Administratif”, 7 nov. 2008) et autres Star Trek (R. CHAIRES, (Ed.) & B. CHILTON (Ed.), Star Trek Visions of Law and Justice, Texas A & M Univ Pr, 2002) deviennent des objets de publications, de manifestations scientifiques, de projets de recherche et de procès simulés. Cependant la série “Famille Pirate”, de popularité moindre et visant clairement la jeunesse, n’a pas fait l’objet d’une recherche aussi approfondie, même si elle a pu être citée comme étant un exemple de satire du “couple d’amour et de la famille patriarcale” (M. LALLET, Penser l’invisible : la sexualité dans les séries animées françaises pour enfants, Hermès, La Revue, 2014/2, n° 69, pp. 42-44).
Diffusée pour la première fois entre 1999 et 2004, cette série franco-germano-canadienne en 40 épisodes de 26 minutes narre les aventures de la famille MacBernik, constituée de “pirates moyens” mais sympathiques, vivant leurs vies sur l’Ile de la Tortue. On y trouve Victor, le père de famille maladroit au grand cœur, Lucile, l’épouse et mère de famille aimante mais ferme, Bigorneau leur fils espiègle de 8 ans, et Scampi, adolescente de 15 ans en rébellion contre ses parents.
Tirant son nom de la véritable île de la Tortue,située dans l’Océan Antlantique, l’ile fictive servant de cadre à leurs aventures apparaît comme une représentation comique et divertissante de la société française de la fin des années 1990, du phénomène des Boys Band(Episode 35 : “La vie d’Artiste”), au service militaire, supprimé par la Loi n° 97-1019 du 28 octobre 1997 en passant par les sectes (Episode 05 : “Le Trésor des MacBernik”).
La série ne manque pas non plus de caricaturer diverses catégories de personnages : la belle-mère en conflit avec son gendre, le savant fou (Episode 10 : “Le cas MacBernik”), les tensions de voisinage sur fond de différences sociales (les MacBernik sont pauvres, leurs voisins les LeRequin sont fortunés…). Dans ce contexte, ce sont près de 13 épisodes sur les 40 qui abordent, de façon principale ou incidente, le sujet des institutions juridiques, ou la figure de leurs agents (magistrats, policiers, avocats), dans un but comique ou narratif.
L’on peut s’en étonner car dans la culture populaire, la figure du pirate est celle induite par le roman de R.L. Stevenson “L’ile au Trésor” : mutilé, franc parleur, assoiffé de richesses et rétif à l’organisation sociale. Or le droit, en tant qu’“ensemble des dispositions interprétatives ou directives qui […], règlent le statut des personnes et des biens, ainsi que les rapports que les personnes publiques ou privées entretiennent” (S. BRAUDO, Dictionnaire de droit privé, entrée « Droit »), est un phénomène essentiel de cette organisation.
La figure du pirate envisagée comme incarnation de la liberté, en butte à toutes les règles étatiques a conduit à une hostilité généralisée : Cicéron les qualifiait d’”ennemis communs à tous” (à toutes les Nations) (D.HELELR-RAZEN, L’ennemi de tous: le pirates contre les Nations, Paris, éd. Seuil, 2010). Cette expression a trouvé une traduction en droit notamment dans la jurisprudence du Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie qui a déclaré que “the torturer has become (…) hostis humani generis, an enemy of all mankind” (TPIY, 10 décembre 1998, Le Procureur c/ ANTO FURUNDZIJA, §147). On peut relever dans cet esprit, que les articles 99 et 100 de la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer imposent aux Etats de coopérer pour réprimer le trafic d’esclaves et la piraterie en haute mer ou en tout autre lieu échappant à la juridiction d’un Etat.
Pourtant il se trouve qu’historiquement les pirates disposaient d’une organisation hiérarchique et sociale, via un système d’élection du capitaine, de répartition des prises voire de séparation des pouvoirs basé sur des “constitutions”, des “codes” ou des “chasse-parties” (Notons ce dernier terme, qui est une corruption du mot “charte-partie”. A.-O. EXQUEMELIN, Histoire des Frères de la côte : flibustiers et boucaniers des Antilles, Paris, Nouveau Monde éditions, 2017, p. 24). Dans sa remarquable analyse de l’organisation sociale et économique de la piraterie, P.T. LEESON parle même d’un “système de droit coutumier” (An-arrgh-chy: The Law and Economics of Pirate Organization, Journal of Political Economy, 2007, vol. 115, n°. 6, p. 1071) en avance sur son époque (on y trouve les prémices d’une sécurité sociale et d’un Code pénal, ceux-ci n’existant en France qu’à partir de 1791).
Cette image anarchiste du pirate se trouve également troublée par la porosité des catégories de pirate et de corsaire, ce dernier étant titulaire d’une lettre de marque émise par son gouvernement en temps de guerre et obéissant à des règles juridiques précises (Principalement nationales, même s’il a pu exister une tentative de créer une juridiction internationale spéciale : H. B. BROWN, The Proposed International Prize Court, American Journal of International Law, vol. 2, n°. 3, 1908, pp. 476–489).
Ainsi que le relève M. HENNESSY-PICARD, “Durant la colonisation (XVIe-XIXe), la qualification du crime de piraterie baigne dans un océan d’interprétations souveraines. Une puissance maritime n’hésitera pas à qualifier l’activité corsaire ennemie de piraterie pour réprimer les comportements préjudiciables à ses intérêts commerciaux.” (La piraterie atlantique au fondement de la construction des souverainetés coloniales européennes, Champ pénal/Penal field, Vol. XIII | 2016, mis en ligne le 29 février 2016). De nombreux corsaires ont d’ailleurs rapidement “oublié” leur lettre de marque
Dans ce contexte de représentation variable selon les époques et les lieux, cet article vise à étudier les représentations des institutions juridiques véhiculées dans « Famille Pirate » (I) et à identifier leur contribution aux ressorts comiques de la série (II)
I. Représentations des institutions juridiques dans “Famille Pirate”
A. Le système judiciaire de l’Ile de la Tortue
La première référence au système judiciaire de l’Ile de la Tortue apparaît dès le deuxième épisode. Lors d’un abordage, le capitaine MacBernik oublie de prononcer la formule requise par la loi (“Pouic Pouic Pouic Houmba”) et se fait en conséquence immobiliser par un agent de la Police Pirate Maritime qui lui remet une convocation au tribunal.
Cette juridiction est incarnée par le Magistrat : Personnage sans nom arborant une perruque à boucles anglaises, il s’endort malgré la plaidoirie larmoyante de Victor MacBernik. Ce dernier est alors déchu du commandement de son navire (l’Os à Moelle) et privé de son permis, sanction actée par un coup de maillet du juge. Pour assurer l’entretien de la famille dont le père serait privé de permis, “la loi pirate” prévoit que le commandement échoit “à l’héritier mâle du condamné”, à savoir son fils Bigorneau. Notons que cette affaire a été la seule à être jugée à l’aide d’un jury “spontanément constitué mais désirant garder l’anonymat”… quand bien même on y reconnaîtrait la silhouette des trois matelots de Victor : le Docteur Spratt, petit et barbu qui rappelle le cousin Machin de la famille Adams, La Sardine, personnage osseux à la voix nasillarde toujours accompagné de mouches, et Machicoulis, gros balourd simple d’esprit. Il faut noter que quelques secondes après son arrivée, le Docteur Spratt s’empresse de répéter “coupable!” avant même toute exposition des chefs d’accusation (A rapprocher de l’affaire CEDH, 23 Avril 1996, Remli c/France, dans laquelle un membre du jury avait déclaré “de toute façon je suis raciste” hors audience, entraînant la condamnation de la France pour la violation de l’article 6 CEDH).
Le Magistrat endosse aussi le rôle d’officier d’Etat civil dans l’épisode 8 “Le crime paie”, lors d’un flashbackà l’occasion duquel Victor se souvient de son mariage. On y apprend que sur l’Ile de la Tortue, la célébration du mariage consiste en une cérémonie publique impliquant un simple échange de consentement complétée de la formule “Pouic-Pouic Houmba Zoumba” et l’échange des alliances (Article 165 du Code civil “Le mariage sera célébré publiquement lors d’une cérémonie républicaine par l’officier de l’état civil de la commune […]”). Ce même épisode offre une seconde occurrence de procédure judiciaire, à l’occasion de la présentation de la figure tutélaire de Max Turtle, également appelé “Super-Pirate”. Fondateur de l’île de la Tortue et “héros national”, sa fête est l’occasion d’organiser des réjouissances populaires au cours desquelles sa statue est placée sous la garde d’un protecteur, désigné pour un an, en l’espèce Irvin LeRequin. Or au matin, la statue, abritant le trésor du grand pirate, se trouve vandalisée et vidée de son contenu.
Devant le caractère ignominieux de la profanation (“l’idée de la profaner est déjà un sacrilège” selon Victor lui-même), l’affaire est confiée à deux agents des Affaires Spéciales Pirates, Sculler et Mouldy (librement inspirés des héros de la série X Files), qui convoquent toute la population à un “interrogatoire général”. Celui-ci est supervisé par Irvin LeRequin, devenu président de cette juridiction extraordinaire qui pratique la torture par chatouillis des pieds à la langue de chèvre (“personne ne peut résister à ça” selon les dires d’un membre du public). Si certains auteurs ont pu rapporter le caractère historique de cette méthode dans la Rome antique ( G.YAMEY, Gavin, Torture: European Instruments of Torture and Capital Punishment from the Middle Ages to Present, British Medical Journal. 323 (7308): 346) et analyser les conséquences physiques et biologiques de chatouillis prolongés ou répétés (V. WIEHE, Sibling Abuse: Hidden Physical, Emotional, and Sexual Trauma, New York: Lexington Books, 1990) on peut toujours s’interroger sur le franchissement, dans le cas d’espèce, du seuil de gravité minimum et le caractère dégradant requis par la jurisprudence relative à l’article 3 de la CEDH, le faisceau d’indices permettant de dégager une violation de l’article 3 CEDH se trouve excellemment résumé aux paragraphes 86 à 89 de l’arrêt CEDH, Gde Ch.,28 septembre 2015, Bouyid c/Belgique.
D’ailleurs l’épisode de “L’attaque du facteur postal” permet de montrer que le système judiciaire pirate n’inspire guère confiance : alors que son père reconverti en facteur se voit accusé d’avoir dérobé l’abondante paie des bûcherons, la jeune Scampi s’ennuie de la longueur du procès et de “toute cette parlotte” car “leur idée est faite”. A supposer le magistrat organiquement indépendant et impartial, celui-ci ne satisferait manifestement pas à l’obligation d’être impartial en apparence ( Conformément à l’adage “« Not only must Justice be done; it must also be seen to be done » consacré par la jurisprudence constante de la Cour de Strasbourg.)
La question de la peine mérite enfin qu’on s’y arrête : au départ condamné à la discrétion d’Irvin LeRequin (semble-t-il) à 6 mois de pendaison par les orteils, Victor se voit finalement aidé par l’agent Mouldy qui rappelle à Irvin que “[…] le Grand livre des Pirates prévoit des peines indulgentes” […]. La voix off d’Irvin nous explique alors que “Selon le Grand livre Pirate, le prévenu MacBernik est condamné à être immergé dans un bain d’huile bouillante après amputation des membres supérieurs. Toutefois compte tenu des circonstances et le fait qu’il a restitué le butin sacré de son plein gré, le prévenu verra sa peine commuée en travaux forcés d’une semaine pour réparer les dégâts causés à la statue […]”.
Les peines semblent pourtant pouvoir être aménagées en fonction de l’identité et du statut de leurs destinataires. L’épisode 21 “Le Coup de Lapin” permet d’illustrer cela en abordant les questions relatives au trafic de substance illicites. En effet sur l’île de la Tortue, la possession et même la mention explicite de lapins sont interdites ce qui entraîne moult péripéties chez nos héros, accusés d’’avoir commis de tels crimes (En référence à la superstition marine qui interdit de prononcer même jusqu’au mot “lapin” à bord d’un navire, l’animal étant réputé porter malheur de par son association au Diable, son abondante fertilité et sa capacité à ronger les cordages). Au final, les auteurs du trafic sont Irvin LeRequin et Mamie la Poudre (la belle-mère de Victor). Ceux-ci sont condamnés à une semaine de prison, dans des conditions rendues confortables par les commérages sur le dos de Victor et par la corruption (“Vous avez le chic pour améliorer l’ordinaire avec vos Turtles [unité monétaire de l’Ile de la Tortue] mon cher Irvin” déclarera Mamie La Poudre). Etonnant quand on sait qu’à plusieurs reprises, la corruption est sanctionnée. A l’opposé , dans l’épisode 28 “Miracle à la Tortue”, lorsque Victor tente de détourner des pensions de la caisse d’allocation pirate en se faisant passer pour un grand invalide, il est condamné à être bastonné en public à l’aide du chèque géant qu’il convoitait (A rapprocher des arrêts CEDH 25 avril 1978, Tyrer c/Royaume Uni et CEDH, 25 mars 1993, Costello-Roberts c/Royaume Uni). La peine semble donc aléatoirement fixée à la discrétion des personnages (et des scénaristes).
Mais le droit pirate connait aussi des peines alternatives. On le voit dans l’épisode “Compression” dans lequel Machicoulis, licencié économique, a “défoncé le coffre de la Banque Pirate à coups de poings et a envoyé le personnel à l’hôpital” selon les policiers, qui décident pourtant de “passer l’éponge comme c’est la première fois”. Non sans avertir la pauvre mère de “surveiller” son fils car “à cet âge-là, quand c’est désœuvré ça fait que des bêtises”. On peut rapprocher cette admonestation du rappel à la loi prévu par l’article 41-1 alinéa 1 du Code de procédure pénale instauré par la Loi n° 99-515 du 23 juin 1999 renforçant l’efficacité de la procédure pénale (Art. 41-1, al. 1, CPP : “S’il lui apparaît qu’une telle mesure est susceptible d’assurer la réparation du dommage causé à la victime, de mettre fin au trouble résultant de l’infraction ou de contribuer au reclassement de l’auteur des faits, le procureur de la République peut, préalablement à sa décision sur l’action publique, directement ou par l’intermédiaire d’un officier de police judiciaire, d’un délégué ou d’un médiateur du procureur de la République : 1° Procéder au rappel auprès de l’auteur des faits des obligations résultant de la loi ;”).
B. Les normes juridiques applicables sur l’Ile de la Tortue
La catégorisation des normes juridiques régissant la société pirate est elle aussi fluide : si on a déjà mentionné “la loi pirate”, entendu au sens du droit international privé et non au sens matériel (acte du législateur), on rencontre aussi dans la série les expressions “Code Pirate” “Grand Livre Pirate” ou “Grand Livre des Pirates », qui sont interchangeables mais plaident pour un rattachement du droit pirate à la famille romano-germanique.
La série ne donne pas de précisions sur l’organisation, le découpage ou la datation de ce ou ces textes mais l’épisode “Le juge MacBernik” nous apprend que la loi est édictée par Max Turtle lui-même, dans des livres découverts au fur et à mesure, et dont le contenu est parfois sibyllin.
L’épisode entretient le flou entre la nature octroyée ou révélée de cette loi, ce qui affecte également l’office du juge : bien que qualifié de “juge” dans le titre de l’épisode, Victor MacBernik y est appelé “maître” ou “grand maître”, se rapprochant plus de la figure du prophète que celle du magistrat.
Le livre trouvé par Victor s’avérant être un ouvrage de diction pour perroquet, le Magistrat déclarera : “nous avons tous été victimes de notre propre crédulité”. Il y aurait donc sur l’Île de la Tortue une opinio juris que les textes de Max Turtle ont une valeur juridique contraignante mais il est impossible de s’en assurer vu que la série ne nous fournissant pas suffisamment d’occurrences pour savoir si cette opinio jurisconstituerait un usage constant. Cependant, ces éléments rapprochent le droit pirate de notre fiction des véritables textes historiques régissant la piraterie, sous la forme de droit coutumier écrit.
C. Un exemple de raisonnement juridique pirate : l’épisode « Salade d’avocats »
L’épisode croquant le mieux l’institution judiciaire est l’épisode “Salade d’avocats” : au cours d’un abordage,Victor et ses matelots, récupèrent un coffre plein d’or et libèrent Maître Jacques-Jean Lapieuvre, qui s’installe sur l’Ile de la Tortue. Coiffé également d’une perruque avec boucles à l’anglaise, il se fait expliquer par Victor que le Code Pirate existe mais que personne ne le lit “parce que c’est plein de mots et qu’il y a pas d’image”. Il précise que le Magistrat passe son temps à dormir dans son hamac et le fait de le réveiller entraîne une gifle de la part dudit magistrat.
De concert avec ce dernier, Me Lapieuvre incite toute sa population à porter plainte contre Victor pour des motifs parfois futiles. Le comble allant jusqu’à une plainte déposée par Bigorneau contre son père pour avoir lu son magazine en premier (“abus de pouvoir paternel et recel de bande dessinée” selon les mots du Magistrat, qui endosse pour l’occasion le rôle d’huissier de justice). Il n’existe donc pas sur l’Île de la Tortue de dispositions semblables à l’article 311-12 du Code pénal, qui traite de l’immunité familiale en cas de vol. Aussi, pour mettre fin à la zizanie procédurière semée par Me Lapieuvre, Lucile décide de porter plainte contre lui et confie à Scampi le soin de jouer les avocates.
Lors du procès, alors que Lucile menace le Magistrat en pointant une arme dans son dos, Scampi se lance dans sa plaidoirie que l’on peut résumer comme suit : Me Lapieuvre, en procédant à des “manœuvres troubles” consistant à soudoyer des pirates pour qu’ils fassent de faux témoignages…Finalement il a agi comme un “véritable pirate”. Or le Code Pirate “qui régit cette île” dispose que “nul ne peut être considéré comme pirate s’il n’a pas un bateau de pirate”. De fait Me Lapieuvre, ne possédant pas de bateau, se rend coupable d’exercice illégal de la piraterie….ce à quoi s’ajoutera la corruption de magistrat lorsque l’avocat avouera s’être “arrangé” avec le juge.
D. Le droit civil pirate
Le fait que le Code Pirate “régi[sse] cette ile” amène à penser qu’il organise également l’attribution de la citoyenneté pirate à la façon du Code civil français: On apprend ainsi dans l’épisode “Le Juge Mac Bernik” que l’article 605 du Grand Livre des Pirates impose à “tout citoyen de l’Ile de la Tortue” de “séjourner trois jours à ne rien faire dans le phare”.
Le droit de la famille n’est pas en reste car dans l’épisode 22 “Une bouteille à la Mer”, Victor décide, contre l’avis de sa femme, d’adopter Hercule LeRequin, fils de ses voisins, qui lui porte chance dans ses abordages et avec qui il a donc développé une forte complicité (intéressée). Hercule pour sa part accepte car il pourra ainsi rester près de Scampi, dont il est amoureux. Au tribunal, la procédure d’adoption, gracieuse, passe par le recueil des consentements de l’adoptant dans une formule semblable à celle traditionnellement utilisée pour les mariages (“Acceptez-vous de prendre Hercule LeRequin comme fils et de le chérir jusqu’à la fin de vos jours”?), là où le consentement de l’adopté ne requiert pas un consentement explicite alors que le Magistrat rappelle bien le dispositif de l’article 2010 du Grand Livre des Pirates qui dispose que “Tout enfant normalement constitué peut décider de changer de famille” et donc faisant peser sur l’enfant une liberté de choix.
L’adoption se fait malgré les protestations du reste de la famille MacBernik et des LeRequin alors qu’en droit français, l’adoption plénière requiert le consentement du conjoint de l’adoptant marié (Art. 343-1 du Code civil) et des pères et mères de l’adopté lorsque une filiation a été établie à leur égard (Art. 348 du Code civil). De plus, le consentement à l’adoption se fait oralement devant le Magistrat, ce qui amène à penser qu’il joue également le rôle de notaire (Art. 348-1 du Code civil). Seul un raisonnement de Lucile permettra à Hercule de changer d’avis : en effet si Hercule devient le fils adoptif de Victor, il devient le frère de Scampi… et ne pourra donc espérer l’épouser (car “un frère n’épouse pas sa sœur même chez les pirates” selon Bigorneau).
On constate ici l’existence de prohibition absolue de l’inceste étudié par FREUD et LEVI-STRAUSS et qui se retrouve dans l’article 162 du Code civil: En effet, le mariage entre le frère et la sœur ne peut être objet d’une dérogation présidentielle pour motifs graves.
E. Éléments de droit administratif, de droit des associations et de droit des sociétés
On peut rapidement passer sur la question de la police sanitaire, abordée dans l’épisode “La Quarantaine” : un cordon sanitaire est installé autour de la maison MacBernik à la suite de la contamination par le “gratulisme du poulet”, une maladie mortelle importée suite à la maladresse de Victor et de son équipage. Constitué de chevaux de frise reliés par du barbelé, il est gardé par les deux policiers en armes, tirant à vue sur les infectés osant mettre le pied dehors pour éviter tout risque de contagion. Il faut noter qu’il n’existe aucun mécanisme de déclaration obligatoire semblable à celui posé par l’article L3113-1 de la Code de la Santé Publique et qu’on ne voit pas le Magistrat alors que celui-ci, déjà officier d’état-civil et juge, devrait incarner “naturellement” l’autorité de police municipale ou ce qui en tient lieu (Comparer avec l’article L2212-2 du Code Général des Collectivités territoriales qui impose à l’autorité de police municipale “[…] 5) Le soin de prévenir, par des précautions convenables, et de faire cesser, par la distribution des secours nécessaires (…) les maladies épidémiques ou contagieuses, les épizooties (…)”).
Le droit des sociétés et des associations est incidemment abordé dans l’épisode “L’Héritage de la Sardine”: le matelot étant héritier d’une somme colossale, il est rapidement objet d’une convoitise de la part de la presse et des habitants de l’île qui assiègent la maison de Victor ou La Sardine s’est réfugié. Par la voix de Victor devenu son porte-parole et son chef de la sécurité, il annonce avoir nommé Spratt et Machicoulis “conseillers personnels”. Lucille, Bigorneau et Scampi sont quant à eux nommés membres du “Comité de surveillance”, permettant à Scampi d’adresser des “avertissements” à qui perd de vue l’intérêt de La Sardine. Ce qui gravite autour de La Sardine semble être un groupement de fait dont la quête de l’objet social est une des intrigues de l’épisode: face aux convoitises des habitants de l’ile, Victor et ses matelots s’improvisent gardes du corps de La Sardine (le terme de “garde rapprochée” est employée).
Se pose alors la question de savoir si ce groupe pourrait être dissous en tant que groupe de combat ou milice privée, conformément à l’article L. 212-1 du Code de la Sécurité Intérieure :
Sont dissous, par décret en conseil des ministres, toutes les associations ou groupements de fait :
[…] 3° Ou qui ont pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national ou d’attenter par la force à la forme républicaine du Gouvernement ; 4° Ou dont l’activité tend à faire échec aux mesures concernant le rétablissement de la légalité républicaine […]).
Cet article prévoit en effet sept motifs permettant au pouvoir exécutif de prononcer la dissolution du groupement de fait. Si il y a lieu d’office d’écarter les motifs 3 à 7 pour des raisons extradiégétiques (l’exaltation de la collaboration, de la sécession d’avec le territoire national ainsi que la propagation d’idéologies violentes peuvent être aisément être vues comme étrangères à un programme jeunesse), on peut également exclure la thèse d’une manifestation armée.
En effet la manifestation a un objet politique. Or ici, le groupement de fait n’a pour but que de protéger La Sardine, qui justement ne revendique rien, ne sachant quoi faire de sa fortune.
F. La question animale sur l’ile de la Tortue
L’épisode 33 “Le Flaireur d’Or” permet de se pencher sur la question animale : Sakamain, le crocodile de compagnie des MacBernik, menacé d’abandon (car étant une “bouche inutile” pour une famille désargentée), trouve par accident un énorme trésor. Devant le tribunal, le Magistrat rappelle que “selon la loi pirate” les découvertes faites par l’animal ne peuvent qu’appartenir qu’à l’unique propriétaire de celui-ci là où le droit français transfère la propriété d’un trésor inventé au propriétaire du fonds où celui-ci est trouvé (Art. 716 du Code civil : « La propriété d’un trésor appartient à celui qui le trouve dans son propre fonds ; si le trésor est trouvé dans le fonds d’autrui, il appartient pour moitié à celui qui l’a découvert, et pour l’autre moitié au propriétaire du fonds« ). D’où la dispute entre Victor et Bigorneau, qui essaient d’attirer l’animal à eux… à la façon des “tests d’attirance” pouvant exister aux Etats Unis. Au final l’animal est attiré vers le jeune garçon. Aucune information ne nous est donnée sur l’origine ou l’arrivée de Sakamain dans la famille MacBernik mais, au vu de leur complicité, on peut penser que l’animal et Bigorneau ont été exposés très jeunes l’un à l’autre voire ont grandi ensemble. Donc l’animal a été acquis ou recueilli par les parents MacBernik, qui se trouvent être responsables civilement des actions de Bigorneau et de Sakamain (Art. 1422, al 4, du Code civil : “Le père et la mère, en tant qu’ils exercent l’autorité parentale, sont solidairement responsables du dommage causé par leurs enfants mineurs habitant avec eux » et Art. 1423 du Code civil : “Le propriétaire d’un animal, ou celui qui s’en sert, pendant qu’il est à son usage, est responsable du dommage que l’animal a causé, soit que l’animal fût sous sa garde, soit qu’il fût égaré ou échappé.”). Donc en droit, il y a lieu de penser que les propriétaires sont les parents MacBernik même si cela conduit à briser une péripétie.
Bien que se voulant crédible, la série n’en demeure pas moins humoristique. Comment fonctionne cet humour et comment les institutions juridiques trouvent-elles leur place dans le processus comique?
II. Inclusion des institutions juridiques et politiques dans le processus comique et narratif de “Famille Pirate”
La question comique a été étudiée au début du vingtième siècle par H. BERGSON dans son ouvrage “Le Rire”: il y analyse le comique comme “tout arrangement d’actes et d’événements qui nous donne, insérées l’une dans l’autre, l’illusion de la vie […]” (H. BERGSON, Le rire. Essai sur la signification du comique, Paris, Éditions Alcan, 1924) . Selon lui, “. Il n’y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain” (Ibid. p. 10) et le rire doit être replacé “ dans son milieu naturel, qui est la société” (Ibid. p. 13). Dans notre série, les institutions juridiques que nous avons décrites participent à la peinture de cette société et contribuent à lui donner corps par petites touches, à la façon d’un tableau pointilliste.
Si “Famille Pirate” intègre des éléments humoristiques propres à la société française des années 90 (cf. les agents spéciaux Sculler et Mouldy) sa représentation des institutions juridiques s’inscrit dans la tradition d’un humour juridique fermement établi. En effet le lieu commun du juge qui s’endort face à une plaidoirie vive et passionnée se retrouve dans les caricatures de Daumier et la manie des procès répétitifs et aux enjeux croissants de Me Lapieuvre font écho au Chicaneau des Plaideurs de Racine. BERGSON utilise d’ailleurs cette dernière pièce pour illustrer la technique de la “boule de neige” : « Qu’on relise le récit de Chicaneau dans les Plaideurs : ce sont des procès qui s’engrènent dans des procès, et le mécanisme fonctionne de plus en plus vite (Racine nous donne ce sentiment d’une accélération croissante en pressant de plus en plus les termes de procédure les uns contre les autres) jusqu’à ce que la poursuite engagée pour une botte de foin coûte au plaideur le plus clair de sa fortune » (bid., p. 40).
Si l’humour ne repose pas sur des “bons mots” d’audiences, le langage n’en est pas moins présent eu égards aux diverses homophonies existantes entre un mot et son sens ou emploi juridique: Ainsi l’épisode “Salade d’avocats” permet-il d’opposer le juriste au fruit (destiné à être réduit en guacamole), le Maître réduit en centimètres à coup de sabre l’avocat au Barreau qui se retrouve derrière les barreaux. L’usage des formules solennelles par le Magistrat et son usage du maillet à l’américaine, permet de d’incarner la fonction performative du langage (David PASTEGER, Actes de langage et jurisprudence. Illustrations de la réception de la théorie austinienne de la performativité du langage dans la pratique juridique, Dissensus, Dossier : Droit et philosophie du langage ordinaire, n° 3, février 2010) à des fins narratives : la norme édictée par la parole du Magistrat est utilisée pour créer un obstacle initial (Priver Victor de son permis), un rebondissement (l’appartenance de Sakamain à Bigorneau) voire de permettre une résolution (la condamnation d’un personnage).
Mais ces formules permettent également de créer le décalage nécessaire selon la théorie “intellectualiste” du comique (Jean-Charles CHABANNE, Bref survol des théories du comique. Le comique, Gallimard, 2002, Bibliothèque Gallimard, ”Registres”, chap. 3). Ainsi la solennité avec laquelle le Magistrat annonce à Victor qu’il est objet d’une plainte par son propre fils détonne avec le caractère puéril de cette plainte (“recel de bande dessinée”). Et on peut soutenir que le fait de voir des pirates, avide d’argents et brutaux, être entravés par la solennité du droit constitue même un élément de ce décalage.
Cette solennité du droit est accentuée par la présentation visuelle et sonore des scènes de tribunal : on voit sur le fronton l’image d’une balance avec deux têtes de mort à la place des plateaux et ces scènes sont accompagnées de musiques extradiégétiques graves à base de cuivres et de vents, qui tranchent avec la musique, tropicale et exotique, du reste de la série. Cela permet aux plus jeunes téléspectateurs qui n’auraient pas compris l’intégralité des formules juridiques et notamment les qualifications (recel, corruption…) de saisir qu’une péripétie a lieu tout en remplaçant l’institution judiciaire dans son decorum: à plusieurs reprises un perroquet (faisant fonction d’huissier audiencier et de greffier chargé de l’appel du rôle) a pour tâche d’annoncer la Cour, mais cela n’est pas systématique.
Que conclure de cette analyse qui ne prétend pas à l’exhaustivité? Le but principal des auteurs de la série est de transposer à destination de la jeunesse, la société française de la fin des années 1990 dans un univers imaginaire calqué sur la piraterie caribéenne du XVIIème siècle où le langage et la violence deviennent burlesques. De la solennité des formules juridiques à l’accent marseillais prononcé des policiers les institutions judiciaires représentées dans “Famille Pirate” concurrent à la construction d’une société pirate comique mais dont les éléments doivent demeurer identifiables et familiers pour les jeunes téléspectateurs (l’école, la police, le médecin, le supermarché….). Les auteurs de la série ont su tirer des éléments saillants de la représentation collective de la justice pour les intégrer efficacement dans leur peinture de la société pirate, sans pour autant s’enfermer et contraindre leurs scénarios à suivre un précédent. Ainsi chaque épisode peut, peu ou prou, être regardé individuellement.
On ne se plonge pas dans de byzantines distinctions, les institutions et les énoncés juridiques sont clairs voire lapidaires, non seulement pour ne pas dérouter le jeune public mais également pour ne pas empiéter sur la durée de l’épisode. On est loin de la parodie du monde juridique plus adulte qu’ont pu faire le trio comique des Inconnus (Dans leur sketch des “langages hermétiques” ou lors du passage devant le notaire dans leur film “Les Trois Frères”) à propos de la technicité d’une langue juridique riche en latinismes.Ce caractère direct et performatif permet aussi de faire vivre le problème initial, la péripétie ou la résolution de l’épisode et cette langue épurée permet aussi aux personnages non juristes (Irvin, Spratt, Lucille…) de s’approprier le droit et de ne pas en faire le monopole de spécialistes (ici, les policiers et le Magistrat).
Cette tendance à la vulgarisation et à la diffusion de l’information juridique s’est développée dans les années suivantes via Internet : si le professeur MOLFESSIS a pu légitimement s’alarmer du risque de dérives de cette diffusion, entraînant un risque d’illusion de la connaissance semblable à celui qui préside à l’automédication (désir d’indépendance vis à vis du “spécialiste ») (N. MOLFESSIS, Autojuridication- Comment et pourquoi les justiciables se passent de plus en plus des professionnels du droit,JCP G., 2012, ét. 48) on constate que cette tendance a fini par atteindre la Cour de Cassation. En effet, dans son discours prononcé lors de l’audience solennelle de rentrée de 2018, le Premier Président LOUVEL affirmait que “le phénomène d’internationalisation appelle la culture judiciaire et juridique française à entrer en synthèse avec la culture anglo-saxonne qui a toujours réservé une plus grande place au juge dans la définition de l’état de droit, attendant de lui, en contrepartie de ce pouvoir, une motivation développée de ses décisions (…)”. Cela conduit à partir d’octobre 2019 à une modification des techniques de rédaction des arrêts de Cour de cassation passant du style traditionnel au style direct (Voir le dossier de presse émis par la Cour de Cassation sur la réforme de ses techniques de rédaction).
La série “Famille Pirate” a donc pu montrer la manière dont les institutions juridiques peuvent être traitées dans une série jeunesse de format court en rendant crédible la société décrite, en faisant vivre l’intrigue, et en les tournant en dérision. De quoi inspirer peut être de futurs scénaristes…
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