Considéré, en théorie, comme le mécanisme de démocratie directe par excellence, le référendum d’initiative populaire suisse fait souvent l’admiration des grandes démocraties contemporaines. Mais, en pratique, il suscite parfois l’inquiétude de ses observateurs. Ainsi, le rapport du Comité des droits de l’Homme des Nations Unies rendu le 24 juillet dernier pointe du doigt les projets d’initiative populaire qui pourraient se révéler manifestement incompatibles avec les dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Tous les quatre ans, le Comité des droits de l’Homme des Nations Unies (CDH) composé d’experts indépendants rend un rapport sur la mise en œuvre par les États parties des dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. A ce titre, il fait part de préoccupations et formule certaines recommandations sous forme d’« observations finales » à l’attention des pays concernés. Parmi ceux-ci, la Suisse fait plus particulièrement l’objet de critiques. Celle qui suscite avant tout l’intérêt du constitutionnaliste – d’autant qu’elle est la première de la liste – a trait à l’utilisation de l’initiative populaire fédérale suisse organisée par la constitution (articles 192 et suivants).
En effet, celle-ci peut être révisée totalement ou partiellement à la demande, notamment, du peuple selon une procédure particulière cernée par des limites formelles et matérielles. Ainsi, une révision partielle – puisque c’est elle que vise le CDH – nécessite l’approbation d’au moins 100 000 citoyen(ne)s dans un délai de 18 mois à compter de la publication officielle de l’initiative (article 139). La procédure appelle aussi l’intervention d’un autre organe de la fédération chargé d’opérer un contrôle de fond : l’Assemblée fédérale. Celle-ci peut, le cas échéant, déclarer l’initiative totalement ou partiellement nulle si elle « ne respecte pas le principe de l’unité de la forme, celui de l’unité de la matière ou les règles impératives du droit international ».
Pourtant, si la procédure paraît suffisamment ciselée pour pallier les dérives auxquelles les démocraties peuvent être sujettes, cela n’en inquiète pas moins le CDH qui se dit « vivement préoccupé » par l’une des dernières initiatives en date intitulée « Le droit suisse au lieu des juges étrangers (initiative pour l’autodétermination) » [Schweizer Recht statt fremde Richter (Selbstbestimmungsinitiative)] (1) portée par le parti d’extrême droite « Union Démocratique du Centre » plus connu sous l’acronyme « UDC ». Ce dernier souhaite souligner que le peuple demeure toujours le législateur suprême. Aussi, l’initiative vise à renforcer la démocratie directe en inversant la hiérarchie des normes et à donner pour ce faire priorité en toute circonstance à la constitution fédérale suisse.
En cas de conflit, l’avantage serait donc systématiquement donné à la constitution fédérale par le biais de l’adaptation ou de la dénonciation des traités internationaux, faussant ainsi l’impartialité des jugements à venir.
De plus, les juridictions ne devraient appliquer prioritairement que les lois et les traités approuvés par référendum ce qui, par exemple, relègue au second plan le Pacte international relatif aux droits civils et politiques tout comme la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (CEDH) qui n’ont été intégrés dans l’ordre juridique suisse que par suite d’une loi votée par l’Assemblée fédérale.
Par ailleurs, les « règles impératives du droit international » – notamment les interdictions de l’esclavage, de la torture ou des génocides –, et dont la seule mention dans le projet semble suffire à nuancer les intentions de ses initiateurs, finissent elles-mêmes par être l’objet d’une « réserve » faisant craindre là aussi les décisions arbitraires des juges.
Ce que cherchent en réalité les auteurs du projet, c’est la concrétisation de leur programme politique qui, concernant l’UDC, est principalement axé autour des thématiques liées à l’immigration. En effet, voilà maintenant plusieurs fois que les autorités suisses sollicitent vainement auprès des instances européennes la renégociation du traité relatif à la liberté de circulation des personnes signé en juin 1999 entre la Suisse et l’Union européenne. Si le projet devait aboutir, la révision constitutionnelle permettrait de dénoncer cet accord et de contourner l’obstacle du refus (2).
Mais de ce fait, c’est sur la communauté internationale que pèse la plus grande menace puisque reviendrait désormais à la Suisse le pouvoir d’invoquer des difficultés juridiques d’ordre interne pour se soustraire à l’exécution des traités et accords auxquels elle est partie ; ce qui est contraire à la jurisprudence internationale comme à la jurisprudence suisse. C’est pourquoi le CDH recommande de « renforcer, de manière prioritaire, [l]es mécanismes garantissant une forme de contrôle de compatibilité des initiatives populaires avec les obligations découlant du Pacte, avant leur soumission à votation » et d’« entreprendre une revue systématique de ses dispositions internes incompatibles avec le Pacte en vue de leurs révisions ».
Ces mécanismes sont actuellement à l’œuvre. Si l’initiative a obtenu le nombre de signatures constitutionnellement requis (3), le Conseil fédéral [Bundesrat] – l’organe exécutif – a réitéré à l’Assemblée fédérale sa proposition visant à rejeter le projet en considération des dangers que son adoption constituerait pour le pays et les droits de l’Homme (4).
La Suisse s’exposerait en effet à des mesures de rétorsion et à des conséquences économiques désastreuses, ses accès aux marchés étrangers dépendant principalement d’engagements conclus avec ses voisins. Mais le Bundesrat insiste surtout sur le manque de clarté du texte et sur certaines incohérences, ainsi que sur la méconnaissance de principes communément admis en droit public.
En effet, que signifie résilier un traité « au besoin » ? quid de la réserve aux règles impératives du droit international ? pourquoi donner uniquement compétence à la fédération et aux cantons pour dénoncer et renégocier les traités alors que l’objectif initial visait à renforcer l’intervention directe du peuple ?
S’ajoutent les considérations en lien avec le concept de souveraineté lequel consiste pour un État à s’autodéterminer et à s’autolimiter. Adhérer à un traité et par conséquent se soumettre aux stipulations qu’il renferme, n’est-ce pas l’acte de souveraineté par excellence ?
Pour lors, l’Assemblée fédérale doit se prononcer sur la validité de l’initiative comme c’est le cas chaque fois qu’elle ne respecte pas « […] les règles impératives du droit international » dont l’acception est, au passage, plus large en droit constitutionnel suisse que celle du jus cogens en droit international public (5). Mais cela ne préjuge pourtant pas de l’issue du processus référendaire car si les membres du parlement ne partagent pas si facilement les prérogatives que la constitution leur octroie, il n’est guère plus aisé de retoquer une proposition souhaitée par l’organe même d’où émane la souveraineté à savoir le peuple (6).
Tout bien considéré, les observations du CDH s’inscrivent avant tout dans sa mission de surveillance quant au respect du Pacte par les parties l’ayant souscrit. Toutefois, elles engagent à considérer la problématique constitutionnelle ici posée avec un peu plus de hauteur : comment organiser le pouvoir effectif du peuple en démocratie ? Cela ne peut véritablement pas se passer d’un équilibre institutionnel fait de poids et de contrepoids. En l’occurrence, le présent projet entame sérieusement l’indépendance des juges au profit de la volonté du peuple qui, renforcée dans sa légitimité, ne souffrirait plus aucun frein.
Notes :
(1) Version française de l’initiative
(2) On rappellera que ce n’est pas la première tentative du genre comme le démontre, entre autres, l’initiative populaire du 28 décembre 2012 « Pour le renvoi effectif des étrangers criminels (initiative de mise en œuvre) » également portée par l’UDC.
(3) L’initiative a récolté 116 428 signatures valides en août 2016. En novembre, le Bundesrat se prononçait déjà pour un rejet pur et simple de l’initiative.
(4) Message du 5 juillet 2017.
(5) CHARITE (M) Les règles impératives du droit international, limite matérielle à la révision de la Constitution fédérale de la Confédération suisse, Revue française de droit constitutionnel, 2016/2, N° 106, p. 309-322.
(6) Ainsi, l’Assemblée fédérale n’a annulé que partiellement l’initiative populaire du 28 décembre 2012 « Pour le renvoi effectif des étrangers criminels (initiative de mise en œuvre) » avant de la mettre aux voix.