« C’est le citoyen qui fait la république. »
Georges Bernanos, La France contre les robots, 1947
Trois années jour pour jour ont passé depuis la proclamation de la Déclaration des droits de 1789 qui s’adresse, certes, d’abord à l’Homme mais aussi, et c’est suffisamment essentiel pour ne pas le négliger, au Citoyen.
Désormais, les Français ne sont plus de simples sujets réduits à une obéissance servile due à un maître mais des hommes et des femmes définis par la somme des droits et libertés accordés par l’État et dont la jouissance dépend avant tout de leur nouveau statut : celui de citoyen.
Seulement, il n’est pas facile de définir la citoyenneté sans manquer les désaccords sur certains traits qui lui sont pourtant si caractéristiques ; la Révolution française l’a prouvé à maintes reprises lorsqu’il s’est agi de désigner ceux des citoyens qui auraient plus de droits que les autres dans la participation aux affaires publiques.
Ainsi, voter mais également se présenter aux élections, accomplir son service militaire, payer ses impôts, être bénéficiaire des secours publics, etc. Cette foultitude de droits et de devoirs fut donc soumise à conditions. Et la première d’entre toutes est évidemment l’accès même à la citoyenneté.
Sur ce point, et considérant la décennie 1789-1799, les révolutionnaires évolueront mais toujours dans le sens de la générosité et de la bienveillance envers les étrangers. C’est en tout cas ce que démontrent de prime abord les différentes constitutions sur lesquelles repose le paysage institutionnel français jusqu’à l’avènement du Consulat.
Toutefois, le libellé du décret du 26 août 1792 adopté dans l’euphorie qui fait suite aux récents évènements appelés à changer « les destinées de la France » est, à ce titre, une application bien particulière d’une problématique qui quant à elle est plus globale : comment agir légalement* en l’absence d’un ordre juridiquement établi ?
En effet, la royauté sur le point d’être abolie, les nouvelles du front annonçant déjà de futures victoires et par-dessus tout, la réunion d’une assemblée renouvelée chargée de donner à la France une autre constitution que celle définitivement adoptée le 3 septembre 1791 par l’Assemblée nationale constituante, dans de telles circonstances, accorder la citoyenneté aux étrangers qui avaient contribué activement sinon positivement au triomphe des idées de 1789 n’avait de facto rien de dirimant.
Raison pour laquelle des personnalités comme le journaliste anglo-américain Thomas Payne, le philosophe britannique Jérémie Bentham ou encore le poète allemand Friedrich Gottlieb Klopstock devinrent citoyens français à part entière. Certains d’entre eux d’ailleurs y renonceront par la suite – ainsi Klopstock à cause des atrocités commises au nom de la liberté – quand d’autres apprendront l’élan de générosité française bien des années plus tard – Friedrich von Schiller ne se sut Français qu’en 1798.
Toutefois, en droit, se pose la question de la conformité du décret avec le reste du système juridique où il sied de puiser sa source. Viennent à propos les dispositions de la Constitution de 1791 et notamment ses articles 2 à 5 qui traitent de « l’état des citoyens ». L’article 3 énonce :
« Ceux qui, nés hors du Royaume de parents étrangers, résident en France, deviennent citoyens français, après cinq ans de domicile continu dans le Royaume, s’ils y ont, en outre, acquis des immeubles ou épousé une Française, ou formé un établissement d’agriculture ou de commerce, et s’ils ont prêté le serment civique. »
Dès les premières lignes du décret, on apprend toutefois qu’il est fait exception au droit commun relatif à l’obtention de la citoyenneté par un étranger :
« Considérant que si cinq ans de domicile en France suffisent pour obtenir à un étranger le titre de citoyen français, ce titre est bien plus justement dû à ceux qui, quel que soit le sol qu’ils habitent, ont consacré leurs bras et leurs veilles à défendre la cause des peuples contre le despotisme des rois, à bannir les préjugés de la terre, et à reculer les bornes des connaissances humaines ; »
Le décret n’en demeurait pas moins légal en s’appuyant sur l’article 4 de la constitution qui quant à lui précise :
« Le Pouvoir législatif pourra, pour des considérations importantes, donner à un étranger un acte de naturalisation, sans autres conditions que de fixer son domicile en France et d’y prêter le serment civique. »
L’acte émanait bien de la Législative – et par conséquent du « Pouvoir législatif » – tandis que les « considérations importantes » qui motivaient les députés d’alors sont pleinement constatées ; on s’apprête en effet à élire ceux qui peupleront bientôt la Convention nationale :
« Considérant enfin, qu’au moment où une Convention nationale va fixer les destinées de la France, et préparer peut-être celles du genre humain, il appartient à un peuple généreux et libre d’appeler toutes les lumières et de déférer le droit de concourir à ce grand acte de raison, à des hommes qui, par leurs sentiments, leurs écrits et leur courage, s’en sont montrés si éminemment dignes ; »
En revanche, nulle condition propre à la fixation du domicile en France ou à la prestation du serment civique ne figure dans le décret du 26 août 1792 pas plus d’ailleurs qu’il n’est fait renvoi à l’article 4 susmentionné.
Est-ce à dire qu’on avait déjà fait l’impasse sur la constitution de 1791 ? Et pouvait-on se passer si aisément de ces formalités constitutionnelles ? La réaction inquiète du député Claude Basire semble corroborer la légitimité du doute en l’espèce :
« J’observe à l’Assemblée qu’on peut abuser de ce mode d’adoption. Ainsi, si l’abbé Raynal, était né Anglais et qu’il se présentât à une assemblée primaire avec son livre et l’éclat de sa réputation, sans doute il serait élu par acclamation ; et cependant les citoyens seraient trompés sur ses sentiments actuels. Necker pourrait surprendre la même confiance. Je demande que le comité d’instruction publique présente un mode d’admission au titre et aux droits de citoyen français, tel qu’il soit impossible de l’accorder à ceux qui ne le mériteraient pas. »
En réalité, et pour comble du paradoxe, la Révolution française n’était pas à une révolution près. L’abolition de la monarchie renversait de fait l’ordre établi par la Constitution de 1791 tant et si bien que les historiens parlent du 10 août 1792 comme d’une « révolution dans la Révolution ».
Pourtant, jusqu’à quel point fallait-il considérer que l’ordre constitutionnel fût renversé pour jauger de la légalité du décret du 26 août 1792 ?
Autant que la nature, le droit a horreur du vide. Aussi, le système de gouvernement monarchique rejeté, celles des dispositions de l’ordre ancien qui n’entraient pas en conflit direct avec le nouveau régime que les révolutionnaires appelaient de leurs vœux – c’est-à-dire le système de gouvernement républicain – devaient être maintenues.
Les auteurs du décret partageaient-ils ce principe ? Un début de réponse peut toutefois être trouvée dans « l’exposé des motifs qui ont déterminé l’Assemblée à prendre les mesures vigoureuses qu’elle a prises le 10 et jours suivants » (Procès-verbal, tom. XII, p. 174.) du 13 août 1792 :
« Au milieu de ces désastres, l’Assemblée nationale, affligée, mais calme, fit le serment de maintenir l’égalité et la liberté, ou de mourir à son poste : elle fit le serment de sauver la France, et elle en chercha les moyens. Elle n’en a vu qu’un seul : c’était de recourir à la volonté suprême du Peuple, et de l’inviter à exercer immédiatement ce droit inaliénable de souveraineté que la Constitution a reconnu, qu’elle n’avait pu soumettre à aucune restriction. »
L’Assemblée se chargea par conséquent d’entériner le vœu du peuple qui sollicitait, par le biais de pétitions, la réunion d’une Convention nationale. Elle organisa les élections de ceux qui en seraient les futurs membres et pour ce faire, se fixa un délai de 40 jours pendant lesquels les pouvoirs publics – moins le Roi qui fut donc suspendu – poursuivraient les missions qui leur ont été dévolues par la constitution. En l’occurrence, s’agissant du corps législatif :
« Lorsque le pouvoir de sanctionner les lois est suspendu la Constitution, a prononcé que les décrets du Corps législatif en auraient par eux-mêmes le caractère et l’autorité »
Voilà pourquoi l’activité législative n’a pas cessé entre la suspension de Louis XVI et la première séance de la Convention nationale. Une preuve également que les institutions furent bel et bien maintenues et que la constitution de 1791 conservait peu ou prou son empire.
Mais peut-être que les révolutionnaires avaient un autre texte que celui de la constitution en tête. Ainsi, la loi du 30 avril – 2 mai 1790 concernant les naturalisations et adoptée bien avant l’entrée en vigueur de la constitution de 1791 portait en effet que :
« Tous ceux qui, nés hors du royaume, de parents étrangers, sont établis en France, seront réputés Français, et admis, en prêtant le serment civique, à l’exercice des droits de citoyen actif, s’ils ont, en outre, ou acquis des immeubles, ou épousé une Française, ou formé un établissement de commerce, ou reçu dans quelque ville des lettres de bourgeoisie. »
Hypothèse plus que plausible en somme surtout si l’on admet que la révérence faite à la loi était, en temps normal déjà, plus importante que ne l’était celle faite à l’endroit de la constitution. Ce qu’on appellera a posteriori le légicentrisme.
Toutefois, ladite loi était reprise en substance par la constitution et sans même avoir besoin de recourir au principe de la hiérarchie des normes la plus élémentaire – celle qui veut que la constitution soit supérieure à la loi – il convenait malgré tout de donner priorité au texte constitutionnel au nom de l’adage bien connu des juristes lex posterior derogat priori (la loi postérieure déroge à la précédente).
Notons surtout qu’à suivre l’exception voulue par les auteurs du décret du 26 août 1792 la constitution restait encore la meilleure norme de référence en ce qu’elle permît justement au « Pouvoir législatif » de déroger à la condition de domiciliation (cf. art. 4).
La loi en tout cas n’en offrait pas l’opportunité ; ce que confirmera la Cour de cassation bien des années après (Arrêt du 26 janvier 1835, Sirey Devilleneuve 1835, I, 109 : les juges ont décidé qu’un étranger qui ne remplissait pas les conditions de ladite loi du 30 avril – 2 mai 1790 ne pouvait acquérir la qualité de Français par le fait de sa résidence en France, qu’elle qu’en eût été la durée ce qui laisse supposer qu’il fallait non seulement élire domicile en France mais également remplir, sans exception, toutes les autres conditions).
Aussi, en se bornant aux dispositions de la Constitution de 1791, l’article 3 fait mention d’une domiciliation de cinq ans « dans le Royaume » ce qui pouvait servir d’argument pour disqualifier a minima la condition de domiciliation puisque de Royaume il n’y en eut plus. Fallait-il encore s’accorder sur le sens et la valeur attribués au mot « Royaume » pour véritablement invalider toute condition de domiciliation.
Quant au serment civique il n’avait plus lieu d’exister puisqu’il avait pour conséquence, en plus de la Nation et de la loi, de jurer fidélité au roi « pour maintenir de tout [s]on pouvoir la Constitution du Royaume ». Le monarque déposé et la royauté honnie, autant dire que prêter le serment prévu par la constitution n’avait guère plus de sens.
Voilà l’exemple typique du conflit entre l’ordre ancien et le nouveau qui, n’ayant aucune existence juridique mais qui se passerait quoi qu’il advienne de roi à l’avenir, était d’ores et déjà incompatible avec ce qui le rattachait au droit antérieur. Ainsi voit-on toute la difficulté qu’a le droit pour suivre au plus près les faits en période de révolution.
Mais faut-il seulement considérer que des actes comme ceux du décret du 26 août 1792 appartiennent véritablement au monde du droit ? Peu d’éléments extérieurs (notamment de procédure) plaident en ce sens hormis les discours tenus par les uns et les autres au perchoir de l’assemblée et dont la seule lecture suffit parfois pour juger de l’extravagance de certaines constructions juridiques. En affirmer la juridicité tout en faisant appel à des considérations tenant à l’intériorisation du droit est une autre alternative qui s’avèrera ou séduisante ou pas assez convaincante selon l’approche que l’on a du droit en général.
A la vérité, il est très difficile de répondre à cette question avec l’œil du juriste contemporain sans risquer l’anachronisme. Ce qui vient d’être démontré à l’instant n’aurait sans doute pas rencontré beaucoup d’échos dans l’enceinte de la Législative au moment de l’adoption du décret dès lors que nos schémas de pensée respectifs sont totalement inversés. Ainsi, à la question quid juris ? (qu’en est-il du droit ?) le publiciste kelsénien d’aujourd’hui aura pour premier réflexe de s’informer en puisant dans les dispositions de la Constitution. Le révolutionnaire rousseauiste d’hier préférait quant à lui faire confiance à la Loi. Il n’y a donc que très peu de place pour les atomes crochus.
« Quelque jugement que nos contemporains ou la postérité puissent porter de nous, nous n’aurons pas à craindre celui de notre conscience ; à quelque danger que nous soyons exposés, il nous restera le bonheur d’avoir épargné les flots de sang français qu’une conduite plus faible aurait fait couler ; nous échapperons du moins aux remords, et nous n’aurons pas à nous reprocher d’avoir vu un moyen de sauver la Patrie, et de n’avoir osé l’embrasser. »
Conclusion à l’exposé du 13 août 1792
En attendant, il fallait pouvoir composer et surtout savoir tirer profit des circonstances telles qu’elles se présentaient au prix il est vrai de quelques arrangements avec la légalité la plus stricte. Et là, force est d’admettre que devant l’obstacle les révolutionnaires n’ont pas reculé.
* On s’en tiendra aux termes génériques de « légalement », « légal » ou encore « légalité » bien qu’il s’agirait parfois d’en employer d’autres tels que « constitutionnellement » ou « constitutionnalité ».
Sources :